Black Mirror, saison 3

Tais-toi et danse !

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
13 min readJan 7, 2018

--

En 7 épisodes à peine, la série de Charlie Brooker a conquis la critique et les aficionados. Célébré partout comme l’une des toutes meilleures séries de ces dernières années, Black Mirror a attiré l’attention d’une chaîne en quête de gloire : Netflix. Pour la troisième saison, voici que le britannique se voit offrir six épisodes, soit autant que les deux premières réunies (hors épisode spécial de Noël) ainsi qu’un budget qu’on devine confortable. La peur qui en découle : Brooker a-t-il toujours les mains libres ou s’est-il assagi ?
Heureusement, non.

L’une des choses les plus difficiles lorsque l’on conseille à quelqu’un Black Mirror, c’est d’arriver à expliquer de quoi il s’agit. Série anthologique, c’est-à-dire que chaque épisode peut se voir indépendamment des autres, le bébé de Charlie Brooker s’amuse à prendre des peurs sociétales ou technologiques et à réfléchir sur les dérives possibles. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on peut considérer Black Mirror comme une série de science-fiction car elle imagine toujours des technologies actuelles poussées dans leurs derniers retranchements. Une fois cela expliqué, il faudrait aussi préciser que Black Mirror essaye sans cesse de confronter la morale à son anticipation. Quelles implications éthiques pour notre société, notre espèce et, plus simplement, l’individu ? C’est cette volonté forcenée d’aller au fond des interstices qui plonge le spectateur dans un profond malaise. Ceux qui ont déjà vu les deux saisons précédentes comprendront aisément la chose. De ce fait, la saison 3 ne change pas la formule et va toujours plus loin.

Nosedive

Commençons cette critique par l’épisode 1 : Nosedive, réalisé par Joe Wright (Atonement, Hannah…) et scénarisé (forcément) par Charlie Brooker. Ce long épisode synthétise immédiatement toute l’ambition de Black Mirror. Dans un futur plus ou moins proche, Lacie Pound (brillante Bryce Dallas Howard) n’a qu’une envie : intégrer un pavillon pour gens aisés et quitter la bulle asphyxiante de son existence insignifiante. Seul problème : il faut en avoir les moyens. Dans ce monde, tout est basé sur une application à mi-chemin entre Instagram et Tinder où l’on note les gens que l’on rencontre. Sur une échelle de 1 à 5, on leur accorde un crédit plus ou moins grand. Plus une personne est proche de la note 5, plus elle est riche, respectée et finalement, dominante. Rapprochez-vous de 1 et vous vivrez en reclus dans un camion à sillonner les routes sans que personne ne vous parle. C’est en voulant augmenter sa côte de popularité que Lacie renoue le contact avec une vieille « amie », Naomie, une 4.8 qui organise en grandes pompes son mariage. Celle-ci lui demande de devenir sa demoiselle d’honneur et Lacie croit trouver la réponse à toutes ses ambitions. Sauf que la chose va s’avérer bien compliquée. Ce superbe épisode d’introduction revient sur les marottes habituelles de Brooker. Les réseaux sociaux tout d’abord et leur place de plus en plus dégradante pour l’homme. Dans Nosedive, tous les personnages sont sous la coupe d’une application tyrannique qui dicte leur vie. Conséquence de la chose, la société est devenue aseptisée, les violences et injures ont disparu car, comme tout le monde le sait, pas de bonnes notes pour les mauvais comportements. Le réseau social nous fait devenir hypocrites, terrifiés à l’idée de blesser ou de paraître non politiquement correct. A l’arrivée, Lacie évolue dans un monde lisse, d’un profond ennui et surtout, d’une hypocrisie écœurante. Plus loin, Brooker tente de montrer en quoi l’être humain a un besoin maladif de reconnaissance. Il fait cela non seulement à l’échelle sociétale mais aussi à l’échelle individuelle avec la relation unissant Lacie et Naomie. Une relation toxique, honteuse mais parfaitement intégrée dans une société sans aspérité. Une société où tout le monde a le sourire. Peu à peu, pourtant, Charlie Brooker explique les failles de cette vision utopiste, les laissés-pour-compte, les injustices sociales que cela entraîne. Par une subtile métaphore, au-delà même des applications sociales, le britannique renvoie au système monétaire actuelle. Après tout, si l’on remplace les notes par le compte en banque, nous voici dans une belle petite société capitaliste. Le sourire en moins certainement. Le système à la fois économique et social de Nosedive trouve le chaînon manquant pour le contrôle total de la société : la vanité humaine. Le besoin d’être aimé. La fin est prévisible… qu’à cela ne tienne, elle est jouissive et très forte moralement parlant. Puisque le spectateur aura aussi envie de crier un bon fuck à cette utopie totalitaire un peu trop familière. On retrouve en cela quelques similitudes avec l’épisode 2 de la saison 1, Fifteen Millions Merits.

