Comment enseigner l’imaginaire, troisième partie : à l’étranger !

Les jeunes lecteurs et la SF/Fantasy

Nicolas Winter
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9 min readSep 9, 2019

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Pour la rentrée scolaire, nous avons demandé à plusieurs professeurs de nous expliquer comment enseigner les mauvais genres à l’école à une époque où les écrans dominent et où l’imaginaire devient de plus en plus présent dans la vie des jeunes.
Au cours d’entretiens passionnants, plongeons dans l’univers de l’école publique et de l’école privée pour mieux cerner les enjeux de la lecture au collège et au lycée tout en s’intéressant plus particulièrement à la place occupée par la SF, du Fantastique et la Fantasy au sein du cursus scolaire.

Première partie du dossier : en école publique
Deuxième partie du dossier : en école privée

Mathieu Lauzon-Dicso est enseignant de français au niveau CÉGEP depuis 2011. Il a travaillé deux ans au Cégep du Vieux Montréal, un établissement public francophone, et depuis 2013, enseigne au Collège Marianopolis, une institution privée anglophone à Montréal.

Qu’est-ce que le CÉGEP ?

Pour ceux et celles qui se le demandent, le niveau CÉGEP est, grosso modo, une fusion de la dernière année du lycée et de la première année de l’université dans le système français. La majorité des étudiants ont entre 16 et 20 ans. Ils sont inscrits dans des programmes « techniques » de trois ans qui mènent vers le marché du travail ou des programmes « pré-universitaires » de deux ans, qui les entraînent à l’université, comme le nom l’indique. Peu importe leurs programmes d’études, ils reçoivent tous une formation générale, qui comprend 4 cours de littérature de langue française, 2 cours d’anglais langue seconde, 3 cours de philosophie et 2 cours d’éducation physique. (Dans les établissements anglophones comme le mien, on retrouve plutôt 4 cours de littérature de langue anglaise et 2 cours de français langue seconde.)
Les établissements peuvent être très petits, surtout en région éloignées, ou réunir de nombreux élèves. Celui où j’enseigne actuellement accueille environ 2 000 étudiants, ce qui en fait un collège pré-universitaire de taille petite-moyenne taille.

Le Prix des Horizons imaginaires

En plus d’enseigner dans le réseau collégial, je coordonne aussi le Prix des Horizons imaginaires, dont la quatrième édition vient d’être lancée. Il s’agit d’un prix intercollégial à jury étudiant qui réunit quelques centaines de participants dans les cégeps québécois (et, cette année, à l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique). S’inspirant du Prix jeunesse des Univers parallèles (qui s’adresse à de plus jeunes lecteurs du Québec), ainsi que du Prix Imaginales des lycéens, il s’agit d’un concours qui permet aux étudiants de découvrir la science-fiction et le fantastique francophones du Canada et de voter pour le meilleur roman de la sélection officielle.

Ne pas opposer les médias !

Par rapport à l’enseignement de la littérature, je mise sur le plaisir de la lecture en classe, sans me mettre en compétition avec les autres médias avec lesquels les étudiants aiment interagir : c’est contre-productif et plutôt dépassé, selon moi, de voir la lecture comme une activité qu’il faudrait privilégier aux autres, plus récentes, qui forment le socle des nouvelles habitudes culturelles des jeunes. Je préfère enseigner avec le cinéma, la télévision, les réseaux sociaux et les jeux vidéo plutôt que contre eux.
Si notre objectif est de redonner le plaisir de lire aux étudiants, il ne sert à rien de leur dire qu’ils « devraient lire » plutôt que « perdre leur temps devant leurs écrans ».
Pourquoi vouloir imposer une tension supplémentaire à des jeunes qui doivent déjà composer avec un système scolaire qui, d’après moi, leur en demande beaucoup plus que celui d’autrefois ?
Si certains ont déjà perdu l’habitude de lire, ce n’est pas à cause de leurs autres intérêts ou des écrans dans lesquels ils retrouvent une certaine forme de liberté, mais plutôt parce que la lecture leur a été imposée comme une corvée anxiogène qui n’a pas d’autre finalité que la réussite à tout prix de tests de lecture sans intérêt, qui eux-mêmes agissent comme autant de formulaires à remplir par nos élèves, devenus de gentils apprentis fonctionnaires bien rangés.

