Chroniques des années noires

Leçon(s) d’existence(s)

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
10 min readNov 18, 2020

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Éditions Pocket, Collection Science-Fiction, 1015 pages
Traduit par
David Camus & Dominique Haas

Auteur prolifique et incontournable de la science-fiction, l’américain Kim Stanley Robinson est d’abord connu pour sa trilogie Martienne et, plus récemment, pour sa trilogie climatique. Pourtant, en 2002, l’auteur publie également une autre œuvre monumentale saluée par la critique et lauréate du Prix Locus : The Years of Rice and Salt.
En France, c’est en 2003 que l’on découvre ce roman sous le titre étrange de Chroniques des années noires (qui fait en fait référence à la Grande Peste Noire du XIVème siècle). Uchronie poids lourd (1015 pages chez Pocket !), le livre vous emmène à travers les siècles pour un « What if… » ( « Et si…») incroyablement intelligent et passionnant.

La fin d’un monde

Resituons le contexte.
Tout commence par l’histoire de Bold, un cavalier de l’armée du khan Tamerlan qui découvre une citée hongroise en ruines où les habitants ne sont plus que des cadavres décrépits. Bold va alors rapporter à Tamerlan la terrible nouvelle : la Peste Noire sévit en Europe et son armée pourrait rapidement être contaminée à son tour si elle n’abandonne pas ses rêves de conquête. Échappant à une tentative d’assassinat, Bold prend la fuite et erre dans une Europe de cauchemar ravagée par la maladie. C’est précisément sur ce point que Kim Stanley Robinson fait basculer l’Histoire (avec un grand H).
Au lieu d’avoir une mortalité de 30–50%, la Peste Noire va tuer 99% de la population européenne entraînant la chute complète des civilisations occidentales… et la fin brutale de la chrétienté !
Poursuivant sa route à travers la Méditerranée, Bold est capturé par des musulmans turcs qui le vendent comme esclave à Zheng He et sa colossale flotte du Trésor qui ramènent Bold et un autre esclave noire, Kyu, jusqu’en Chine. Les deux hommes finissent par entrer au service de l’Empereur Chinois Yongle et par s’immiscer dans les affaires politiques entre eunuques et administratifs confucéens.
Durant ce premier chapitre (sur un roman qui en compte dix), Kim Stanley Robinson ébauche les premiers pans de son univers uchronique et révèle son principal angle d’attaque, à savoir une histoire revisitée et contemplée par les yeux des gens ordinaires, ni empereurs ni héros mais des gens du communs qui vont pourtant, chacun à leur façon, être témoin d’évènements importants et influer sur la course de l’Histoire.

« Personne ne se souvient de ce que j’ai fait, aucune trace n’en subsiste, sauf dans mon esprit, par intermittence, et dans la vie de tous ceux qui seraient morts si je n’avais rien fait. C’est cela l’histoire des hommes, pas celle des empereurs, des généraux et de leurs guerres, mais les actes oubliés de personnes sans nom, et dont on ne parle jamais. Le bien que ces personnes font est comme une bénédiction, elles font à des étrangers ce que vos mères vous ont fait, et elles ne font jamais ce à quoi vos mères sont opposées. Et tout cela nous permet d’avancer, et d’être ce que nous sommes. »

Le roi et l’anonyme

Cet aspect est important à rappeler car le titre original — The Years of Rice and Salt — renvoie aux corvées/tâches quotidiennes assumées par les femmes malgré les combats et la politiques menés par les hommes. Ainsi, Chroniques des années noires s’intéresse à un groupe de personne — une jati, terme indien d’un sous-groupe de gens qui partagent une même occupation/une même langue — qui vont se réincarner de générations en générations en passant par le bardo — terme tibétain et bouddhiste qui décrit un état de conscience intermédiaire et que nos héros traversent après chacune de leur mort respective — afin de croquer l’ensemble des évènements qui vont découler du premier point de divergence du roman, à savoir la disparition des chrétiens et de l’Occident.
En choisissant toujours de suivre les petits plutôt que les grands, qui ne sont au final que côtoyés, Kim Stanley Robinson ramène son histoire au niveau du peuple et intègre l’importance de nos actions quotidiennes.
Durant dix chapitres de taille variable, l’américain développe sa propre chronologie qui repose désormais sur des calendriers différents puisque deux civilisations ont remplacé la chrétienté — la nature a, c’est bien connu, horreur du vide : la civilisation musulman d’une part (le Dar al-Islam) et la civilisation Chinoise d’autre part (et ses principes bouddhiques, taoïstes et confucéens). Dès lors, l’auteur va alterner les personnes musulmans et asiatiques pour réfléchir sur le monde qu’il crée au fil des pages tout en s’amusant à disséminer des échos de notre propre Histoire, comme si, malgré les divergences, certaines choses restaient immuables (comme la Chute de Constantinople, la Révolution Chinoise, la Découverte des Amériques, la Grande Guerre…).

