Black Mirror, Saison 1

Terreurs de notre siècle

Nicolas Winter
Juste un mot
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8 min readAug 14, 2017

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Emmy Awards 2012 de la meilleure mini-série TV

Le monde de la série télé est devenu au fil du temps une vraie jungle. Arriver à trier le bon du mauvais relève désormais de la gageure puisque, basiquement, tout le monde s’y est mis. On passera rapidement sur le monde des séries made in France qui constitue un véritable sinistre pour s’intéresser aujourd’hui à nos voisins d’Outre-Manche. Comme pour le système américain, pour s’orienter sur les bonnes œuvres, il faut connaître les meilleures adresses. Pourtant, cette fois, il ne suffit pas de regarder les chaînes câblées, puisque les Britanniques disposent d’une offre publique tout à fait appréciable (contrairement à la France…) avec la fameuse BBC ou encore Channel 4. Cette dernière nous a déjà proposé l’excellente et décapante Misfits ou la décalée The IT Crowd, mais rien ne nous avait préparés au coup de génie de sa dernière série en date : Black Mirror. Entamée en 2011 et diffusée de façon plus confidentielle sous nos latitudes par France 4, elle propose à l’heure actuelle deux saisons de 3 épisodes chacune, avec un épisode spécial Noël comme ont l’habitude de le faire les Anglais. Derrière ce programme se cache un homme, Charlie Brooker, ex-animateur télé à l’humour caustique qui avait déjà bluffé son monde avec la mini-série Dead Set, remettant les mort-vivants sur le devant de la scène bien avant The Walking Dead. Acclamé par la critique, Black Mirror est à l’heure actuelle considérée comme une des meilleurs séries jamais diffusées. Une réputation amplement méritée.

Black Mirror adopte un principe similaire à des séries telles que la cultissime Au-delà du Réel, à savoir une forme anthologique où chaque épisode dispose d’un casting et d’une histoire totalement différents. Ainsi, les trois premiers épisodes contenus dans cette première saison n’ont rien à voir, ne s’inscrivent dans aucune sorte de continuité et peuvent donc être vus dans n’importe quel ordre, s’il en prend l’envie au spectateur. Pourtant, une caractéristique unit toutes les histoires de la série : la relation de l’homme à la technologie moderne. En effet, et on y reviendra, Black Mirror se fout des barrières de genres pour nous dépeindre un tableau au vitriol d’une société terrifiante : la nôtre.

