Des fleurs pour Algernon

Une souris et un homme

Juste un mot
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6 min readAug 31, 2018

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Éditions J’Ai Lu, 252 pages
Traduit par
Georges H. Gallet

Prix Nebula 1966

En 1959, un illustre inconnu du nom de Daniel Keyes publie sa première nouvelle : Des fleurs pour Algernon. Professeur d’anglais et de littérature américaine mais également diplômé en psychologie, l’écrivain n’a certainement aucune idée à l’époque de marquer durablement le milieu de la science-fiction et, plus généralement, de la littérature contemporaine.
Des fleurs pour Algernon remporte le prix Hugo l’année suivante et deviendra par la suite un roman qui vaudra à Daniel Keyes le prix Nebula en 1966.
Considéré comme un chef d’oeuvre de la science-fiction et un classique de la littérature américaine, Des fleurs pour Algernon est adapté à plusieurs reprises en films et téléfilms notamment en 1968 par Ralph Nelson sous le titre de Charly. Roman d’une humanité foudroyante, Des fleurs pour Algernon fut certainement l’oeuvre la plus connue de son auteur. Il était temps d’en dire davantage à son sujet.

Sous la forme d’un journal intime, et prenant le prétexte de simili-comptes rendus, Charlie Gordon explique avec ses mots la transformation qu’il est en train de subir. Charlie n’est pas un homme comme les autres, c’est un être exceptionnel comme il aime à le dire lui-même. Atteint de Phénylcétonurie, il souffre d’une déficience mentale sévère qui en fait ce que la société appelle communément un attardé. Pourtant, Charlie refuse d’abandonner. Charlie veut se battre et devenir intelligent. Il accepte alors (avec l’autorisation signée de sa sœur) de subir une intervention chirurgicale révolutionnaire du Pr Nemur et du Dr Strauss. Son but est simple : augmenter l’intelligence de Charlie et en faire un homme normal, voir même peut-être un génie. Pour suivre son évolution, les deux scientifiques lui demandent donc de rédiger des comptes-rendus pour attester de ses progrès.

“Comme c’est étrange que des gens qui ont des sentiments et une sensibilité normaux, qui ne songeraient pas à se moquer d’un malheureux né sans bras, sans jambes ou aveugle, n’aient aucun scrupule à tourner en ridicule un autre malheureux né avec une faible intelligence.”

Au début du récit, Daniel Keyes adapte son style d’écriture au niveau d’intelligence et aux capacités de Charlie. Le texte est parsemé de fautes d’orthographe, de grammaire, de conjugaison…puis, peu après l’intervention, de façon très progressive…le style et les idées de Charlie s’améliorent. Petit à petit, l’écrivain nous montre l’ascension intellectuelle de son héros tout en révélant au compte-goutte des choses que le lecteur n’avait pas vu auparavant. Et Charlie non plus d’ailleurs. Car Charlie, avant d’être handicapé mental, est un gentil garçon qui ne veut de mal à personne. Employé dans une boulangerie, il ne s’aperçoit pas des brimades, moqueries et autres méchancetés des uns et des autres autour de lui. Avec son éveil progressif, il réalise soudain sa condition mais aussi ce qu’on lui fait…et ce qu’on lui a toujours fait. Daniel Keyes, tout du long, patiemment, minutieusement, nous montre la méchanceté gratuite et ordinaire de ceux qui se sentent supérieurs, des “normaux”.

L’humanité du récit commence certainement ici, dans ces pages où Charlie s’aperçoit de l’horreur sourde qui l’entoure, du traitement qui était le sien mais aussi…qu’il ne le réalisait pas car il n’avait pas les moyens de le réaliser. Le terrible déchirure émotionnelle qui s’ensuit pour le lecteur se poursuivra de compte-rendus en compte-rendus jusqu’à ce que Charlie devienne un génie capable d’écrire des concertos ou de reprendre en main la partie théorique de la propre expérience dont il est le cobaye. En face, une petite souris a subi le même traitement que Charlie, elle s’appelle Algernon. Très tôt, Daniel Keyes établit le lien entre Algernon et Charlie, à la fois pour prédire le destin du héros, mais aussi pour filer une métaphore cruelle : Charlie n’est qu’un autre animal de laboratoire.

