Des Livres pour 2024 : Quidam éditeur

Tous les romans pour 2024 !

Nicolas Winter
Published in
18 min readDec 17, 2023

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Pour vous aider à y voir plus clair dans les sorties à venir de cette année 2024, quoi de mieux que de donner le micro aux éditeurs ?!
Sortez votre porte-monnaie, bouclez-bien vos compte-épargne, voici de quoi faire sauter la banque (et déborder votre pile à lire) !

Pascal Arnaud :

Tout premier roman de Eugene Marten, En aveugle suit parfaitement le sillage d’Ordure dans sa façon de brosser un monde dont la noirceur colle au plus près du réel américain contemporain, tout en offrant un regard légèrement différent.
En aveugle est un roman à la première personne, contrairement à Ordure. Il donne à entendre la voix d’un personnage au passé trouble, dont les contours et la teneur se préciseront au fil du livre. Fraîchement sorti de prison, le narrateur anonyme revient sur les lieux de son passé en quête d’une deuxième chance, dans une ville américaine qui n’est pas nommée et qui se veut tout aussi aliénante que la ville décrite dans Ordure. Sans rien en poche, ni argent ni expérience, le narrateur va tâcher de reconstruire progressivement sa vie.
Pour ce faire, il trouve une chambre dans un quartier mal famé et un immeuble au bord de l’insalubrité — c’est tout ce que la ville a à lui offrir à ce stade. Sans permis de conduire, il parvient à se faire embaucher par un serrurier d’origine syrienne qui va le prendre sous son aile pour lui apprendre les ficelles du métier. Mais la violence latente de la ville aura raison d’Ibrahim, qui se fera assassiner pour avoir refusé de baisser le prix d’une prestation de dépannage. Le narrateur va ainsi devoir survivre à Ibrahim dans un milieu hostile et une ville qu’il reconnaît très mal après toutes ces années passées en prison pour avoir causé la mort de son fils dans un accident de voiture, alors qu’il conduisait sous l’emprise de l’alcool. C’est aussi avec ce passé et ces souvenirs douloureux, jamais véritablement explicités, toujours abordés de manière pudique, que le personnage doit composer, d’autant que son épouse, finira-t-on par deviner, a survécu à l’accident, depuis lequel elle demeure plongée dans le coma à l’hôpital de la ville. Le narrateur ne résistera pas à la tentation de lui rendre visite, même si ses intentions demeureront floues jusqu’à la fin.

Le roman se passe dans le milieu de la serrurerie : sa langue est d’une précision redoutable et mêle le jargon technique à la vivacité et l’immédiateté de la langue contemporaine. Il dessine le portrait d’un personnage en reconstruction, aux prises avec le sort, les remords, la frustration, et très vite la métaphore de la clé et de la serrure revêt une importance capitale dans le roman : le narrateur est un homme confronté à autant de portes closes qu’il tentera — littéralement comme symboliquement — de crocheter et de déverrouiller, les unes après les autres, sans jamais savoir ce qu’elles peuvent dissimuler.
En aveugle peut se lire de multiples façons : roman social, roman existentiel aux allures de polar, il ausculte la violence inhérente à la société américaine, sans affèterie ni aucun plaidoyer. C’est avant tout un texte d’une richesse et d’une force imparables, qui joue sur le non-dit et une forme de minimalisme froid ayant d’emblée séduit Gordon Lish, qui s’est très tôt fait le défenseur de Marten auprès de la presse et du monde éditorial américains.
Pour l’écrivain Brian Evenson, Marten, dans En aveugle, réussit le tour de force de faire avec l’univers de la serrurerie ce que Melville avait réussi avec la chasse à la baleine.
En librairie dès le 5 janvier
L’extraordinaire précision d’un livre à l’égal du Suttree de Cormac McCarthy, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Stéphane Vanderhaeghe.

