Djinn City

Bangladesh magique

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
6 min readNov 5, 2020

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Éditions Agullo, Collection Agullo Fictions, 569 pages
Traduit par
Jean-François Le Ruyet

C’est en 2017 que l’écrivain et journaliste Bengladais Saad Z. Hossain débarque en France avec la traduction chez Agullo Éditions de son premier roman, Bagdad, la grande évasion ! qui charme la critique et se voit repris en poche chez Folio-SF deux ans plus tard.
Son second ouvrage, Djinn City, arrive enfin dans l’Hexagone dans une traduction signée Jean-François Le Ruyet et ouvre les portes d’un univers aussi magique que déjanté pour le lecteur français en quête d’aventures et d’exotisme au pays des fleuves fous !

« Où es-tu, Indelbed ? Je veux te voir. Je t’aime, mon pauvre fils. Je t’ai toujours aimé, n’est-ce pas ? Je ne t’ai pas abandonné, n’est-ce-pas ? Je ne me rappelle plus ton visage. Quel âge as-tu ? Je ne m’en souviens plus. Hier encore, tu étais bébé, une petite chose muette qui ne pleurait jamais, n’avait jamais faim et me regardait avec des yeux de djinn. La porte se trompe. Oui, j’ai cherché cette cité, la Cité de la Paix, la Cité de la Mort, où trouverais-je ma femme ailleurs ? Mais pas à ce prix. Pas au prix de ta vie. »

Une histoire de Djinns

Comme son nom l’indique, Djinn City fait la part belle à une créature mythologique issu de la culture musulmane : le Djinn ! Oubliez le lointain cousin bleu d’Aladdin, les djinns de Saad Z. Hossain n’ont rien de sympathiques personnages prêts à exaucer vos moindres vœux.
Aux côtés d’Indelbed, le lecteur va rapidement comprendre que son père, le docteur Kaikobad, n’a rien d’un ivrogne pathétique. Plongé dans un coma qui semble irréversible, Kaikobad se révèle en réalité l’émissaire d’une espèce toute puissante qui règne sur la Terre depuis des éons en toute discrétion, les djinns !
Bientôt piégé par l’un d’entre eux, le puissant et impitoyable Matteras, Indelbed va devoir sacrifier bien des choses pour se libérer. Pendant ce temps, son cousin Rais se met en tête de le retrouver coûte que coûte et fait la rencontre de Barabas, un djinn porté sur la boisson et déguisé en mollah.
Émissaire par intérim, Rais va vite comprendre que Matteras et les siens ont un peu trop rapidement oublié l’histoire de leur propre peuple et de la mythique cité de Gangaridai.
Principale attraction de ce pavé d’aventures, les djinns revus et corrigés par Saad Z. Hossain sont à la fois une brillante relecture du mythe et une métaphore politique des plus audacieuses. Le lecteur croise tout un tas d’êtres surnaturels aux formes souvent incongrues allant du banc de poisson au pirate des airs mais découvre par là-même toute une société et une hiérarchie diablement excitante. Les djinns — divisés en trois sous-espèces : Marid, Efrit et Goule — n’ont par exemple pas de véritable système de monnaie physique mais fonctionnent avec des devises symboliques telles que l’auctoritas et les dignitas ni de véritables rois, qu’ils exècrent au possible, lui préférant une République bruyante et querelleuse, droguée aux imbroglios judiciaires et aux lois absurdes.
Haut en couleurs, les djinns du récit reconstruisent le mythe oriental et le réactualise avec délice. Dans l’intervalle, l’auteur dissèque les liens qui unissent ce monde magique à celui des hommes avec les émissaires et les nephilims, des êtres mi-humains mi-djinns.
Et si les personnages humains ne sont pas en reste — Rais, Indelbed et Juny en tête — il faut avouer que le moteur de l’histoire reste, tout du long, la rencontre avec un monde surnaturel inattendu et passionnant.

« Les djinns avaient préféré la discorde, opté pour la violence, le chaos, le hasard aveugle. Durant une brève période quelque chose de merveilleux avait existé, mais il n’était pas dans la nature djinn de se soumettre, d’accepter un autre maître que leurs propres désirs. La paix n’était pas à leur goût. Ils avaient enseigné la guerre au monde, armé les humains et les nephilims ; et maintenant, c’était sans fin. »

Préoccupations politiques, philosophiques et climatiques

Malgré ses apparences de page-turner, Djinn City parvient régulièrement à se faire plus malin que son ombre en abordant tout d’abord en long en large et en travers la question politique où l’auteur bangladais oppose de façon fort amusante les créationnistes (qui pensent que les Djinns ont été façonnés par un Créateur) et les évolutionnistes (qui préfèrent penser que les Djinns ne sont que le fruit d’une évolution similaire aux humains). Bien sûr, voilà qui permet d’amener en sous-main l’opposition entre conservateurs et progressistes, entre ceux qui considèrent le djinn comme un être supérieur et ceux qui le replacent dans un monde scientifique et réaliste. Un arrière-goût religieux, politique et philosophique qui rend le récit bien plus intéressant qu’il n’y paraît. En amenant les manigances de Matteras sur le terrain de l’humanité, en utilisant des mots comme « espace vital » et « solution finale », Saad Z. Hossain joue avec notre passé pour rappeler que la méconnaissance de sa propre histoire, la haine de son prochain et un orgueil démesuré sont le plus souvent à l’origine des plus grandes catastrophes.
Plus malin encore, l’intrigue s’appuie aussi sur la menace climatique (maniée par les djinns) mais qui illustre bien la préoccupation actuelle autour des catastrophes naturelles et notamment au Bengladesh, l’un des pays au monde les plus menacés par la montée des eaux et régulièrement ravagé par les ouragans. Inutile donc de dire que quelques saillies bien placées des djinns à l’encontre d’une race humaine négligente et grouillante ne font pas de mal.

« Nous errons tous, perdus sur une même voie, sans caractère divin ni destin particulier, sinon ce que nous faisons de nous-mêmes, notre seule noblesse, celle que l’on affiche. Pauvres créatures à la dérive, des fantômes, en vérité, attendant qu’un vent cosmique nous efface de l’échiquier. »

Le jeu des trônes

Ce qui ravit pourtant le plus dans Djinn City, c’est sa capacité remarquable à mêler drame, humour, noirceur et aventures.
Saad Z. Hossain n’a pas son pareil pour jongler entre les séquences de tortures et les enquêtes scientifiques impromptues (à base de génétique et de filiation ADN) tout en tirant régulièrement des sourires à son lecteur avec ces djinns volontiers bagarreurs, débauchés et versatiles.
C’est d’ailleurs la fourberie des personnages de ce roman qui donne sa cadence remarquable à l’histoire, entre les investigations menées par Rais, l’initiation de Indelbed et les manigances des uns et des autres. En rajoutant également un dernier récit parallèle, celui de Kaikobad, l’auteur achève sa fresque historique d’une histoire parallèle pleine d’héroïsme, de coup bas, de retournements de situation et de changement(s).
Finalement, c’est en détricotant les à priori et en mélangeant les races et les cultures que Djinn City parvient à s’imposer comme un moment de divertissement intelligent et fun qui ravit le lecteur jusqu’à la dernière page… et le frustre avec une fin qui n’en est pas une !
Bref… vivement la suite !

Enlevé, drôle et constamment surprenant, Djinn City mêle aventures et réflexions politiques et climatiques avec un égal bonheur. Saad Z. Hossain réussit l’exploit de faire passer un pavé de plus de 500 pages comme une lettre à la poste…et l’on en redemande !

Note : 8.5/10

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