National Anthem

Commençons donc par le début avec le premier épisode intitulé The National Anthem. Comme pour toutes les séries, le pilote est primordial pour accrocher le public et faire la démonstration des capacités de l’histoire. Sur ce plan, depuis le pilote de Carnivale, on n’avait pas connu une plus grande réussite. Nous sommes au Royaume-Uni, à Londres pour être précis, et le premier ministre Michael Callow est réveillé en pleine nuit par son cabinet pour une affaire de la première importance. La princesse héritière de la famille royale britannique a été enlevée et la rançon demandée exige la présence express du premier ministre. Le kidnappeur en question a laissé un enregistrement sur lequel il réclame un acte particulièrement choquant. En effet, si Michal Callow n’a pas accompli un acte sexuel complet avec un porc en direct à la télévision anglaise avant la fin de l’ultimatum, la princesse sera exécutée. Abasourdi, le premier ministre réclame la plus grande discrétion sur l’affaire. Malheureusement pour lui… la demande de rançon a déjà été publiée sur Youtube et circule de façon incontrôlée sur l’Internet. Un compte à rebours s’engage alors pour trouver le terroriste et libérer la princesse… A moins que le pire n’advienne.
Avouez que c’est là un des pitchs de départ les plus saugrenus et les plus osés jamais portés sur le petit écran. On peut logiquement s’attendre à une catastrophe dont le ridicule consommé anéantirait d’emblée toute crédibilité pour le futur de la série. C’est vraiment mal connaître Charlie Brooker. The National Anthem se révèle plus intéressant, intelligent, subtil et glaçant que la très grande majorité de la production cinématographique actuelle, et cela sur une durée de moins d’une heure. Charlie Brooker prend son sujet à bras le corps et décide, envers et contre tout, de le traiter avec un sérieux et une noirceur totalement pétrifiants. Plus le récit s’étire et plus l’absurdité laisse la place à l’effroi. L’histoire avançant, le spectateur se rend compte que ce qui est décrit là ne relève pas du tout d’un fantasme malsain ou de science-fiction glauque, mais bel et bien d’une réalité que l’on touche déjà du doigt. Brooker ne se demande pas s’il est possible qu’une telle chose se passe à l’heure actuelle, pas du tout. Il sait pertinemment que c’est le cas et le démontre en une cinquantaine de minutes. Grâce au talent consommé de ses acteurs et notamment le génialissime Rory Kinnear, le récit prend une dimension déchirante, notamment lorsqu’il fait entrer dans la danse la famille du premier ministre. The National Anthem ne raconte pas un fait divers dégoûtant, il raconte comment la société moderne glorifie l’obscène, comment elle a cultivé un besoin de voyeurisme abject qui abat les dernières mesures d’humanité du téléspectateur lambda. De même, Brooker démontre que les réseaux sociaux et les technologies de communication modernes permettent certes une grande circulation de l’information, mais cela sans aucune mesure. Tout n’est pas bon à dire, une chose que nous semblons avoir oublié. Au-delà de ces considérations technologiques, il y a aussi une virulente charge contre l’opportunisme politique et la noirceur qui se terre dans le cœur des hommes. La curiosité se fait rapidement cruauté, mais celle-ci se retrouve finalement retournée contre la horde de loups avides de sensations derrière leurs écrans. L’épisode culmine dans ces deux scènes horribles où le non-dit et le hors champ suscitent dans l’esprit du téléspectateur de Black Mirror plus d’horreur que tout ce qu’il a pu voir dans sa vie de sérievore ou de cinéphile. The National Anthem se ferme sur une ironie mordante qui n’a pas fini de nous hanter. En guise de pilote, on se retrouve avec un uppercut en pleine face. Un vrai.

15 Million Merits

Difficile d’imaginer par la suite que le second épisode puisse faire mieux ou même égaler la puissance du premier. 15 Million Merits adopte cette fois la voie science-fictive pour aborder un autre travers de notre époque. Bing (vous noterez l’ironie du nom) se lève chaque matin dans une chambre tapissée d’écrans. Dès son réveil, il est exposé aux divers programmes proposés par la télévision, des pubs aux shows pornographiques en passant par une bonne dose de télé-réalité. Pour se nourrir, se brosser les dents, accéder à des divertissements ou simplement zapper une pub, il doit débourser un certain nombre de crédits. Ceux-ci se gagnent par l’occupation étrange des individus habitant ce complexe high-tech : pédaler toute la journée. Plus vous pédalez, plus vous accumulez de crédits, plus vous pouvez consommer. Cela toujours avec un écran en face de vous, forcément. La routine de Bing se brise soudainement lorsqu’il fait la connaissance de la belle Abi, dont le rêve ultime serait de s’extirper de son quotidien. Bing trouve une idée pour l’aider lorsqu’il l’entend chanter : lui donner accès à l’émission de télé-réalité Hot Shot, toujours à la recherche de nouveaux talents. Abi pourrait devenir une immense chanteuse. A moins que le jury n’en décide autrement… Encore une fois, l’humour caustique de Brooker se mêle à une dystopie terrifiante. Moins frontal que le précédent récit, l’épisode s’enfonce progressivement dans une atmosphère des plus asphyxiantes. Enfermé jour et nuit, cerné par des écrans de télévisions et constamment bombardé de programmes en tous genres, le monde de Bing Madsen rappelle furieusement une déformation pas si lointaine du nôtre. Hommes et femmes vivent pour consommer et consomment pour vivre. Pire, ils sont maintenus dans un état perpétuel de fausse espérance et avant tout… d’ignorance. Gavés de télé-réalités, toutes plus abjectes les unes que les autres, les habitants du complexe sont formatés. Seuls quelques rêveurs subsistent dans ce qui semble constituer un cauchemar Orwellien de premier ordre. Big Brother s’est ici incarné dans la petite lucarne et joue au diable avec les vices naturels des hommes. Encore une fois, Brooker ne critique pas simplement ouvertement des réseaux comme Facebook, Twitter et autre Google +, il nous tend un miroir, bien noir, pour nous montrer l’étendue de notre bêtise. Une bêtise qui donne rapidement la nausée. Comme pour The National Anthem, les choses glissent lentement mais surement, et l’anglais reste bien décidé à mener sa petite réflexion au bout du bout. Le final, monstre d’ironie, prouve que le système est parfait, qu’il arrive à juguler même la rébellion… en la rendant à la mode. L’actualité brûlante de cette réflexion glace le sang. 15 Million Merits étrille avec une violence sans nom la télé-réalité et, encore une fois, le voyeurisme qui a envahi notre quotidien. On reste pantois devant l’exploit renouvelé puisque encore une fois, 15 Million Merits nous brise l’échine.