Toujours le 5 janvier en librairie, un roman sur la beauté et le danger de vivre. L’imprégnation, jusqu’à l’obsession, de l’œuvre hantée d’Emily Brontë dans la vie d’une famille.
Eté 2001, Lucie Ancel est stagiaire psychiatre à l’institut Saint-Maurice, un hôpital où sont internés de très jeunes garçons psychotiques venus de France et d’Angleterre.
Quinze ans plus tard, alors qu’elle assiste avec sa sœur à un concert rock à Paris, elle retrouve Hector Wolpe, le jeune pensionnaire dont elle a eu la charge thérapeutique à Saint-Maurice. Celui-ci est devenu un adulte décidé, confiant, loin du portrait du garçon meurtri par une enfance écoulée entre familles d’accueil et institutions spécialisées.
Jour après jour il s’immisce dans la vie des sœurs Ancel.

À mesure que Louise, sa sœur, noue une relation intime avec Hector, les souvenirs de Lucie Ancel ressurgissent. Ils sont d’abord imprégnés par la peur de ce que ces enfants « fous » représentaient aux yeux du personnel de Saint-Maurice, puis par le désir ambivalent de protéger aujourd’hui Louise de l’attirance fulgurante que celle-ci commence à éprouver pour Hector.
Reviennent alors les images éclatantes des journées passées à Saint-Maurice, des mots échangés entre l’adolescent et la jeune stagiaire psychiatre. Ressurgissent des scènes troublées par l’ombre à la fois douce et écrasante des enfants Brontë dont autrefois, le père d’Hector, Graeme Wolpe, a désiré que ses propres enfants possèdent la même intensité et le même génie créatif. Pur hasard ou départ volontaire, Hector fuit soudainement Paris et les deux femmes, et disparaît de l’histoire…

C’est alors une autre hantise que doit affronter Lucie Ancel : celle d’une promesse faite à Hector à Saint-Maurice et qu’elle n’a jamais pu mettre en acte. Un serment non tenu pour lequel il va lui falloir remonter le temps jusqu’à York, contrée natale d’Hector, en quête des fantômes d’Hurlevent. S’en suit une enquête comme une course contre et avec ce qu’on a perdu, et ce qu’on a voulu oublier. Contre ce qu’on a donné et qu’il aurait fallu protéger et sauvegarder.
Une enquête qui s’attachera à mettre à jour, par la littérature, les logiques de dominations entre les êtres, que ces liens soient amoureux ou filiaux.
( À noter la reparution en poche Les Nomades de son premier roman, Un autre dieu pour Violette)

Pour le 3 février, c’est au tour du roman Les arbres quand ils tombent de Fanny Wobmann.
Ce texte aborde les problématiques de la mémoire, de la construction des souvenirs, de la frontière floue entre vérité et mensonge, entre réalité et fiction.
Comment s’arrange-t-on avec le souhait de ne trahir personne, de ne blesser personne ?
Est-ce compatible avec la littérature ?

« J’ai une vision, le sang rouge et noir de ma mère qui coule sur la terre sèche et s’insinue entre les centaines d’espèces végétales de la forêt. Puis j’ai honte de cette image, parce que je me souviens que sur cette même terre, sept ans plus tard, aura lieu un génocide. »

Au-delà de sa charge narrative, le sujet central — « le racisme comme une donnée immuable dans la trame de notre existence », ainsi que l’écrit Audre Lorde — est abordé avec engagement.
Les médias dominants ne veulent pas que des femmes, en particulier des femmes blanches, réagissent contre le racisme. Fanny Wobmann le fait avec l’arme qui est la sienne : la littérature. En partant d’elle, pour ne pas parler à la place des autres, en décryptant ce qu’elle est aujourd’hui en regard de son passé, en s’étant documentée, et surtout en s’engageant à faire preuve de la plus grande humilité et la plus grande sincérité possibles.
Françoise Vergès parle de décolonisation de soi pour décrire le processus qu’il est nécessaire que chacune et chacun effectue pour s’éduquer et sortir du racisme systémique que nous entretenons par notre indifférence.
Fanny Wobmann s’aventure sur ce chemin-là.