« On naît et on renaît. Plusieurs fois. Bien sûr. On remplit son corps. Comme l’air dans une bulle. Et quand la bulle éclate, on s’en va, plus loin, dans le bardo. Errant, en attendant d’être projeté dans une nouvelle vie. Quelque part, dans le monde. »

Échos de l’Histoire

Chroniques des années noires s’affirme donc d’emblée comme une œuvre à l’ambition monumentale puisque l’on suit sur des siècles et des siècles des personnes qui se réincarnent (et qui en ont à peine conscience) et découvrent la science, la philosophie, le marxisme… Kim Stanley Robinson ré-imagine complètement notre propre histoire et la pense dans les moindres détails (les « chevaux-vapeurs » deviennent des « chameaux-vapeurs », le terme Moyen-Orient cède la place à Moyen-Occident puisque tout est vu par le prisme islamique) tout en gardant un fond assez semblable quant aux grandes questions que se posent l’humanité.
Dans la roman, la chrétienté disparaît et la religion monothéiste qui va dès lors dominer le monde sera celle de l’Islam. Non content de construire un nouvel échiquier mondial où la France devient la Franji et où les Berbères repeuplent l’Italie, Kim Stanley Robinson va étudier à la loupe les questionnements religieux autour du Coran ainsi que les différentes phases par lesquelles passent une religion monothéistes au cours de son histoire (et qui renvoie invariablement à ce qu’il s’est passé dans la chrétienté).
Autre aspect important, celui de la spiritualité car, comme on l’a vu, ce sont en réalité les mêmes personnages qui se réincarnent sous des noms, genres et parfois même races différentes. Identifiés par la première lettre de leur prénom (respectivement K, I et B), ces personnages vont symbolisés tous les trois un tempérament différent de l’espèce humaine. De celui qui cherche à combattre activement l’injustice à celui qui tente constamment d’améliorer l’histoire par ses actes scientifiques/philanthropiques. Trois facettes de l’humanité et autant de façon d’aborder les avancées qui la concerne.

« Le Coran ne parle pas du voile. Seule est faite l’obligation de cacher la poitrine. Ce qui va de soi. Quant au visage, Khadijah, la femme de Mahomet, ne porta jamais le voile. Et après sa mort, les autres femmes du Prophète ne le portèrent pas non plus. Tant qu’elle vécut, il lui fit fidèle, vous savez. Si elle n’était pas morte, il n’aurait jamais épousé une autre femme, il le dit lui-même. Alors si elle ne portait pas le voile, je ne vois pas pourquoi je le ferais. Le voile est apparu avec les califes de Bagdad, qui l’ont imposé pour se distinguer des masses et des kharijites. C’était un signe de pouvoir au sein du danger, une marque de crainte. Certaines femmes sont dangereuses pour les hommes, mais pas au point de devoir se voiler la face. En réalité, quand on voit les visages, on comprend mieux que nous sommes toutes pareilles devant Dieu. Pas de voile entre Dieu et nous, c’est ce que chaque musulman a gagné par sa soumission. »

La parole du Prophète

En prenant l’Islam comme religion/civilisation pivot, Chroniques des années noires permet à Kim Stanley Robinson de triturer le Coran et les paroles du Prophète Mahomet en tentant une critique raisonnée et constructive d’une religion monothéiste. L’originalité ici reste bien entendu qu’il s’agit du monde musulman et pas de la sempiternelle analyse occidento-centrée sur la Bible.
Dans son second chapitre, l’américain imagine par exemple l’existence d’une sultane, Katima, qui interprète le Coran par des yeux féminins et donne grandement à réfléchir sur la place de la femme au sein de l’Islam allant du port du voile à l’interdiction de prêche. Cette question de l’Islam et de son rapport aux femmes — qui illustre également de façon maligne la place de la femme au sein de toutes les religions monothéistes dictées et interprétées par les hommes — reviendra de façon périodique au cours du roman traversant les différentes périodes de doutes et d’avancées qui peuvent secouer les croyants d’une religion à travers les siècles. On la retrouvera notamment dans l’avant-dernier chapitre, Nsara, par l’intermédiaire d’une enseignante algérienne progressiste, Kirana. Ce rapport au religieux amène également à une autre préoccupation majeure du récit : la place de la femme.

« Je me demande si l’on ne pourrait pas juger les civilisations à l’aune de la réussite de leurs femmes ? »

Le féminisme comme marqueur progessiste

Si l’on suit à de nombreuses reprises des personnages féminins au cours de Chroniques des années noires, c’est aussi parce que Kim Stanley Robinson fait de la condition féminine un indispensable de la progression intellecuelle et sociale de toute civilisation. Plus malin encore, il imagine la supériorité du peuple amérindien (avec la formation de la ligue des Haudenosaunees) qui met au premier plan le pouvoir et l’influence matriarcale, imaginant une société plus égalitaire que les autres mais sans tomber toutefois dans un angélisme béat. Si la découverte des Amériques intervient dès le troisième chapitre avec l’expédition perdue de l’amiral chinois Kheim, c’est pour donner une autre vision de ce qu’aurait pu devenir le continent américain s’il avait à la fois pu conserver son monde de vie ET s’il avait bénéficié d’une aide extérieur bienveillante — en l’occurrence le samouraï-puis-ronin Delouest. La place des femmes dans le roman semble donc aussi majeure que primordiale, renvoyant dos à dos la misogynie ordinaire de la société musulmane et de la société chinoise où les pieds deviennent le symbole discret de l’asservissement. Tout aussi puissant que le rapport à la richesse, la condition féminine s’affirme comme un marqueur de l’évolution sociale.