Bref, pour moi, les littératures de l’imaginaire s’enseignent particulièrement bien lorsqu’on les met en relation avec les références populaires, actuelles (et classiques !) que nos étudiants détiennent déjà. On peut ainsi parler des phénomènes qui se passent lorsqu’on plonge dans différentes adaptations médiatiques d’une même œuvre, et on réussit alors à montrer à nos jeunes lecteurs qu’ils ont un riche bagage culturel, qu’ils ont rarement pu exploiter à l’école mais qu’ils sont tout à fait en droit d’explorer.
Et surtout, qu’ils ne devraient surtout pas en avoir honte !

Voyager par l’Imaginaire

Plus en détail, comme je donne des cours de français dans un collège anglophone, je prépare autant des cours de littérature (tous dédiés à la science-fiction, à la fantasy, etc.) que des cours de langue pour débutants. Dans l’élaboration de mes cours de langue, je trouve que les genres de l’imaginaire sont une source inépuisable de créativité et d’expressivité : par exemple, je donne un cours fortement inspiré des jeux de rôle, où les étudiants « entrent » littéralement dans un univers de fantasy médiévale, via le portail magique d’une première présentation PowerPoint défectueuse. (Je les fais passer dans l’écran du projecteur, tout bonnement !) Ils doivent alors se créer un avatar (avec illustration en bonus), qui les amène à maîtriser les expressions descriptives, l’accord des adjectifs, etc., en plus d’enrichir fortement leur vocabulaire ! Plus tard dans la session, après avoir découvert toutes sortes de cités étranges, de sombres forêts, de marécages repoussants, ils doivent passer au mode narratif et imaginer la suite de leurs aventures, à l’écrit comme à l’oral, et toujours en petites équipes de jeunes aventuriers.

Dans un autre cours du même niveau, mais de deuxième année, les étudiants font sensiblement la même chose, mais cette fois-ci, ils voyagent dans l’espace, à bord des différents vaisseaux qu’ils ont conçus et qui font partie d’une flotte terrienne à la recherche d’une nouvelle planète. Plus tard, ils doivent inventer des mondes nouveaux, avec quelques bases en astronomie vues en classe, puis concevoir les espèces vivantes qu’on risque d’y retrouver : on reçoit des écrivains de science-fiction au collège pour préparer les étudiants à tout cela, dans le cadre d’ateliers créatifs et de « world-building ». Ils font aussi la lecture d’œuvres de fiction accessibles pour leur niveau, parmi quelques classiques de la SF francophone, ce qui crée un pont entre la fiction qu’ils imaginent et celle qui existe déjà et qu’ils peuvent continuer de visiter après la session, pendant les vacances.

Dialoguer pour enseigner

Du côté de la littérature, j’ai construit mon cours de cet automne autour des trois livres finalistes au Prix des Horizons imaginaires actuellement : le recueil de nouvelles SFF et absurdes Nés comme ça de Dave Côté (éd. Les Six Brumes), le space opera Ganymède tome 1, Les sarcophages de Nicolas Faucher (éd. Michel Quintin) et l’insolite réaliste magique / néo-fantastique Faunes de Christiane Vadnais (éd. Alto). Ce que j’apprécie personnellement, c’est que ces trois livres sont aussi nouveaux pour moi que pour mes étudiants, donc je les découvre en même temps qu’eux et j’apprends tout autant que mes élèves grâce aux échanges que nous avons en classe. De leur côté, ils le sentent et réalisent que, même s’il y a toujours une relation maître-étudiant, on tend bien plus vers le dialogue entre pairs, la franche discussion dans laquelle leurs opinions valent autant que celles du professeur ! Ils osent donc formuler leurs idées et leurs avis avec beaucoup plus de franchise et de courage, car ils sentent qu’ils ne doivent pas tout bêtement m’arriver avec une réponse toute faite, une analyse convenue et sans âme.
Bref, mes évaluations, dans ce cours, sont très ouvertes : tables rondes et discussions collectives, comptes rendus d’événements culturels qui ont lieu à l’extérieur de la classe, rédactions qui font fi de la structure habituelle de l’analyse littéraire au profit de commentaires expressifs et rigoureux bien plus intéressants à écrire (et à corriger !).