En quête de son enfance à travers les photographies, les films, les récits de ses parents, les souvenirs fuyants ou ambigus, Fanny Wobmann tente d’aller plus loin que les images de la surface, celles qu’on rapporte toujours sans qu’elles nous appartiennent vraiment. Pour se rendre compte qu’elle n’a pas envie de les abandonner, qu’elles, au moins, elle sait comment les porter. Aussi tente-t-elle de capter ce qu’elle peut au travers de son éducation, son milieu social, ses souvenirs. Lesquels elle retient et lesquels elle laisse de côté, comment elle les raconte et les insère dans son quotidien pour les faire parler et se positionner ainsi dans un questionnement plus large, celui de la colonisation, de l’aide au développement, du racisme.
Il y a tout au long du texte, et ce dès l’ouverture, une récurrence de la mention des arbres. Que ce soit les sapins des pâturages du Jura neuchâtelois ou les ravinala malgaches, ils occupent ses souvenirs, les structurent, accompagnent sa mémoire.
L’image des « arbres quand ils tombent » habitent le texte et son héritage. Elle fait référence à l’histoire, à son enfance, à son lien avec sa région d’origine, ses forêts, à son éducation au contact avec la nature et des arbres. Elle s’ancre dans une Histoire plus large, lointaine et imposante.
Fanny Wobmann :

« Tous les matins de cette période particulière marquée par la pandémie, durant laquelle la plupart de mes activités professionnelles avaient été annulées, je me suis installée à mon bureau, et j’ai essayé d’écrire. Je me suis laissée emporter dans l’écriture, dans le récit de mes journées et peu à peu, dans celui des souvenirs. Ces errances m’ont amenée jusqu’à mes années d’enfance en Afrique. Ces quatre ans vécus au Rwanda et à Madagascar avec mes parents et mes sœurs, parce que mon père travaillait pour la Direction du développement et de la coopération, en tant que forestier. »

Enchaînons avec Devenir nombreux de Pierre Terzian en librairie le 1er mars !
Découvrez le Kwish : boussole poétique de l’impertinence et de l’espoir ! L’imaginaire de l’alternative rendu palpable.
La déconstruction espiègle d’une vision défaitiste et écrasante du futur.
Dans une France déchirée entre la Coalition et les forces locales de la Salamandre, Samuel et sa sœur Betty décident de quitter leur Seine-et-Marne natale pour le Québec. Mais ils ne sont pas seuls. La route est longue et périlleuse. Guidés par une nouvelle technologie sensible, le Kwish, ils parviennent à rejoindre un Québec qui n’est pas tout à fait celui auquel ils s’attendaient. Ils se retrouvent dans l’Enclave, une communauté vivant au fond des bois. Petit à petit, ils y prennent racine et y réinventent leur rapport au monde et aux autres.
Démarrée en 2015, cette fantaisie n’était au départ pour Pierre Terzian qu’une réponse noire et excitante au grand désarroi qui s’amorçait. Il ne s’agissait «que» de dystopie. Imaginer le pire. Construire à partir d’un pressentiment des images d’horreur collective, un système cohérent qui tiendrait à peu de choses près de l’enfer. Mais, reprise en 2020, elle semblait presque fade, comparée à la réalité. Le pressentiment n’en était plus un. La dystopie était à ce point effective qu’il lui sembla évident, et nécessaire, de tenter de tordre l’histoire vers la lumière, l’apaisement.
Devenir nombreux est donc le fruit d’un effort de retournement (presque impossible) d’une dystopie en utopie, d’un désir de proposer, bifurquer, alléger, se réapproprier le futur, participer à l’indispensable décrassage des imaginaires, faire rejaillir des alternatives à la dystopie en marche. C’est la déconstruction, modeste et espiègle, d’une vision défaitiste, écrasante du futur. Un antidote à TINA (There is no alternative, Margaret Thatcher).

