American Psycho

Il n’y a pas d’issue

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readSep 6, 2018

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Éditions 10/18, 544 pages
Traduction par
Alain Defossé

En 1991, séisme dans le milieu littéraire américain.
Un certain Bret Easton Ellis sort American Psycho. Taxé de misogynie et d’ultra-violence gratuite, le roman est même refusé à la publication par son premier éditeur.
Ce qui n’empêche pas American Psycho de connaître un succès public et critique considérable par la suite. Adapté au cinéma en 2000, le roman devient l’un des piliers de la littérature américaine de la fin du XXème siècle.
Il faut dire qu’American Psycho a de quoi impressionner à plus d’un titre.
Patrick Bateman est un golden boy américain qui travaille chez P & P, une boîte renommée de Wall Street. Richissime, cultivé, élégant, beau comme un Dieu, Bateman incarne la réussite à l’américaine, authentique parangon du système capitaliste. Ce séducteur indécrottable, amateur du Patty Winters Show, des salles de gyms haut de gamme et des restaurants à la mode, a pourtant un secret inavouable.
Entre deux rendez-vous d’affaires et quelques lignes de coke, Patrick Bateman tue, éviscère, viole, dépèce, égorge, étripe et torture.
Patrick Bateman, l’homme d’affaire est aussi un serial killer.

Au centre, d’American Psycho, il y a donc Patrick Bateman.
Bret Easton Ellis se lance dans une description méticuleuse qui confine souvent à la nausée de l’univers de Patrick. Dans celui-ci tout est matériel, tout est objet de désir. Les costumes, les chaussures, les cosmétiques…les femmes. Aux yeux de Patrick Bateman, tout se possède, s’achète. Riche comme pas possible, l’homme d’affaire peut tout se permettre, il peut tout acheter. Cela pourrait paraître anodin si Patrick ne vivait pas dans une société à son image. Son entourage n’est qu’une infinie copie. Personne ne peut plus se reconnaître, on confond tout le monde. Dans cette société moderne, il faut s’aligner sur un modèle, il faut se conformer au standard de richesse établi. Du coup, Patrick est régulièrement confondu avec un autre collègue sans que cela ne semble l’émouvoir plus que cela puisque lui même a du mal à discerner parfois qui est qui.

Véritable charge brûlante contre le capitalisme et une certaine idée de la société moderne, American Psycho développe des tics d’écriture raffinés qui mettent en relation la folie supposée de Bateman et son attrait pour les richesses matérielles. En authentique TOCqué, il énumère systématiquement ce que porte les personnes qu’il rencontre comme autant de signes de reconnaissance physique. Dans ce club fermé de gens de la haute société, Bateman nous introduit dans un univers froid, cynique, totalement déshumanisé et, pour tout dire, terrifiant. L’homme n’est plus ici que la somme des richesses qu’il affiche. On sent d’ailleurs à ce propos tout du long l’influence qu’a eu Ellis sur un autre écrivain américain essentiel : Chuck Palahniuk. Entre les leitmotivs d’American Psycho, ses listes et ses obsessions, l’auteur prend le risque de noyer son lecteur. Mais cela n’est pas vain, cela a un but. Vous êtes dans la tête de Patrick Bateman, à vous d’en assumer les conséquences.

En lui-même, et en bon produit de son époque et de sa culture, Bateman est un affreux misogyne qui considère la femme comme de la viande (et cela de façon très littérale), un raciste patenté qui exècre les noirs et un homophobe qui n’assume pas sa propre homosexualité. Patrick Bateman est un bouillonnement de violence rentrée, une tempête d’horreurs qui se terre derrière le masque du golden boy propre sur lui. C’est là où Bret Easton Ellis choisit de nous exposer le vilain secret de Patrick : son goût pour le sang. Pendant longtemps — et le lecteur peut choisir l’interprétation qu’il veut — Bateman est présenté comme un serial killer. Il tue, viole, mutile. Les scènes d’horreur décrites par l’écrivain américain s’avèrent totalement insupportables tant le soin du détail apporté renvoie aux obsessions maladives de Bateman dont on a été témoin depuis le début. Lentement, mais surement, Bret Easton Ellis nous fait glisser dans l’horreur. Cela commence par des phrases qui interpellent au milieu de la logorrhée de Patrick — “J’ai violé une femme avec une bombe à laque” au détour d’une énième énumération — pour finir par des scènes amples et interminables de torture et de pornographie. Sexe et mort, sang et jouissance. Bateman croise les deux tabous de la société américaine moderne et les unit dans une parodie sinistre qui donne l’envie de vomir au lecteur.

Cette ultra-violence rend le lecteur complice, voyeur, comme peut l’être Bateman à ses heures perdues. On regarde derrière l’épaule du golden boy des horreurs innommables (et le mot n’est en rien galvaudé ici). Bret Easton Ellis joue cependant constamment sur l’ambiguïté, sur la frontière entre folie et réalité. Patrick hallucine-t-il ses fantasmes de tortures et de mise à mort ? Ou, plus glaçant encore, les accomplit-il dans un monde qui s’en contrefiche, dans un univers tellement imbu de lui-même qu’il ne voit pas ce qu’il se passe autour ? Il n’y a pas d’issue au monde de Bateman, une fois le doigt dans l’engrenage, nous voici piégés. Pour autant, l’auteur américain ne manque pas d’un humour noir et corrosif, jouant sur le décalage constant entre les préoccupations de Patrick et les horreurs qu’il semble commettre. Celui-ci est en effet davantage préoccupé par rapporter des cassettes vidéos ou par sa coupe de cheveux que par les cadavres de femmes éventrées qui traînent chez lui. American Psycho possède ce rire sourd et carnassier qui fait qu’au fond, toutes ces horreurs ne semblent pas sérieuses, que le Patty Winters Show semble constamment plus important, plus acide. Dans l’univers de Wall Street, l’individu ne compte plus de toute façon, il s’agit juste d’une copie remplaçable, d’une mode amenée à être supplantée.

Véritable choc, American Psycho conjugue la maîtrise stylistique absolue de Bret Easton Ellis à la folie d’un monde moderne carnassier. C’est le rire de l’homme d’affaires assis sur les cadavres du reste du monde, le triomphe de la folie sur l’empathie, de l’homme désincarné sur l’être humain de chair et d’os. Des dizaines de Patrick Bateman vivent dans notre société attendant patiemment de dépecer leur prochain. Il n’y a pas d’issue. Nous sommes piégés…et j’ai des cassettes à rapporter.

Note : 9.5/10

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