Playtest

Deuxième acte : Playtest. Cette fois, Charlie Brooker collabore avec Dan Trachtenberg (10 Cloverfield Lane) au poste de réalisateur. Exit les réseaux sociaux et bonjour les jeux vidéo. Cooper, un jeune homme comme un autre, se met en tête de parcourir le monde. Après avoir découvert Sydney, Paris ou Calcutta, il pose ses valises à Londres où il rencontre Sonja, une geek en puissance. Victime d’un hacking de sa carte bleue, Cooper ne peut plus acheter son ticket de retour. Comme, en plus, il est incapable d’appeler sa mère, il se présente dans une société de conception de jeux vidéos conseillée par Sonja. Il y fait la rencontre de Shou, concepteur de génie qui tente de repousser les limites de la réalité virtuelle en implantant des puces capables de jouer avec les peurs les plus intimes du joueur. Autant dire que Cooper s’attend à jouer au meilleur jeu d’horreur de sa vie. Et si en plus il est payé pour ça ! Le rêve !
Vous vous en doutez, les choses s’avèreront bien vite plus compliqués. On pense à Resident Evil, à Alone in the Dark ou à Lovecraft durant Playtest tant Brooker connaît ses classiques vidéo-ludiques et propose ainsi un épisode relativement terrifiant. Mais l’intérêt n’est évidemment pas dans l’horreur pure et simple. L’histoire explore la solitude, celle de Cooper (comme Nosedive mettait en relief la solitude profonde de Lacie) confrontée à ses propres peurs. Tout le sel de Playtest, c’est de jouer avec les sens et de délivrer une métaphore tout à fait brillante sur la malade mentale et/ou dégénérative. Que faire lorsque l’on ne peut plus se fier à ses sens ? Lorsque ce que nous dit notre cerveau s’avère faux ? Lorsque l’on finit par ne plus savoir qui l’on est, où l’on est et ce que l’on fait ? Brooker disserte à la fois sur les dangers de la réalité virtuelle, à savoir se perdre dedans (au moment où les casques virtuels envahissent nos échoppes, difficile de ne pas avoir la chair de poule) mais aussi et surtout, dresse un parallèle perturbant avec ce besoin de s’échapper par le jeu vidéo pour fuir une réalité trop terrible. Ne serait-ce pas là l’ultime voyage ? L’ultime échappatoire ? Même si l’on sent que le britannique a du mal à conclure l’épisode avec des fins à tiroirs, l’exercice fait une nouvelle fois mouche.

Shut Up and Dance

Passons maintenant à l’un des épisodes les plus perturbants de la série : Shut Up and Dance. Mis en scène par le brillant James Watkins (Eden Lake, que vous DEVEZ voir) et co-scénarisé cette fois par Brooker et William Bridges, l’épisode renvoie immédiatement à White Bear, dans la saison précédente. Explications. Nous y suivons un jeune garçon, Kenny(très brillamment interprété par le jeune Alex Lawther) qui, comme tous les garçons de son âge, se masturbe en regardant des photos coquines. Jusqu’au jour où il est filmé à son insu par sa caméra d’ordinateur et que des inconnus le font chanter. Il se rend rapidement compte qu’il n’est qu’un des innombrables pions d’un jeu pervers où les pervers (justement)sont des marionnettes pour accomplir les souhaits de maîtres-chanteurs. Sur ce pitch relativement simple, Charlie Brooker et William Bridges bâtissent un jeu à énigmes lui aussi simpliste. On retrouve un schéma récurrent, Kenny rencontre un pion, puis un autre, puis un autre…et l’on découvre petit à petit l’importance de l’imposture. Ainsi que sa gravité en termes de conséquences. Comment cet épisode pas si extraordinaire à première vue peut autant perturber et s’imposer comme l’un des tous meilleurs de Brooker ? Simplement parce qu’il brouille les lignes morales. Comme pour White Bear, vous suivez quelqu’un qui va gagner votre empathie alors que vous ne savez pas précisément ce qu’il a fait. Brooker joue avec notre sens moral et nous oblige à compatir avec des salauds qui trompent leur femme ou commettent des actes dégoûtants (qu’on vous laisse la joie de découvrir). Mais ça, on ne l’append toujours que bien tard. Du coup, il y a un décalage terrifiant entre ce que l’on ressent au premier abord et ce que l’on pense en fin de compte de cette personne pourtant très attachante à première vue. A cet égard, Kenny remporte la palme. L’autre chose perturbante, c’est le choix laissé par Brooker quant à ce que l’on devrait vraiment faire. Alors que la pensée populiste incite à torturer les monstres, une fois mis en face d’une certaine torture morale, difficile d’ne supporter les conséquences. Un fait particulièrement bien illustré par l’horrible destin de Kenny. Mérite-t-il vraiment tout ça ? Ou pas ? Merde, voilà qu’on ne sait plus. Et reste une dernière petite chose. L’identité jamais révélée de ceux qui monte tout ça. Certes on a du mal à croire qu’ils soient capables de faire ce jeu malsain à si grande échelle, mais le propos n’est pas une seconde là-dedans. Ces « trolls » sont-ils des justiciers ? Ou d’autres monstres ? Car une fois arrivé à la conclusion que les personnages que l’on a suivis sont des salauds (voir pires), ce qui les punissent apparaissent-ils de facto comme des gens de biens ? Ou de pires ordures encore. A vouloir punir envers et contre tout, ne devient-on pas un monstre soi-même ? Le « Trollface » final a cela d’extrêmement malsain qu’il laisse ce putain de doute en place. Un sale goût amer dans la bouche qui nous rend un peu complice d’une torture dont on n’arrive déjà pas à déterminer si elle était méritée ou non. Shup up and Dance s’avère profondément perturbant, culminant d’ambivalence émotionnelle lorsque la mère de Kenny l’appelle en fin d’épisode. Un sacré morceau de glauque.