Le texte a donc la fragilité d’un rêve. Il est concret et imparfait comme le sont les rêves. L’alternative y est rendue palpable, présente. Nous sommes plongés dans l’ébahissement face à ce qui se déroule. Comme celui qui rêve. Nous ne savons pas ce que nous en pensons mais nous savons que nous le vivons. Ainsi s’opère une contribution au renouvellement des imaginaires : par la voie sensible. L’idée est de donner au lecteur le sentiment du vécu, celui de l’évidence, plus que celui de la légitimité politique et morale. Devenir nombreux est un voyage charnel avant tout.
Le pari, la folie de ce livre consistent donc à faire tenir un monde poids plume, minoritaire, bancal, boueux, souvent approximatif, parce que poétique, naïf, bricolo, absurdement joyeux, un monde qui s’affranchit de page en page du cynisme normatif qui ensevelit tout. Il se permet même d’aborder la question technologique avec une sensibilité dilettante plutôt qu’une expertise scientifique, celle de l’Impertinence Artificielle, qui relève à la fois de la science-fiction et de la poésie.
Surtout Pierre Terzian poursuit son travail sur la langue, car c’est elle qui fait tenir ce nouveau monde.
C’est une langue vive, hybride et explosive, où s’entrechoquent l’oralité et le classicisme, le français, le québécois et l’anglais. C’est une langue du futur réapproprié, une langue du rêve. Jouant comme dans son précédent roman, Ça fait longtemps qu’on s’est jamais connu, (repris en poche) avec la drôle d’alliance spirituelle qui unit la France et le Québec, il dessine toujours un peu plus le contour en pointillés de son enclave culturelle imaginaire, poreuse à toutes les sensibilités, impulsée d’entraide et d’émerveillement.

Toujours au 1er Mars, découvrez Des larmes de crocodile de Mercedes Rosende traduit de l’espagnol (Uruguay) par Marianne Millon.
Germán sort de prison avec une « commande » : l’attaque d’un fourgon blindé de transport de fonds. Úrsula — rencontrée lors de l’enlèvement de l’homme d’affaires Santiago Losada (L’Autre Femme, Quidam 2022) –, lui révèle qu’elle n’est pas la femme de Losada… et accepte de s’allier avec lui pour braquer les voleurs. Depuis son appartement de la Ciudad Vieja de Montevideo, Úrsula épie toujours ses voisins, contemple les 322 statuettes japonaises héritées de son père et surtout, tisse sa toile, sortant des clous, car elle a pris goût à la délinquance et s’est affirmée : « Allons, Germán. Le monde n’est pas pour les lâches. Dieu vomit les tièdes.»
Elle continue à osciller entre boulimie et anorexie, davantage par rapport au regard porté sur elle que par véritable nécessité. Pendant ce temps, l’avocat Antinucci — qui a réussi à faire sortir de prison Germán et Ricardo, son ex-codétenu, emprisonné pour avoir assassiné la tante Irene — et la commissaire Lima entrent dans une spirale vertigineuse, chacun à sa façon cherchant alliance, sans toujours savoir comment ni pourquoi.
Cette nouvelle livraison de Mercedes Rosende est riche en procédés d’écriture et modes de narration. Parfois un narrateur à la troisième personne, omniscient, donne son avis : « Ça, je ne vais pas le raconter parce que ça ne m’intéresse pas. »

Le texte est structuré en trois parties :

  • La première voit alterner, en un véritable kaléidoscope, Germán en prison puis en liberté, Úrsula enfant ou adulte, Antinucci orchestrant l’attaque, la fuite de Ricardo, tandis que la commissaire enquête sur un crime et entend parler du coup qui se prépare par un indic.
  • La deuxième détaille le timing très précis de l’attaque sur un rythme cinématographique.
  • La troisième reflète un dialogue entre Úrsula et son père mort, ajoute un article de presse relatant l’attaque à l’issue de laquelle l’argent aurait sauté avec le fourgon, et les conclusions de la commissaire qui a compris qu’il existe en fait deux Úrsula López.

