Astronautes Morts : un roman « Weird » venu d’ailleurs

Si les renards pouvaient parler…

Nicolas Winter
Published in
5 min readNov 12, 2023

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Continuant à creuser, Jeff VanderMeer s’enfonce toujours plus loin dans les profondeurs de la Weird Fiction avec son dernier né : Astronautes Morts.
Petit retour en arrière pour bien commencer.
Dans Borne, son précédent roman, l’américain imaginait une Ville en forme de cauchemar post-bio-apocalyptique parcouru par des créatures chimériques dont le fameux Mord, un Ours géant qui vole.
Dominé par le bâtiment de l’énigmatique Compagnie, la cité n’en finit pas d’agoniser et se retrouve en première ligne d’une guerre sanglante entre organismes génétiquement modifiés et ce qu’il reste du consortium.
Alors qu’elle parcourent la zone, Rachel, l’héroïne de Borne, croisait le chemin de trois cadavres d’astronautes. Une scène surréaliste qui aurait pu rester parmi les nombreuses images rémanentes laissées aux lecteurs après la lecture de Borne.
Mais Jeff VanderMeer a d’autres plans.
Grâce à Gilles Goullet (et sa traduction complètement folle) ainsi qu’Au Diable Vauvert (qui s’acharne à défendre l’œuvre unique de l’américain en France), vous voici transporter à travers le temps et l’espace en compagnie de trois astronautes pas comme les autres…

« Qu’était-ce qu’une personne, de toute manière, sinon quelqu’un qui devenait monstrueux ? »

Vous serez accueilli dans Astronautes morts par un trio de personnages complètement fou : Grayson, Chen et Mousse. Trois astronautes qui voyagent à travers le temps et l’espace, qui visitent d’infinis versions de la Ville et combattent encore et encore (et encore) la Compagnie pour la faire tomber. Grayson peut voir l’avenir par son œil aveugle, Chen perçoit le monde qui l’entoure par le biais d’équations quand il n’utilise pas l’une de ses mains comme un projectile explosif, et Mousse peut se diviser et fusionner avec d’autres versions d’elle-même. Autant dire que si vous sentez le sol se dérober sous vos pieds d’emblée, c’est tout à fait normal.
Astronautes Morts incarne le contre-pied narratif de Borne.
Complètement éclaté, remonté et reconstruit, le récit se rapproche davantage d’une expérimentation à La Cité des Saints et des Fous qu’à une histoire linéaire plus traditionnelle (si tant est que Jeff VanderMeer ait déjà produit quelque chose de traditionnel un jour).
C’est donc un voyage abrupt qui vous est offert, sorte de livre-compagnon de Borne qui expand l’univers par le travers, qui laisse le lecteur ramasser le puzzle au sol pour comprendre l’ensemble. Il faut dès lors accepter de se laisser porter et entraîner dans une sorte de multivers où des versions différentes de Chen tentent de s’entretuer, où Mousse fusionne encore et encore et où Grayson revient sur la Terre pour rencontrer Mousse pour la première fois. Ou la Treizième. Qui sait ?
Jeff VanderMeer illustre la lutte perpétuelle, le fond avec le temps et l’espace, imbrique les dimensions et fait volontiers se perdre le lecteur.
Comme on aime à se perdre dans un labyrinthe de maïs sauf que cette fois, des créatures étranges vous guettent à chaque tournant.

« Mais viendrait un jour terrible et destructeur où la beauté serait la seule chose qui comptait, et elle comptait peu si la partie pure de la beauté était le sang. »

Ceux qui sont familiers de l’œuvre de VanderMeer le savent, il n’est pas un roman de l’auteur sans animaux totems en son sein. Des champignons aux suricates en passant par les ours, l’américain a l’art de transformer le banal en quelque chose d’étranger, d’inquiétant et, souvent, d’obsédant.
Astronautes Morts ne fait pas exception puisque l’on croise un Léviathan à la mémoire déstabilisante, un canard à l’aile brisé et, bien sûr, un renard bleu qui glisse entre les dimensions. Rien que ça.
Poussant les curseurs, Jeff VanderMeer entreprend de nous faire pénétrer l’esprit torturé de ces créatures issus des laboratoires de la Compagnie et des expérimentations malsaines d’un certain Charlie X.
On y retrouve le même goût pour brouiller les pistes mais aussi pour créer des psychés complètement différentes de la nôtre, déviant la perception du monde et des autres pour en faire une expérience déroutante.
Les monstruosités deviennent tour à tour des proies et des prédateurs, des victimes et des bourreaux. Insaisissables, émouvantes même.
L’américain capte l’horreur capitaliste que représente la Compagnie pour montrer la destruction sans fin de notre monde et de notre humanité, il plonge dans l’expérience sur la chair comme il l’avait si magistralement fait avec son Veniss Underground pour créer un mur de globes où des choses recombinées souffrent et attendent la libération.
Tout culmine dans l’horreur de manipulations digne d’un roman de body-horror pour finalement prendre une voie complètement différente et construire le récit poétique en diable d’un renard bleu qui nous dit sa peine, ses espoirs et ses luttes. Un renard qui vit même dans la mort, et qui croise nos astronautes dans l’infinité des possibles.
C’est complètement fou, certainement extrêmement clivant par la même occasion mais carrément génial à l’arrivée.

« Ce que les hommes font de l’avenir doit être meilleur que le passé. Si ce monde doit vivre, nous devons créer de meilleurs choses. »

Astronautes morts est une expérience post-moderne et expérimentale totale, qui emploie l’écriture comme un laboratoire de papier.
On assiste par exemple à la répétition de phrases sur des pages entières, les mots devenant une sorte de papier-peint où l’indicible se planque pour en faire ressentir les infimes épitaphes de ceux qui veulent se libérer entre parenthèses. VanderMeer envisage la fiction comme une immersion, comme une fusion des perceptions de son lecteur.
Un engagement total qui épuise et agace parfois. Souvent.
Pourtant, les visées politiques et écologiques du texte sont bel et bien là. Avec cette métaphore du capitalisme et de la science qui dévorent l’homme et surtout la Nature. Une Nature transfigurée par l’action d’individus fous et destructeurs qui copie et dénature, mais ne comprennent jamais que toujours l’espoir subsiste tant que la vie elle-même résiste.
Avec ce texte en constante mutation, Jeff VanderMeer nous explique la beauté d’animaux entrés en résistance, la folie de choses-humaines chimériques qui peuvent devenir une pluie de salamandres ou d’êtres vivants las qui trouvent la mort sur un rivage en attendant demain.

Astronautes Morts est un sommet de la weird-fiction, un objet littéraire radical qui obsède et laisse des traces. Jeff VanderMeer n’est pas pour tout le monde, certes, mais le monde, lui, est bel et bien à Jeff VanderMeer. Complètement fou et incomparable jusqu’à son dernier renard.

Note : 9/10

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