Dans la Forêt

Retour à la Nature

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readJul 3, 2018

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Éditions Gallmeister, collection Americana, 304 pages
Traduction par Josette Chicheportiche

Tout comme My Absolute Darling, Dans la Forêt de l’américaine Jean Hegland est un premier roman. Et tout comme le livre de Gabriel Tallent, il paraît dans la collection Americana des éditions Gallmeister précédé par une réputation des plus flatteuses. Caché sous une livrée de littérature blanche, Dans la Forêt reste pourtant un pur livre post-apocalyptique où Jean Hegland imagine la fin du monde pour une petite famille habitant un coin reculé des États-Unis. Seules survivantes, Nell et Eva sont des adolescentes ordinaires qui vont devoir faire face à la disparition de tout ce qu’elle connaisse, à commencer par l’électricité et les supermarchés. Dès lors, le roman nous entraîne vers une énième histoire de survie qui pourrait n’être que redites, ce qui n’est heureusement pas le cas.

“Ces jours-ci, nos corps portent nos chagrins comme s’ils étaient des bols remplis d’eau à ras bord. Nous devons être vigilants tout le temps; au moindre sursaut ou mouvement inattendu, l’eau se renverse et se renverse et se renverse.”

Pour se différencier des sempiternelles fin du monde de la littérature contemporaine, Jean Hegland choisit la voix de l’intime. De l’apocalypse elle-même, aucun mot ou presque. A peine parle-t-on d’épidémies et de catastrophes naturelles. Tout arrive par ouï-dire et la société s’effondre lentement sans même que la famille au centre du roman ne s’en aperçoivent réellement. Rien dans le récit ne viendra jamais expliqué la disparition supposée de l’homme un peu à la façon de La Route de Cormac McCarthy. Ce n’est de toute façon pas le propos de Dans la forêt. En réalité, l’histoire de Jean Hegland dissèque la dissolution des rêves familiaux mais aussi un certain coming of age imposé par la situation. Les deux cent premières pages sont d’ailleurs émaillées de nombreux flash-backs par l’intermédiaire de la narratrice, Eva. C’est l’adolescente qui nous guide à travers ce futur bien noir en noircissant les pages de son journal intime à la façon de Journal de Nuit de Jack Womack. Jean Hegland raconte l’avant avec une douceur et une sensibilité délicieuse, construisant des liens familiaux intensément poignants qui culminent dans diverses tragédies remarquables par leur pudeur. L’auteure américaine dévoile un style limpide et élégant qui frôle régulièrement le poétique et contraste avec le désespoir d’une situation qui va forcément en empirant.

“C’est comme si nous ne sommes tous qu’un ventre affamé, comme si l’être humain n’est qu’un paquet de besoins qui épuisent le monde.”

Plus qu’un roman post-apocalyptique, Dans la Forêt parle de deux sœurs et de leur amour. Jean Hegland parvient à croquer deux personnages opposés mais magnifiques, l’une perdue dans ses rêves d’étudiante, l’autre dans ses fantasmes de danseuse classique. Lorsque la société craque et que le monde semble disparaître, il est donc logique que la première se réfugie dans l’Encyclopédie familiale tandis que la seconde s’enferme pour danser. A côté de cette chronique familiale, Dans la Forêt convoque la Mort et raconte le chagrin. Pas forcément du fait de l’apocalypse d’ailleurs. Enfin, le roman offre un tableau atypique du post-apocalyptique dans le sens où il traite de l’après… vu de loin. Isolées dans la forêt, les deux jeunes femmes n’assistent pas réellement à ce qu’il se passe après la fin de la société américaine, elle le ressentent peut-être mais ne l’expérimentent pas directement avec autant de violence que les habitants de la petite ville toute proche. On devine plus qu’on ne vit les horreurs qui se déroulent à cinquante kilomètres de là. Dès lors, le récit devient l’apprentissage d’une survie dans une Nature où tout semble hostile mais qu’il faut tout de même apprendre à dompter de nouveau. Jean Hegland livre ainsi une vision plutôt sereine d’un monde obligé de retourner à ses racines…et c’est justement là que le bât blesse.

“Il est mort en même temps que le soleil se couchait. Nous l’avons tenu, nous avons caressé son visage et lui avons parlé comme les mères parlent à leurs enfants malades, leur promettant que ça irait, leur murmurant les mensonges qui se transcendent eux-mêmes, deviennent une sorte de vérité simplement par la force de l’amour ou la nécessité qui les commande.”

Après environ deux cents pages, le récit de l’américaine commence à faire du surplace. Une situation logique puisque le type d’histoire narrée ici offre peu de possibilités en terme narratif : deux sœurs qui s’aiment plus que tout coincées à l’écart du monde et donc privées de facto de péripéties à la Walking Dead ou La Route. Jean Hegland opère un choix malheureux en insérant au forceps un élément perturbateur qui tombe comme un cheveu sur la soupe : le viol d’une des deux sœurs…puis la maternité de celle-ci. Il faut dire qu’avant cela, le retour improbable d’Eli faisait déjà tâche et ne servait franchement que de prétexte pour parler de première fois et d’amours juvéniles. Heureusement, le passage était assez court et l’écriture assez subtile et poétique pour empêcher le récit de s’embourber durablement. Ce qui arrive avec le dernier tiers qui tombe dans un retour forcé à la Nature de plus en plus ostentatoire et qui lasse à force de répertorier les multiples cultures, cueillettes, chasses et découvertes des bienfaits de la forêt par Eva. Le roman se perd dans une énumération malheureuse entrecoupée par quelques belles scènes entre les deux sœurs qui finiront aussi par lasser puisqu’elles ne font que ressasser ce que l’on sait déjà pertinemment. En soi, le message écologiste et son jusqu’au boutisme ne sont pas foncièrement mauvais mais ils apparaissent comme tellement forcés dans ce récit jusque là discret et subtil qu’ils en ruinent la charge émotionnelle. Dans la Forêt se transforme dans sa dernière partie en manifeste pour un retour à la Terre pesant et parfois contestable. Il ne reste alors que la beauté de l’écriture ciselée de Jean Hegland pour parvenir à la conclusion laborieuse du roman.

Dans la Forêt aurait pu être un grand roman s’il avait été capable de s’arrêter à temps et de réduire son nombre de pages au lieu de s’enliser dans une partition écologiste militante qui alourdit terriblement le récit dans sa dernière partie. Heureusement, le lecteur peut profiter de très beaux instants et d’une apocalypse vue par le prisme de l’intime servie par l’écriture magnifique et poétique de Jean Hegland.

Note : 7/10

Si vous avez aimé, vous pouvez lire : La Route de Cormac Mac Carthy ou Journal de Nuit de Jack Womack

Existe aussi en version poche chez Gallmeister :

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