Bankgreen : Une fantasy française unique à redécouvrir

Le dernier des Varaniers

Nicolas Winter
Published in
7 min readJan 7, 2024

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La fantasy ennuie. Voilà.
Pour ceux qui connaissent bien le genre, force est de constater que l’on risque souvent de tourner en rond. Il faut fouiller, regarder ailleurs, contourner les grosses sagas à rallonge, s’éloigner des bouquins déjà étiquetés « à la George R.R Martin » ou « dans la veine de J.R.R Tolkien », déterrer ce qui sort des sentiers battus.
En 2011 sort Bankgreen.
Un livre-univers de fantasy signé par le français Thierry Di Rollo.
Après deux recueils de nouvelles — Cendres et Crépuscules — et un détour par le polar, voici que l’auteur met de côté la science-fiction pour s’aventurer en fantasy. Le résultat, à la hauteur de l’imaginaire complètement singulier de Thierry Di Rollo, est de ceux qui emmènent le genre dans un chemin de traverse inattendu et qui marque durablement.
Mais attention, sur Bankgreen, la planète de Mauve et de Noir, tout a une raison, et la ballade n’aura rien de reposant.

« Bankgreen n’est peut-être rien.
Elle est sûrement tout.
Et elle ne le doit qu’à elle-même. »

C’est une fantasy rude, difficile, qui se gravit lentement.
Bankgreen ressemble aux plus abrupts des livres de Glen Cook et nous jette, sans avertissement, sans explication, sur sa terre dévastée par la guerre. Nous y rencontrons d’emblée un être étrange, surnaturel, une vision en lui-même : Mordred, le Varanier. Recouvert d’une épaisse armure qui ne laisse jamais entrevoir son visage, le guerrier monte un immense varan et fait partie d’une race réputée immortelle. Une poignée de Varaniers vit encore lorsque l’on commence l’aventure et tous savent que leur fin approche.
Une guerre gronde sur Bankgreen, la guerre de l’Orman. Deux peuples s’affrontent pour le contrôle stratégique des mines : les Digtères (appelés aussi Trois-Doigts) et les Arfans. Les premiers sont réputés autoritaires et belliqueux, les seconds libertaires et hypocrites.
Au milieu, un peuple-esclave, les Shores, sous le joug des Arfans.
La guerre est presque terminée et Mordred se dirige avec plusieurs Digtères vers l’ennemi Arfan qui cède de partout.
Jusque là, rien que de l’ordinaire.
Et puis… les soldats de l’escorte se mettent à s’entretuer. Mordred cherche un nouvel initié et le dernier debout aura ce douteux honneur.
La mort rôde et saisit les plus faibles, les moins retors, les plus fatigués.
Lorsqu’il arrive au campement principal, seul Lyh le balafré a survécu au périple. Mais pourquoi ? Pour se battre au côté du Varanier et mourir.
Une mort que ce dernier a déjà vu venir car c’est là l’un de ses étranges pouvoir : capter la mort de celui qu’il rencontre et lui en proposer une plus douce si possible.
Lui et ses compagnons utilisent les Brumes d’Okar pour communiquer à distance ou anticiper les assauts mortels.
Le temps unique. Le Temps de Bankgreen.
Cette longue mise au point ne représente en réalité qu’une infime partie du roman imaginé par Thierry Di Rollo, et l’univers, immensément plus vaste, se contorsionne à l’intérieur de ces pages qui débordent.
Bankgreen n’est pas l’histoire d’un guerrier en armure ou d’un mystérieux héros que personne n’a vu venir, c’est une fantasy profonde et qui refuse les cases avec obstination, c’est un monde qui meurt et se demande pourquoi.
Car sur Bankgreen, tout a une raison.

« La mort n’est peut-être qu’un horizon. »