Mercedes Rosende a recréé le vocabulaire uruguayen de la rue et de la prison. Úrsula apparaît toujours comme une magnifique anti-héroïne pleine de frustrations, mais qui avec humour et autodérision, incarne la subversion quant à l’esthétique féminine dominante. Une femme prête à tout pour parvenir au but qu’elle s’est fixé, très aguerrie et tirant de plus en plus et encore mieux les ficelles de son destin.
Le Times a bien résumé l’alliance des qualités littéraires et noires du roman dans une phrase très évocatrice : « Des larmes de crocodile est un merveilleux mélange d’Anita Brookner et de Quentin Tarantino. »
(À noter la reparution en poche Les Nomades de L’Autre Femme)

Au 5 Avril, c’est au tour de Sur les roses de Luc Blanvillain, car, pour commettre l’irréparable, rien de mieux qu’un bibliothécaire amoureux.
Sur les roses parle avant tout d’amours.

Simon Crubel (dont le nom n’est pas sans évoquer celui de la rue où se dresse l’immeuble de la Vie mode d’emploi de Perec) languit pour Adèle, laquelle enseigne les lettres dans un lycée. Adèle soupire toujours pour Charles, qui l’a trahie il y a deux ans. Charles vit mal sans Adèle. Odile, bénévole à la bibliothèque, aime son mari Christian depuis des lustres. Rien ne les lasse l’un de l’autre. Christian cultive des roses dans son jardin.
Antoine, le fils d’Adèle, élève de CM2, affronte stoïquement la vie et forme avec sa mère un couple stable. Michel, pilier de bibliothèque, ayant connu jadis une brève gloire télévisuelle en interprétant le rôle du cousin de Casimir, dans l’île aux enfants, se passionne pour les livres anciens, les incunables, les savoirs obsolètes. Joëlle raffole des livres. Elle en écluse des palanquées, chaque semaine, les chronique, les note, les classe, leur attribue des étoiles et des coups de cœur. Tous les amis de Simon Crubel, confusément concernés par son amour pour Adèle, spontanément solidaires, le poussent à se déclarer, à commettre l’irréparable. Il cueille ainsi pour elle une rose dans le jardin de Christian, lequel, absurdement, en meurt d’une attaque cardiaque que les médecins qualifieront de massive. Le roman explore ensuite les conséquences de cet événement.

Sur les roses se veut donc d’abord une histoire d’amours, au pluriel, c’est-à-dire de désirs mais aussi d’amitiés, d’angoisses et d’espoirs.
Les personnages y cherchent plus ou moins consciemment le bonheur, dans un monde et à une époque où il n’apparaît plus guère que comme une illusion douloureuse. Certains, pourtant, l’ont frôlé de très près.
Connu, peut-être. La rose, envisagée sous la plupart de ses angles, y compris l’anagrammatique — Oser, Eros — constitue le motif obsédant du récit. Objet de toutes les convoitises, symbole aussi éculé qu’énigmatique, sujet de tous les livres, elle traverse les siècles et continue de sévir, exhalant son suave parfum de catastrophe. Restent les livres, bien sûr. En équilibre inconfortable entre la vie matérielle et l’infini, ils encombrent les rayonnages, poussiéreux, trop couverts, attirants comme des puits.
Chacun s’y abreuve à sa façon.
Simon Crubel revient toujours à Jude l’obscur, de Thomas Hardy, qui lui ressemble comme un frère éloigné. Michel charroie ses incunables dans des sacs Leclerc, Joëlle lampe à grands traits l’écume des jours d’aujourd’hui, Adèle tâche d’enseigner la littérature.
Tous regardent, à la télé, les aventures du commissaire Jonasson, qui semble en savoir long. La question, comme toujours, est de savoir où nous mène le sentier sinueux semé de pétales.

