Central Station : Science-fiction prodigieuse !

Au carrefour des étoiles

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5 min readFeb 1, 2024

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Le cas Lavie Tidhar est assez singulier en France.
Malgré la traduction de plusieurs romans dans la langue de Molière, l’auteur israélien continue à être largement ignoré par le public alors qu’il a largement convaincu la critique. Après un détour chez Mu avec l’excellent Aucune terre n’est promise (désormais disponible en poche chez Pocket), voici que Mnémos retente le coup avec Central Station, toujours dans une traduction signée Julien Bétan. Récompensé par le prix John Wood Campbell en 2017, il ne s’agit pas vraiment d’un roman dans le sens le plus strict du terme mais d’un fix-up de nouvelles publiées entre 2011 et 2016 dans divers magazines et revues pour la grande majorité. Treize textes pour convaincre, treize textes pour vous embarquer dans l’imaginaire formidable d’un des auteurs de science-fiction les plus importants de sa génération…

« L’espace était rempli de questions, la vie était une phrase qui se terminait toujours par une ellipse ou un point d’interrogation. On ne pouvait pas avoir réponse à tout. On pouvait simplement croire qu’il y avait des réponses. »

Nous sommes à Central Station, pas besoin de vous le rappeler.
Mais qu’est-ce que Central Station au juste ?
Coincé entre la ville juive de Tel-Aviv et la ville arabe de Jaffa, Central Station est une immense construction qui fait office de spatioport et de hub interplanétaire. Elle est le point de rencontre de multiples ethnies, de religions innombrables et de technologies complètement inattendues.
En vérité, Central Station est un souk, une sorte de melting-pot pluridimensionnel où tout peut arriver.
Lavie Tidhar choisit de faire de Central Station son personnage principal, à la façon d’un Christophe Siébert et sa Mertvecgorod ou d’un Jeff Vandermeer et son Ambregris. Pour faire battre son cœur, l’écrivain a besoin de chair encore plus vivace et plus couturée, il a besoin d’êtres humains et d’êtres de fer qui peuvent pleurer et s’émouvoir.
Chaque chapitre va donc se focaliser sur des personnages différents et, même si certains vont rester comme un fil rouge tout du long de l’histoire, tels que Miriam Jones et Boris Chong, d’autres vont changer de plan au fur et à mesure que les couches narratives vont s’empiler. Un simple prêtre-robot croisé au hasard va finir par avoir son heure sous les projecteurs tandis qu’un sculpteur de Dieux va s’inviter sans qu’on ne sache vraiment d’où il vient. Lavie Tidhar tire le portrait d’une ville cosmopolite en Diable, véritable incarnation du melting-pot culturel et religieux dans laquelle elle se trouve : le Moyen-Orient. Les siècles ont passé et la rivalité entre Juifs et Arabes n’est qu’un souvenir parmi d’autres. Les technologies ont évolué et les religions, encore elles, se sont multipliées.
Central Station est une merveilleux exercice de construction science-fictif d’une foisonnance qui laisse bouche bée.
Mais ce n’est pas tout…

« Elle avait vieilli avant d’être jeune.
En fuyant son foyer, elle n’avait pas trouvé la liberté, seulement une nouvelle forme d’emprisonnement. »

Car ce n’est pas tant la pluralité des ethnies et des croyances qui ébahit ici mais ce que l’on évoque en arrière-plan, tout cet univers immense que l’on imagine au fur et à mesure que les histoires s’entremêlent.
De Mars-Qui-N’a-Jamais-Été aux ludivers des Guildes d’Ashkelon en passant par Tong Yun City ou la zone humide de Polyport sur Titan, Central Station est un projecteur d’univers incroyable que l’on effleure sans cesse du bout des yeux, donnant au récit un vertige constant, un sense-of-wonder saisissant sans aucun voyage interplanétaire dans l’intervalle.
Ce sont les vies et les récits de vies qui vont tout faire.
Lavie Tidhar raconte les aventures, les pertes, les tragédies mais aussi les joies vécues par ses personnages…et quels personnages !
Au-delà des simples humains, on trouvera des individus inoubliables comme Carmel, la strigoï ou Molt, le robotnik, la première affamée d’informations, le second ressuscité, modifié et mis au rebut après de terribles guerres bio-technologiques. C’est la capacité de Lavie Tidhar à incarner toutes ces facettes d’une humanité plurielle qui impressionne.
Une humanité qui a elle aussi évolué, une fois passé ce chaînon manquant et déjà has been qu’est le robot. Les Autres, des êtres entièrement digitaux aux motivations mystérieuses ou les Shambleau, simili-vampires de l’information sans parler même des augmentations qui ont changé la donne. Chaque humain (ou presque) porte en lui un nodule qui lui permet de rejoindre la Conversation, sorte de réseau social ultime où tout le monde peut communiquer avec tout le monde en permanence et sans aucun périphérique. On reste impressionné par les trouvailles que nous offre l’auteur mais, plus encore, par la cohérence de sa vision qui permet à ce fix-up de passer pour un véritable roman sans aucune difficulté.

« La vie était faite d’intrigues abandonnées en cours de route, de héros mourant avant d’avoir atteint leur objectif, d’amours réciproques ou non, certaines s’étiolant mystérieusement, d’autres brûlant d’un feu vif et éphémère. »

Ce qui fait la différence encore une fois, c’est la finesse des personnages et de leur interaction, la construction de ces familles qui viennent d’horizons complètement opposés et qui, pourtant, parviennent à rester unis et solidaires, malgré les différences, malgré les croyances, malgré les vilains petits secrets. C’est aussi une métaphore d’un Moyen-Orient enfin apaisé qui parvient à profiter de ses différences au lieu de les laisser diviser les gens et les communautés. On trouve de vrais grand moments de beauté et de nostalgie dans Central Station, comme lorsqu’un vieil homme atteint d’une terrible maladie mémorielle décide de mettre fin à ses jours ou quand un autre collectionne les livres pour continuer à faire vivre le passé.
Plus fort encore, Lavie Tidhar jongle avec les genres comme il jongle avec les personnages et les lieux lointains, passant du polar au pur roman de science-fiction, du roman d’amour à un premier contact d’un genre inédit, du récit de guerre impitoyable aux rêves de paix de la nouvelle génération.
Central Station se savoure pièce par pièce, permettant à la fin d’éprouver le vertige si singulier qu’offre les meilleurs romans de science-fiction, sans pour autant jamais nous avoir baladé ailleurs que dans les couloirs et les ruelles de son immense spatioport.
Les pieds sur Terre, le regard perdu vers les étoiles.

Faux roman mais vraie prouesse qui subjugue par sa foisonnance d’idées, de genres et de personnages formidables, Central Station est une preuve supplémentaire que Lavie Tidhar est un immense auteur de science-fiction. Il ne vous reste plus qu’à prendre le départ pour une destination complètement dépaysante et pourtant, en un sens, tellement familière.

Note : 9.5/10

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