San Junipero

Total changement de registre avec San Junipero. Retour de Charlie Brooker en solo niveau scénario et place à Owen Harris (Misfits) à la réalisation. Très lent, cet épisode nous présente deux femmes : Yorkie (Davis McKenzie) et Kelly(Gugu Mbatha-Raw). En plein dans les années 70, Yorkie et Kelly se croisent dans une boîte de nuit et finissent par coucher ensemble. Mais une semaine plus tard, Kelly a disparu et Yorkie se met à sa recherche…dans les années 80, 90 et 2000. Il semblerait que les deux jeunes femmes aient le pouvoir de se déplacer à travers le temps…A moins que…
Tout en douceur et en poésie, San Junipero prend le contre-pied total du précédent épisode et propose une histoire poétique et tendre où Brooker s’essaye autant à la romance qu’aux univers virtuels. De là, il tire quelques fulgurances véritablement magnifiques, totalement centrées sur la beauté du couple Kelly-Yorkie pour dévier sur un sujet des plus difficiles : la mort et…la vie après la mort. C’est non seulement fichtrement beau mais c’est aussi l’une des plus grandes possibilités ouvertes par le monde du virtuel, brillamment appliquée par le britannique. On n’en révélera pas plus et on appréciera cette parenthèse poétique mais pour autant pas dénuée de réflexion. Comme celle, très intéressante, de la primauté du réel sur le virtuel immortel.