L’autre roman prévu pour le 5 Avril, c’est Hemlock de Gabrielle Wittkop à qui nous laissons la parole :

« Labyrinthe dont les voies se recoupent à plusieurs niveaux différents, ce triple récit évoque les destinées dramatiques d’une Italienne de la post-Renaissance –Beatrice Cenci–, d’une Française du Grand Siècle — la marquise de Brinvilliers –, d’une Anglaise de l’époque edwardienne en Inde — Mrs Fulham –, toutes trois entraînées dans le vortex du crime par l’enchaînement des circonstances, par leur faiblesse et par leur passion. Des visions récurrentes, des lieux, des objets, des leitmotive les relient entre elles, établissant une mystérieuse unité au-delà des contingences chronologiques. Ils les relient aussi à Hemlock, une femme de notre temps, étrangère à leurs crimes mais déchirée entre les espérances et les craintes d’une situation extrême dont la cuisante présence domine tout le livre. Néanmoins, pour Hemlock, cette situation demeure comme intemporelle : « C’est toujours hier ou demain, aujourd’hui jamais. »

Cependant aucune des figures ne suit platement un schéma biographique : elles sont avant tout des interprétations originales, de nouvelles créations au vrai sens du terme. Tantôt elles s’appuient sur le fait historique, riche en détails authentiques, tantôt s’en éloignent librement pour rencontrer une autre réalité, semblable à celle du miroir au travers duquel passe Alice, faite d’autres détails tout aussi chatoyants, tout aussi pleins de vie que les premiers. Tout bouge et circule dans ce livre tumultueux et pourtant rigoureusement articulé autour des angoisses de Hemlock.
Rien n’y est aléatoire et l’apparent arbitraire obéit à des lois aussi inéluctables qu’insolites.
Quant à Beatrice Cenci, la marquise de Brinvilliers et Augusta Fulham, elles illustrent par le terrible cheminement de leurs histoires les mots de Shakespeare, que l’auteur place en exergue de son ouvrage : « Seigneur ! Nous savons ce que nous sommes, mais ne savons pas ce que nous pouvons être. »
Le roman réunit cet ensemble de trois histoires, reliées entre elles par un récit encadrant constituant le maillon nécessaire à la mise en écho du parcours des trois empoisonneuses célèbres, doubles et prolongements de Hemlock, la narratrice de premier niveau dont le nom est aussi un vocable anglais signifiant « cigüe ».

Hemlock cherche à fuir un quotidien qui lui est devenu pénible. H., son mari qu’elle aime éperdument et qu’elle considère comme « à la fois sa mère et son père, sa sœur et son frère, son époux et sa femme », souffre d’une affection incurable qui le rend complètement dépendant de son épouse. Mais Hemlock ne supporte pas de voir sa liberté entravée par la maladie de l’homme pour qui elle éprouve pourtant encore de forts sentiments. Plusieurs fois tentée d’abréger ses souffrances, elle s’échappe du domicile conjugal pour ne plus songer à ses pensées coupables. Elle se noie dans un travail qui la met en contact avec des antiquaires, des marchands d’art. Ses voyages la mènent respectivement à Rome, Paris et Agra en Inde. Mais à chaque étape, elle investit un logis dont le lourd passé lui est révélé par des interlocuteurs devenus, le temps de la rencontre, des passeurs d’histoires enfouies.