The Entire History of You

L’inévitable baisse de régime se fait sentir dans le troisième et dernier épisode (Peut-être d’ailleurs parce qu’il s’agit du seul segment non scénarisé par Charlie Brooker mais par Jeff Armstrong). The Entire History of You raconte comment un dîner entre amis va éveiller des soupçons dans l’esprit de Liam à propos de son épouse. Pas forcément proches ces derniers temps, les deux amoureux disposent d’une amélioration technologique des plus excitantes à l’intérieur de leur crâne, comme la plupart de la population : une puce permettant d’avoir instantanément accès aux souvenirs précis qu’ils désirent. Au moyen d’une télécommande aussi discrète que simple d’emploi, il est désormais possible de se projeter sur la rétine ou sur tout autre écran à portée, un souvenir vécu par l’individu porteur de la puce mémorielle en question. Formidable ? Pas vraiment quand les souvenirs deviennent un véritable fardeau. Prolongement intellectuel des deux précédents épisodes, The Entire History of You pousse à son paroxysme le désir de conserver des traces de sa propre histoire. Rapidement, on se rend compte que cette obsession bien humaine peut rapidement tourner au cauchemar quand le procédé devient si systématique qu’il brise le présent. Armstrong resserre son histoire sur quelque chose de plus intimiste, réduisant peut-être la portée de sa critique sociétale, mais redorant l’intensité dramatique de la chose. Doit-on, et peut-on, assimiler toutes les avancées technologiques jusqu’à modifier l’être humain lui-même ? Doit-on vivre dans son passé plutôt que dans le présent, aussi désagréable soit-il ? C’est là quelques-unes des questions posées par The Entire History of you, qui tourne au drame cruel au fur et à mesure de l’avancée du récit. Magistralement interprété encore une fois, l’épisode possède un impact moins brutal sur le spectateur mais reste tout aussi effrayant. Le plus faible des trois, mais vu le niveau global de cette première saison, il reste toujours supérieur (et de loin) à la grande majorité de ce qui se fait ailleurs.

La première saison de Black Mirror est un concentré de génie. Un vrai. Charlie Brooker accouche d’une oeuvre simple d’accès, terrifiante et d’un niveau de réflexion rarement vu à l’heure actuelle. Nul besoin d’en dire davantage, il vous reste à tenter l’expérience. Black Mirror s’affirme sans aucun mal comme la meilleure série télévisuelle actuelle. Ce serait dommage de passer à côté !

Note : 9.5/10

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