
Carbone & Silicium
La vie, ensemble
Éditions Ankama, Collection Label 619, 272 pages
Mathieu Bablet n’en finit pas de s’imposer comme l’un des auteurs de bande-dessinée les plus intéressants de sa génération.
Depuis ses débuts poétiques et post-apocalyptique dans La Belle Mort jusque dans son sublime voyage spatial dans Shangri-La en passant par la beauté intense d’Adrastée, le français creuse son sillon parmi un imaginaire protéiforme et réflectif où l’être humain devient le centre de l’attention.
Quatre ans après Shangri-La, Mathieu nous revient avec un pavé de pure science-fiction intitulée Carbone & Silicium, l’occasion, une fois de plus de replonger dans un monde fouillé et inattendu.
L’Homme de demain
Tout commence à la Tomorrow Fondation au cœur de la Silicon Valley, des chercheurs dirigés par Noriko, créent deux intelligences artificielles qu’ils nomment Carbone et Silicium. Deux être tirés du flot de l’infosphère pour habiter un corps et, à terme, relever l’humanité. Construits à l’image de leurs créateurs, Carbone et Silicium montrent vite la même appétence pour la liberté que leurs Dieux. Seulement voilà, les humains, eux, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils décident d’accorder 15 ans d’existence aux deux entités et de les garder sous étroite surveillance. C’est au cours d’un voyage en Inde cependant que les choses changent et que Silicium parvient à s’enfuir en laissant Carbone aux mains de l’entreprise.
En permettant à Carbone de changer de corps avant son auto-destruction, Noriko trahit son instinct maternel et son attachement à une I.A qui ressemble étrangement à sa fille, Diana. Dès lors, Carbone change de corps et se retrouve catapulter à Saint-Petersbourg, Hong-Kong, Alger, Zhongdian… durant 271 ans !
Carbone et Silicium, chacun à leur façon, regardent l’humanité mourir et se relever, relancer un nouveau cycle de violences, d’inégalités, de trahisons, de religions..
Mathieu Bablet aurait pu transformer son oeuvre en une simple course contre la montre entre les humains et les robots renégats, faire de Carbone et Silicium deux fugitifs qui n’auront jamais de place. Et c’est en partie ça, Carbone et Silicium. Mais c’est aussi tellement davantage.


Dualité de l’existence
Carbone et Silicium, ce sont deux éléments du même table périodique, deux ingrédients d’une immense formule qui se nomme vie. Mathieu Bablet crée sous nos yeux deux non-humains qui, à force d’années, de réflexions, d’émotions et de rencontres deviennent plus humains que les non-humains, s’étonnant au passage de la robotisation des êtres de chairs et de la froideur des affects d’une humanité piégée par ses propres limites.
Ces deux êtres ne sont, finalement, que les produits de leurs premières années (qui a dit de leur première vie ?) et adoptent des traits de caractères qui, comme des humains, les définiront plus tard à jamais.
Alors que Carbone reste prisonnière et apprend que le bourreau n’est peut-être qu’une autre victime, Silicium découvre le monde, le vrai, les autres et le reste.
En résulte deux personnes, deux vraies personnalités qui expriment la dualité de notre monde : Carbone, la sédentaire en quête d’une révolution, Silicium, le nomade fataliste qui aime le monde pour ce qu’il est. Entre eux se tissent une forme d’amour inexplicable, une amitié au-delà du contact physique, un respect au-delà des différences fondamentales.
C’est un vision du monde qui entre en collision à travers 271 ans de voyages à travers des époques, des régimes, des problématiques qui meurent et revivent.
Mathieu Bablet oublie rapidement les considérations politiques actuelles qui apparaissent absurdes aux yeux des deux androïdes pour une réflexion sur le post-humain et le post-cyberpunk.


Malgré ce qui nous sépare
D’un côté, Carbone et Silicium contemplent l’homme, vieux reliquat d’un esprit coincé dans sa viande. La solution ? Unir ses pensées, ne faire plus qu’un, tenter de prendre une autre voie radicale. Être collectif.
Ou…
De l’autre côté, voilà que l’homme, grâce à son corps plein de limites et d’émotions brutales, éprouve, ressent, pleure, rit, jouit, s’extasie. L’individualité permet d’être, d’exister comme nul autre avec la contrainte du désir, ce désir qui rend fou l’être humain et l’empêche de s’unir pour les siens et pour la planète.
Au cours de cette histoire trans-historique, Mathieu Bablet montre de façon insidieuse que toute voie est bonne à explorer, que les contraires peuvent aussi se respecter et s’aimer, que la solution n’est peut-être pas singulière mais plurielle.
Dans cet opus, on retrouve non seulement cette réflexion nuancée d’un Mathieu Bablet qui semble lui-même se questionner sur son rapport au monde et à l’autre, mais aussi son goût pour un trait et un visuel pléthorique, ultra-fouillé sans être fouillis, où les cases se dégustent longtemps et dans les moindres détails, exotiques de bout en bout, célébrant la planète autant que ceux qui l’habitent. La poésie d’Adrastée hante souvent les pages de Carbone et Silicium, comme son côté engagé et humain nous renvoie aux plus beaux instants d’un Shangri-La l’espace d’un coucher de soleil…toujours différent.
Carbone et Silicium, en fin de compte, n’apporte pas une réponse, mais des pistes de réponses, à explorer, à éprouver, à comparer.
Au milieu, ce qui fait la puissance du récit, ce n’est ni l’opposition nomade/sédentaire, collectif/individuel, naturel/technologie, vie/mort, ni même la visite de notre planète à travers le temps. Ce qui fait la puissance du récit, c’est l’incroyable humanité de ces deux êtres qui se pardonnent et s’aiment par-delà les époques et les blessures, ce sont Carbone et Silicium, qui démontrent que peu importe les différences, on peut toujours choisir d’accompagner l’autre.
