Crasse Rose : Apocalypse Confinée

Le Vent Rouge se lève

Nicolas Winter
Published in
6 min readMar 27, 2023

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En 2018, dans une résidence d’écriture à Madrid, l’écrivaine Fernanda Trías planche sur son nouveau roman : Crasse Rose. Deux plus tard, celui-ci débarque en librairie alors que la pandémie de Covid-19 fait rage.
Pourquoi ce lien ? Parce que Crasse Rose est le premier roman de science-fiction de l’autrice Urugayenne et qu’il imagine déjà une mystérieuse épidémie avec le confinement d’une ville tout entière pour réchapper au fléau. On y retrouve non seulement la prescience des répercussions d’une telle catastrophe sur notre société moderne mais également un goût prononcé pour l’écologie et ce qui lit les deux phénomènes.
Grâce à Actes Sud et à la traduction de Nathalie Serny, voici donc l’histoire d’un roman qui avait senti la fin avant les autres…

« L’épidémie nous avait restitué ce que nous pensions quelques années plus tôt avoir perdu de manière irréversible : un pays de lecteurs, enterré loin de la mer, les riches dans leurs maisons de campagne ou leurs villas sur les hauteurs, les pauvres venant grossir les villes de l’intérieur, celles-là mêmes dont nous nous moquions auparavant car vides, défaillantes, obtuses. »

Dans l’histoire imaginée par Fernanda Trías, le virus n’est pas une évidence. Il est une ombre, un murmure que l’on colporte aux informations et entre les survivants. Nous sommes dans une ville portuaire quelque part en Amérique Latine, et une maladie apportée par un mystérieux Vent Rouge défigure les corps en s’attaquant à la peau, les pelant littéralement.
Entre deux tempêtes, un épais brouillard s’installe, comme le signe d’un accalmie en attendant la prochaine vague.
Confinée dans son appartement durant la majorité du récit, une jeune femme nous raconte ce qu’il reste de son existence, au cœur d’une ville qui se meurt. Notre narratrice, dont on ne connaîtra jamais le nom, continue à rendre visite à son ex-mari, Max, malade chronique du Vent Rouge et hospitalisé à la Clínicas, sorte d’hôpital-sanatorium géant et ultime refuge pour les patients atteint par cet étrange mal. Elle tente également de garder le contact avec sa mère, Leonor, avec laquelle elle entretient une relation d’amour-haine depuis l’enfance et qui s’oppose, dans son souvenir, à l’affection que lui témoignait sa défunte nourrice, Delfa.
Enfin, il y a Mauro.
Mauro est un enfant particulier, un enfant qui a toujours faim.
Atteint d’un syndrome génétique (qu’on devine proche du Prader-Willi), le garçon ne connaît pas la satiété et recherche toujours plus à manger.
Tant et si bien qu’il ne reste de lui qu’un être grossier, un enfant-dinosaure, monstrueusement gras et disproportionné. Mais Mauro n’est pas l’enfant de notre narratrice et guide, elle accepte simplement de s’en occuper moyennant finances et en alternance avec sa mère biologique, une riche réfugiée de l’intérieur du pays où la majorité des gens ont fui avec le début du Vent Rouge.
Outre la chronique d’une apocalypse, Crasse Rose s’attarde aussi sur une gigantesque usine agro-alimentaire, l’Unité nationale de production alimentaire, où une révolution a eu lieu avec l’invention de la fameuse crasse rose qui donne son nom au roman. Sorte de pâte gélatineuse peu ragoûtante, elle est le résultat d’une centrifugation des restes de carcasses d’animaux amenés à l’abattoir. Une sorte de bouillie infâme où rien ne se perd afin de nourrir les bouches innombrables du pays. Et si rien n’est véritablement dit pour expliciter l’origine de l’épidémie, on se doute que l’Usine et ses rejets ont forcément joué un rôle à un moment ou un autre.
Crasse Rose devient ainsi un roman de suppositions qui met mal à l’aise, qui fascine par les ponts qu’il construit en silence.

« La pensée est un endroit dangereux. »

Pour autant, Fernanda Trías n’est pas tant intéressée par l’apocalypse et ses origines que par ses conséquences sur son héroïne anonyme. Elle devient le reflet d’une femme piégée dans l’ambre, qui ne parvient pas à concilier ce qu’elle a été, ce qu’elle est et ce qu’elle sera demain.
Au milieu de cette cité confinée, le temps s’écoule d’une façon étrange et la narration s’en ressent, le futur surgit dans le présent, le passé reprend parfois ses droits sans prévenir. Tout se transforme en une pâte molle et asphyxiante. Crasse Rose utilise sa toile de fond de fin du monde pour donner l’occasion à son personnage principal de réaliser ce qu’elle est.
Au centre, la question de la maternité, hantée par le double-personnage de mère de Leonor/Delfa, et la dualité du personnage de Mauro, à la fois syndrome et enfant. Le rôle de la narratrice s’en trouve bouleversé, confrontée au même dilemme de sa propre mère, rongée par ce gamin qui n’y peut rien et qui, en même temps, n’a pas grand chose pour se faire aimer. Comme être mère dans l’adversité ? Comment survivre quand tout autour vous incite à partir et à lâcher prise ?
Mauro lui-même devient l’image de notre société moderne : affamé, repoussant et attachant à la fois, victime collatérale d’une maladie qui le force à consommer encore et toujours. Pour parfaire le tout, Fernanda Trías intrique le côté sanitaire de son épidémie avec un versant écologique, imaginant sans le dire vraiment que la catastrophe en cours vient aussi de ce mode de vie hyperphagique qui a finit par tout détruire.
Il est d’ailleurs assez ironique de constater que l’une des principales préoccupations des personnages du récit concerne les denrées alimentaires de plus en plus rares.

« Elle s’efforçait de survivre à la maternité, ce champ de mine qui ne te permet pas le moindre écart sans prendre le risque de voler en éclats. »

Entre deux chapitres, Fernanda Trías glisse de courts passages expérimentaux, quelque part entre le dialogue et la pensée à la volée, donnant un rythme planant et introspectif à cette fin du monde qui semble s’étirer à l’infini. L’ambiance mortifère du récit vient aussi de là, de ces longues heures d’attentes derrière les vitres, ou près d’un lit à veiller Max, cet amoureux qu’on arrive pas à quitter, ou encore à errer dans la rue à la recherche d’un des rares taxis qui accepte encore les courses illégales. Crasse Rose, aussi intimiste et troublant soit-il, restitue avec une acuité assez remarquable la lenteur de la fin, l’absence de grand évènement qui met brutalement un terme à tout, l’incrédulité de ceux qui y font face.
Il est aussi l’affirmation que toute fin annonce forcément un nouveau commencement et c’est là, certainement, que notre narratrice a le plus de mal. Se détacher de ce qui est mort, raté, perdu. Cette capacité à laisser derrière soi pour prendre un nouveau départ, ailleurs, en acceptant de laisser arriver à son terme les évènements du passé.
Crasse Rose est un roman sur le temps fini, celui sur lequel il est vain d’épiloguer et qui ne permet en réalité que de rester figé, piégé dans un monde qui s’est déjà déplacé ailleurs, sans nous attendre.
Un monde déjà passé.

Troublant à souhait, Crasse Rose fusionne catastrophe écologique et épidémie mortelle pour se recentrer sur l’intime de ceux qui restent piégé dans la nasse. Fernanda Trías offre une apocalypse à la fois atypique et visionnaire dans laquelle l’ultime question serait d’avancer ou disparaître pour de bon.

Note : 8/10

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