La mort est au centre de Bankgreen.
Et pour l’accompagner, forcément, le temps, inéluctable, sous forme de cycles. Chacune des nombreuses races de Bankgreen a une espérance de vie complètement différente. Gnome, Émule, Katémen, Digtère, Shore, Arfan, Varanier, Hunum, Rune. Thierry Di Rollo habille son monde d’espèces éphémères ou immortelles, certaines forment des civilisations entières, d’autres se comptent sur les doigts d’une main… et l’Hunum, lui, s’avère le seul représentant de son espèce.
La lecture n’est pas facile car le français joue avec les attentes, compte sur l’intelligence de ses lecteurs, aime à aller là où on ne l’attend pas.
Si bien que la seconde partie voit l’arrivée du Nomoron, un immense navire qui vogue, seul, sur GrandEau, l’océan de Bankgreen.
Une Arche qui ne sait plus où elle va.
À son bord, deux races qui ont choisi l’exil, les Émules et les Katémens (sans parler des gnomes mais ont-ils vraiment eu le choix ?) dirigées par Silmar, l’Hunum, le tricente. On y découvre une fantastique création qui pourrait elle-même être un monde à part entière, qui ne tient que par les efforts conjugués des Grands Rats (dont Yphor, le Grand Rat Noir télépathe et aveugle) et des Gnomes qui crèvent comme des chiens eux aussi pour nourrir les fourneaux.
De nouveau, les cycles passent et les Runes, ces merveilleuses créatures ailées qui manipulent le cours des choses en secret, regardent se débattre les pathétiques êtres vivants en-dessous.
Thierry Di Rollo calque ses obsessions habituelles sur ces peuples imaginaires. On y retrouve l’exploitation dans les mines par deux civilisations qui ne valent pas mieux l’une que l’autre, critique à peine voilée des démocraties et des dictatures modernes, deux faces d’une même pièce qui savent très bien s’entendre pour exploiter les autres et en profiter chacune à leur façon.
Puis cette question sinistre de la mort, encore et encore.
Comment le temps qui passe, la vie qui file, les jours qui s’effacent, comment tout ça va venir influer sur le sentiment des personnages ?
Même Silmar, qui vit plusieurs centaines de cycles, ne peut s’empêcher de se questionner face à la mort. Qu’est-ce que ce dernier voyage ? Y-a-t-il autre chose après ? Que sommes-nous face à elle ?
Mordred, lui, incarne une autre facette de l’esprit Di Rollo, l’arbitraire, le hasard, le chaos presque. Une faucheuse en armure qui propose une fin plus douce, et qui s’exécute sans sourciller.
Un guerrier de vide qui fait le plein d’âmes.
Pourquoi… il doit bien y avoir une raison. Certainement.
Puisque sur Bankgreen, tout a une raison.

« La mort […], c’est le néant consenti. Le vertige au-dessus d’un précipice dont on ne connaît pas la profondeur. C’est le cauchemar de l’insurmontable. »

On lit dans Bankgreen une fantasy mature, une fantasy qui se moque de l’héroïsme ou du destin extraordinaire. Thierry Di Rollo exprime la peur de l’homme face à la fin et sa façon d’y remédier.
Surtout, il observe les augures, tout ce qui peut faire infléchir le cours de l’Histoire dans un sens et dans l’autre. Que ce soit par les énigmatiques discussions avec les Runes ou par les divinations à coup de coleps.
Bankgreen est un roman fascinant, de bout en bout, mais c’est un roman qui se mérite, même si ce terme fait souvent office de repoussoir.
Au cours de son intrigue bouffée par le désespoir et la fatalité, Thierry Di Rollo refuse tout net d’emmener le lecteur par la main, il préfère le laisser dans les Limbes ou au cœur des Brumes d’Okar.
Pour qui consentira à se prendre au jeu, Bankgreen se métamorphose en un roman-univers stupéfiant qui met en scène un nombre d’idées grandioses, avec autant d’images saisissantes.
Des Léviathans qui submergent un bateau-monde le temps d’une chasse.
Un Varanier qui passe entre les dimensions pendant la bataille.
Un Grand Rat Noir qui s’interroge sur le sens de ce monde.
Des graines qui font rejaillir la haine et entraînent les guerriers dans une rage folle.
Des êtres-puits qui conservent la mémoire de leur race (ou celle qu’on veut bien leur laisser)
Tout cela et bien d’autres choses constituent la beauté morbide de Bankgreen, qui opère, comme toujours chez Di Rollo, en négatif.
Le lecteur attentif pourra déceler l’amour pour une compagne ou une mère disparue, la beauté des sentinelles qui règnent dans le Ciel ou le regard presque abstrait porté par la Rune qui vole encore innommée.
L’amour, la beauté, la grandeur fonctionnent en creux chez Di Rollo et ne se repèrent que par l’absence ou les occasions manquées.
Une bataille qui aurait pu ne pas advenir.
Un choix qui aurait pu être différent.
Des morts qui n’ont pas été vues.
Et si vous vous demandez pourquoi tout fini ainsi, rappelez-vous bien que sur Bankgreen, quoique vous en pensiez, tout a une raison.

Forcément sombre, forcément âpre et impitoyable, la fantasy de Thierry Di Rollo n’a jamais à rougir de la comparaison avec les ténors du genre, qu’ils soient anglais ou français. Bankgreen est un récit sur la mort et le temps qui nous arrachent la mémoire, une dernière course vers la fin sous le regard Mauve et Noir de ceux qui savent l’absurde du vivant.
Rude mais formidable.

Note : 9.5/10

Existe également dans une version grand-format hors Intégrale :

→ Critique d’Archeur, de La Lumière des Morts, de La Profondeur des Tombes, de Meddik, des Trois Reliques d’Orvil Fisher, de Cendres et de Crépuscules de Thierry Di Rollo

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