Cependant, au lieu de mettre à distance ses inquiétudes et ses inavouables desseins, les endroits habités par Hemlock, qui s’enténèbrent des pesantes images d’un temps révolu, ne font que remettre en perspective un vécu entrant en résonance avec celui d’inquiétantes et fascinantes héroïnes de l’Histoire. Hemlock devient le creuset qui reçoit l’âme de ces dernières et en perpétue le souvenir. Le lecteur est précipité dans les rets d’un roman gigogne pensé comme une toile d’araignée au centre de laquelle il se retrouve prisonnier. De méandres en détours stylistiques, le texte appelle des histoires de doubles, ménagent des effets de miroirs déformants comme ceux d’une galerie des glaces dans une fête foraine monstrueuse : décapitations publiques et procès grotesques occupent une place particulière dans les trois récits qui composent le roman. Les événements se prolongent et se répondent. Les divers niveaux de temporalités influent les uns sur les autres. Les lignes du temps gauchissent, deviennent floues.

Parallèlement, ces histoires évoluent à mesure que se dégrade inexorablement le corps de H. dans le récit enchâssant, comme si c’était là un paramètre nécessaire au déploiement de celles-ci, et au retour du lecteur dans l’espace-temps lié à Hemlock.
Gabrielle Wittkop transforme chaque étape de son œuvre en épisode digne d’une tragédie grecque où « tout arrive selon des motifs prévus, formulés ». Chaque femme est amenée à empoisonner le (ou les) homme(s) qui les entrave(nt), mais le meurtre apparaît toujours comme l’ultime recours permettant la conservation d’un fragment de dignité ou de vertu en même temps qu’il précipite une condamnation à mort inéluctable.

Pour le moi de mai, le 17 pour être précis, voici La Houle de Ioànna Karystiàni traduit du grec par René Bouchet !

Saga de l’amour et de l’espoir, un roman autant sur la fidélité que l’infidélité. Capitaine de l’Athos III, Mitsos Avgustis est devenu quasi aveugle, mais pour autant il se refuse de mettre pied à terre. Le cargo, l’équipage sont sa vie. Ce que sa maîtresse, Litsa –Pénélope des temps modernes attendant le retour de son Ulysse — a bien compris.
Reste que Mitsos Avgustìs est sommé par son armateur de rentrer au bercail, sur l’île où il est né. C’est-à-dire auprès de sa femme Flora, ses deux filles, son fils, une petite-fille qu’il n’a jamais rencontrée.
Est-il à même d’affronter, non plus les rafales et tempêtes de sa vie en mer, mais celles qu’il a engendrées sur terre. Est-il seulement capable de résister au chant des sirènes de l’océan, son cargo plein de ses démons et secrets ?
Peu importe le nombre ou la diversité des expériences de la vie, il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre. Même si le prix à payer est parfois très élevé.
À noter la reprise en poche de La Petite Angleterre de la même autrice traduit du grec par Michel Volkovitch.
Dans celui-ci, Ioànna Karystiàni déjoue tous les attendus du mélodrame.
La Petite Angleterre est le nom que les marins donnent à l’île égéenne d’Àndros. C’est aussi le nom du navire coulé par une torpille allemande sur lequel disparaît le marin Spỳros Maltabès en 1943. À la fin des années 20, la femme du capitaine Saltafèros Mìna, marie ses deux filles : despotique, elle choisit pour Òrsa, l’aînée, un armateur que la jeune fille n’aime pas et pour Mòskha, Spỳros. Puis elle installe les deux couples l’un au-dessus de l’autre avec pour simple séparation les planches minces d’un plafond parcimonieux. Aux soupirs que laisse passer ce plancher de misère, Òrsa oppose un silence obstiné, jusqu’à la disparition de Spỳros.
Ioànna Karystiàni dynamite les clichés du mélodrame. Elle tisse, dans une prose ferme et brillante, la chronique exaltée d’une passion dévorante dans un microcosme insulaire sur le point de basculer dans la modernité. L’écriture du désastre devient splendeur d’un monde disparu.

Tous les livres à paraître en 2024 par leurs éditeurs !

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