Est-ce que tout cela serait possible sans piger dans les possibilités que nous offrent la science-fiction et la fantasy ? Probablement. Mais cela revient à dire, finalement, que les littératures de l’imaginaire, francophones de surcroît, ont tout à fait leur place dans le corpus qu’on souhaite enseigner et proposer à nos étudiants. Ces genres rendent toutefois le dialogue entre pairs plus facile, selon moi, ce qui demeure important, car après tout, on n’a que quelques semaines pour développer un vrai rapport avec eux, les mettre en confiance et leur redonner le plaisir de la lecture.

Conseils de lecture pour enseigner l’Imaginaire

Quelques suggestions pour terminer :

  • Niourk, de Stefan Wul (en particulier l’édition de Castelmore dans la collection « Dyslexie », dont la police de caractère est plus accessible, ce qui peut aider tous les élèves).
    J’enseigne ce roman dans mon cours de français langue seconde à thématique spatiale : c’est un grand classique de la SF française, à la structure et aux références tout à fait adéquates. La quête identitaire du jeune héros rejoint bien les 16–20 ans, qui le voient autant comme un pair que comme un petit frère à protéger : leur empathie est réelle ! Il y a juste assez d’action et d’aventure pour conserver leur attention, mais aussi des scènes puissantes, des paysages qui émerveillent, et une critique environnementale qu’on peut facilement transposer aux réalités d’aujourd’hui. (Et il est toujours amusant de voir que même de jeunes anglophones ne réalisent pas dès le départ ce à quoi fait référence le titre du roman… !)
  • Hivernages de Maude Deschênes-Pradet (éd. XYZ).
    Lauréat du Prix des Horizons imaginaires l’an dernier, ce court roman peut autant s’enseigner dans un cours de littérature générale que dans un cours spécialisé en science-fiction. C’est un récit post-apocalyptique à la québécoise, où la fin du monde consiste en un hiver presque poétique qui ne s’arrête plus. Tout est enseveli sous la neige; à Montréal, on s’est réfugié dans les corridors souterrains des galeries commerciales du centre-ville, où une sorte de communauté qui frise la dystopie s’est installée. Ailleurs, c’est chacun pour soi, et la nature, belle et dangereuse, amène autant la libération que la transformation : voilà des thèmes qui trouvent plusieurs échos dans le quotidien de nos jeunes lecteurs… Et justement, comme Hivernages porte le « sceau qualité » du Prix des Horizons imaginaires, on peut le présenter aux étudiants comme un roman qui a de bonnes chances de leur plaire, puisque ce sont des pairs qui ont décidé de le récompenser. À lire si on souhaite découvrir de nouveaux territoires, rarement exploités dans la production hexagonale.
  • Le Sabbat des éphémères d’Ariane Gélinas (éd. Les Six Brumes).
    J’aime beaucoup enseigner la nouvelle, en particulier lorsqu’elle vient dans un recueil d’un même auteur, où d’un récit à l’autre, tout est choisi pour entrer en correspondance et former un ensemble judicieusement équilibré. Ici, le recueil plait aux étudiants, puisqu’il propose une belle diversité des genres : si on demeure dans le fantastique de bout en bout, le cadre narratif est parfois celui de la science-fiction, souvent celui du genre horrifique ou de l’étrange. Ariane Gélinas excelle dans la création d’ambiances haletantes, de personnages à la psychologie insolite qui ne manqueront pas de déstabiliser (et parfois, de séduire !) vos élèves. Il s’agit toutefois d’un texte à mettre entre les mains d’un lectorat averti et mature, puisque la sexualité et la violence y sont intelligemment abordées avec un réel désir d’en rendre compte sans censure. Plusieurs étudiants m’ont dit avoir découvert la nouvelle par ce petit volume, dont les courts textes entrent dans une danse dont on sort agréablement essoufflés.

Critique du Sabbat des éphémères d’Ariane Gélinas

Première partie du dossier : en école publique
Deuxième partie du dossier : en école privée

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