« D’une manière générale, l’histoire de l’humanité pourrait se résumer au vol des richesses, dont la destination se déplaçait au gré des puissances du moment, tout en répandant, toujours et partout, les quatre grandes inégalités. C’est l’histoire. Pour autant que je le sache, nulle part, dans aucune civilisation, à aucun moment les richesses créées par tous n’ont été équitablement distribuées. Le pouvoir s’est exercé partout où il pouvait, et chaque nouveau pouvoir s’est aussitôt empresser d’ajouter à l’inégalité générale. Laquelle a crû en proportion directe des richesses détournées : parce que richesse et pouvoir sont presque la même chose.
Les riches, en effet, achètent le pouvoir des armes dont ils ont besoin pour imposer plus d’inégalité. Et c’est ainsi que le cycle perdure.
Résultat : pendant qu’un petit pourcentage d’êtres humains vit dans la profusion alimentaire, dans le confort matériel et l’accès au savoir, ceux qui n’ont pas cette chance sont devenus l’équivalent de facto d’animaux domestiques, attelés aux riches et aux puissants, produisant les richesses dont ils ne bénéficieront jamais.
Quand vous êtes une jeune fille de ferme noire, que pouvez-vous dire au monde ?
Et d’ailleurs que pourrait vous dire le monde ? »

La science contre la religion ?

L’uchronie sert donc ici à explorer de multiples sujets de société et d’anthropologie. Grâce aux échos de notre propre ligne temporelle, de la contamination du Nouveau Monde par la Variole en passant par la boue des tranchées de la Longue Guerre, Kim Stanley Robinson tente de réfléchir sur notre propre histoire de façon ludique en changeant la forme de ses témoignages, des contes des Milles et Une Nuit à la naissance de la méthode scientifique. La science prend d’ailleurs une place centrale dans le roman car nombre des personnages de Chroniques des années noires s’intéressent aux faits scientifiques et à leur apport au monde. Que ce soit l’ex-alchimiste Khalid découvrant la vitesse de la lumière et le vide ou le Dr Ismail ibn Mani al-Dir qui dissèque les principes de l’anatomie et de la physiologie humaine. L’américain illustre de façon magistrale le rôle prépondérant de la science sur la progression des civilisations et la porte de sortie qu’elle incarne vis-à-vis de l’obscurantisme et de la violence… tout en pointant sa propension à devenir l’instrument du mal lorsqu’elle tombe entre de mauvaises mains (les obus aux gaz du grand Khan ou encore l’atome découvert Idelba). Fait notable, et fascinant, la science ici ne devient pas l’ennemi mortel de la religion. Kim Stanley Robinson n’arbitre pas entre les deux opposés mais cherchent à les réconcilier.

« Les femmes sont des puissances dans le royaume de l’âme. »

Se réconcilier avec soi

Car Chroniques des années noires, même à travers ses injustices et ses drames, se veut une grande réconciliation. Une réconciliation entre la science et le spirituel d’abord puisque Kim Stanley Robinson explique par le menu l’apport de l’amour et de la dimension religieuse débarrassée du dogme à l’humanité. Loin de rejeter en bloc la religion au profit de la science, l’américain prouve que les deux se complètent, délaissant les démons des deux camps au profit d’une fusion bienveillante et méliorative. C’est par exemple l’obsession de Kang et de son époux Ibrahim qui veulent prendre le meilleur des religions musulmanes et asiatiques pour en faire une réconciliation planétaire. C’est aussi l’objet de l’ultime chapitre, Les Premières années, où politique, religion, révolution s’effacent au profit de l’harmonie d’un vieil homme qui comprend l’absolue perfection d’un moment ordinaire et le besoin de tempérer les ardeurs de ses élèves les plus bouillants. Réconcilier les hommes et les femmes, la religion et la science, la vie et la mort, le grand et le petit, l’ordinaire et l’extraordinaire, c’est un peu le but fondamental de l’uchronie de Kim Stanley Robinson qui, pour autant, ne livre pas une utopie totale mais bien une proposition d’un monde autre, peut-être plus juste et plus conscient de lui-même mais assurément passionnant de bout en bout.

« Quand de nouvelles âmes apparaissent, ça arrive comme une graine de pissenlit, des âmes comme des graines, portées par le vent du dharma.
Nous sommes tous des graines de ce que nous pourrions être. »

Chroniques des années noires incarne le meilleur de l’uchronie et consacre son auteur, Kim Stanley Robinson, comme un géant de l’écriture. Bien davantage qu’une expérience historique totale, le roman brasse des thèmes essentiels et traités avec une intelligence hors du commun. Son titre si maladroitement traduit devient donc le premier jalon d’un message primordial, un premier pas hors des années noires, vers les Lumières d’une humanité renouvelée et réconciliée.

Note : 10/10

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