Des fleurs pour Algernon critique en effet la science sans humanité mais, et c’est très important, sans jamais dresser un portrait totalement noir des deux scientifiques principaux de l’aventure. Il montre avec brio que de la technicité découle un oubli fatal pour le praticien et le chercheur : le patient est un être humain. En quelque sorte, Charlie devient un John Merrick de la psychiatrie, les deux personnages partageant cette revendication simple et poignante : nous sommes humains ! Cependant, là où Elephant Man analyse la réaction des gens normaux face à un physique horrible, Des fleurs pour Algernon tente de comprendre ce qui provoque et entretient l’attitude honteuse des normaux envers les personnes dont le handicap n’est pas visible. Pour cela, Daniel Keyes fait progresser Charlie pas à pas, améliorant d’abord l’écriture et la lecture avant de lui donner des capacités d’abstraction puis des conceptions de mortalité et de permanence avant, enfin, d’aller à la rencontre de son subconscient. Très finement mis en place, cet éveil à l’intelligence entraîne pourtant un changement dans la personnalité de Charlie.

“L’intelligence et l’instruction qui ne sont pas tempérées par une chaleur humaine ne valent pas grand chose.”

Celui-ci découvre rapidement qu’avec l’intelligence vient un certain sentiment de supériorité…et la peur de ceux qui se sentent désormais inférieurs. Et Charlie n’en devient que plus humain car il montre alors des défauts tels que l’arrogance ou le mépris. Ici, Daniel Keyes explore un aspect très important de l’évolution de Charlie qui deviendra un leitmotiv du roman : l’intelligence sans cœur devient de la cruauté. En cela, Charlie fait l’expérience de la dichotomie intelligence/émotion et comprend que l’apprentissage du cœur ne vient qu’avec l’expérience, elle ne se corrige pas par la science ou par le savoir. Sa relation avec Fay et Alice montre d’ailleurs deux conceptions de l’amour pour faire mûrir Charlie et lui apprendre, au final, à devenir un homme douée d’empathie et de chaleur. Autre point important, Daniel Keyes aborde le ressenti de la famille par les souvenirs de Charlie et par une scène poignante en fin de roman où notre héros retrouve sa mère qu’il pensait cruelle mais qui se révèle bien plus nuancée dans la réalité, aussi traumatisée que son enfant. Car tout est nuancé chez Daniel Keyes, le monde de l’américain s’avère, à juste titre, en niveaux de gris.

Avec le temps, Charlie apprend qu’Algernon régresse et il réalise alors que lui aussi va redevenir ce qu’il était auparavant voir pire encore. Daniel Keyes expose alors la vulnérabilité d’un homme qui se sait condamné à la nuit alors qu’il a tutoyé le soleil de si près. Comme Prométhée, Charlie se brûle les ailes mais cette fois, le brasier s’avère assez lent pour que la victime soit pleinement consciente de son destin. Le roman devient alors d’une insondable tristesse, évitant tous les pièges du tire-larmes facile grâce à la subtilité d’écriture de Daniel Keyes pour finir sur une simple phrase, aussi mythique que le roman lui-même et qui arrache le cœur du lecteur dans un dernier soupir. Charlie redevient un être exceptionnel, à sa façon. Il faut aussi louer une dernière chose avant de refermer cette critique : la capacité de description du milieu psychiatrique que fait Daniel Keyes lors de la visite de Charlie à l’Asile. L’auteur ici ne condamne personne, il montre le débordement des soignants et l’abandon des soignés. Comment gérer autant d’êtres vulnérables lorsque l’on est si peu et que l’on a si peu ? Un tableau terrible mais d’une vérité criante qui magnifie les soignants dans leur dénuement.

“Qui peut dire que mes lumières valent mieux que ta nuit ?”

Des fleurs pour Algernon n’est pas un livre ordinaire, il est à l’image de son héros, il est exceptionnel.
D’une humanité désespérée et déchirante, le roman de Daniel Keyes offre une densité de réflexions qui décroche au lecteur un véritable uppercut émotionnel.
Nous aurons tous, à la fin, envie d’aller mettre des fleurs sur la tombe d’Algernon.

>> Ce roman fait partie des 100 livres de la Bibliothèque idéale de SF

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