Men Againts Fire

Et l’on repart ensuite pour du très (très) lourd avec Men Against Fire. Stripe (génial Malachi Kirby) fait partie d’une troupe de soldats surentraînés vouée à la destruction des Cafards (Roachs). Sorte de monstres dégénérés et hautement contagieux, les Cafards ont fourré leur nez dans le village de trop. Alors qu’il nettoie un nid de ces saloperies, Stripe reçoit un faisceau de lumière d’une arme artisanale créée par ces belliqueux adversaires. Il se met alors à avoir d’étranges dysfonctions. Dysfonctions oui, car tous les soldats sont équipés d’un implant, le Mass, qui leur permet de mieux voir le monde extérieur, d’être reliés directement aux drones, de visualiser dossiers et cartes en un clin d’œil. Bref, Stripe est un soldat 2.0…qui déconne. C’est là que le cauchemar commence, quand la réalité redevient…réel. Men Against Fire est une baffe dans la gueule. Si l’on reconnait immédiatement l’hommage en filigrane à Starship Troopers, l’épisode trouve sa voix propre et s’infiltre dans une thématique inattendue : la xénophobie et l’épuration ethnique. Brooker brosse par petits bouts un monde où les hommes ont désigné les impurs, où il faut élaguer la population. Pour se faire, il faut dégoûter et surtout effrayer. La peur. La peur est l’argument suprême. Les cafards renvoient immédiatement aux Juifs vus par les Nazis. Sauf qu’ici, l’apparence correspond aux affirmations des autorités. En principe. Il y a plusieurs choses terribles dans cet épisode, et la première, avant de parler de l’amélioration robotique et du soldat du futur, c’est la capacité de la population à s’entre-déchirer une fois bien aiguillonnée. La révélation de l’histoire n’est pas autant celle sur la supercherie autour de Stripe, mais la capacité du peuple à accepter la chose sans artifice. En parlant d’une technologie de guerre qui fout franchement les jetons (le soldat idéal pour tout gouvernement), Brooker nous parle de nous, là, maintenant. Il parle de la haine ordinaire qui transforme l’autre en monstre. Si l’on rejoint une partie de la thématique de Playtest — Que faire lorsque l’on est trompé par ses propres sens ? — Brooker creuse et explique en quoi cela peut avoir des conséquences dramatiques entre les mains de mauvaises personnes. Le pire étant cette conclusion hallucinante et glaçante d’un Stripe regardant une maison accueillante qui n’existe pas. Cette volonté d’un homme détruit psychologiquement de ne plus affronter la réalité. Cette volonté de fuir l’horreur en somme. Si l’on trouve des échos avec les traumatismes de guerre des soldats américains revenant du front, on se rend surtout compte que, confronter à l’indicible de nos actes, nous choisissons de détourner le regard. Cela en dit long sur le courage de la race humaine et son penchant autodestructeur qui ne demande au final qu’une petite touche de technologie…ou pas. Encore une fois, et malgré la technologie avancée, Men Against Fire nous parle de nous, là, maintenant. Et ça, c’est très fort.

Hated in the Nation

Puisqu’il faut bien conclure, Charlie Brooker a décidé de voir les choses en grand avec un dernier épisode de pas moins de 90 minutes ! Hated in the Nation recrute pour se faire l’excellente Kelly MacDonald (Boardwalk Empire), la non-moins excellente Faye Ramsay et le trop rare Benedict Wong. Pour ce dernier tour de piste, le scénariste britannique synthétise à nouveau en mêlant nouvelles technologies, préoccupations environnementales, moralité et…réseaux sociaux. Auditionnée dans le cadre d’une vaste enquête, Karin Parke, inspecteur de police, raconte la genèse d’une catastrophe nationale. En enquêtant sur le décès d’une journaliste détestée par le peuple depuis un certain article infâme autour du handicap, Karin et sa partenaire, Blue, vont découvrir un terrible projet criminel. Mené comme une enquête policière lambda, Hated in the Nation brasse (encore) un nombre hallucinant de thématiques. Jugez plutôt : Drones, sécurité nationale, espionnage d’état, influence des réseaux sociaux, responsabilité sur internet, harcèlement virtuel, CCD (Colony Collapse Disorder), responsabilité individuelle et collective…Bref, difficile de trouver ailleurs à la télévision quelque chose d’aussi dense. Le plus formidable ici, c’est surtout la peinture sans concession que dresse le britannique à propos de la responsabilité de tout un chacun sur Internet. Ce même internet qui a permis de se dédouaner de nos actes et paroles. Du coup, la punition infligée ici s’avère peut-être démesurée mais pas dénuée d’un certain sens moral. Il illustre à l’extrême les conséquences que peuvent avoir insultes et harcèlement, et cela des deux côtés de l’écran (pour une fois). Mieux, comme pour Shup up and Dance, on a beaucoup de mal à trouver qui a raison ou tort, et même à savoir quoi penser moralement de ce qu’il se passe. En ajoutant à cela un clin d’œil au désastre écologique en cours sur le CCD ainsi qu’aux menaces croissantes pour la vie privée que représentent la production de drones et autres mesures informatiques de surveillance, Hated in The Nation achève une saison terrifiante pour qui veut bien la regarder droit dans les yeux.

Voilà la série la plus audacieuse et la plus intellectuellement stimulante de ces dernières années et le passage sur Netflixn’y a rien changé. Charlie Brooker continue à expérimenter, à explorer les choses les plus noires de notre société, de nos technologies, de nos penchants. On ne sait plus bien au final si Black Mirror est une série de science-fiction, d’horreur ou simplement un documentaire.
Une chose est certaine, Charlie Brooker n’a rien perdu de son génie.
Avec Westworld, certainement la meilleure chose que vous pourrez voir cette année.

Note : 9.5/10

Meilleur épisode : Men against Fire / Shut Up and Dance

Critique Black Mirror, Saison 1
Critique Black Mirror, Saison 2
Critique Black Mirror, Saison 4
Critique Black Mirror, Saison 5
Critique de Black Mirror : Bandersnatch

--

--