Eux : le chef d’œuvre perdu de la dystopie moderne

La mort de l’être

Nicolas Winter
Published in
5 min readMar 19, 2023

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Le nom de Kathleen Elsie Dick ne vous dit certainement rien, ni même son diminutif « Kay » Dick. Pourtant, elle est une figure historique majeure de la littérature anglaise du XXème siècle.
Écrivaine, journaliste, critique et éditrice, elle publie en une dizaine d’ouvrages dont They, un roman dystopique, qui reçoit un accueil mitigé et sexiste lors de sa parution en 1977. Du fait de ventes décevantes, l’ouvrage tombe dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte 2020 par un agent littéraire et une nouvelle édition en 2020 chez Faber & Faber.
Jamais publié en France, Eux nous arrive enfin dans la langue de Molière près de 45 ans plus tard chez Le Livre de Poche dans une traduction signée Patrick Imbert.
Et si Kay Dick avait écrit un livre majeur de la dystopie ?

« Il ne faut jamais oublier […] Ça trotte dans ma tête tout le temps. Comme ça, je suis perpétuellement sur mes gardes. Ça m’aide à réagir plus vite, si le danger est permanent. C’est quand on essaie d’oublier que les ennuis commencent. Ils viennent toujours à ce moment-là, quand on n’est pas vigilant. »

Précédé par les commentaires élogieux d’Emily St. John Mandel et Margaret Atwood, Eux est un roman des plus étranges.
En fait de roman d’ailleurs, il serait plus exact de parler de fix-up de nouvelles puisque l’ouvrage regroupe neuf textes courts se déroulant dans le même univers.
Et cet univers, parlons-en justement. Kay Dick nous projette quelque part dans le futur au sein d’une société qui ressemble à s’y méprendre à la nôtre. Pas d’avancée technologique majeure, pas d’étrange civilisation extraterrestre ou de voyage intergalactique. Eux s’inscrit dans la même veine qu’un 1984 ou un Meilleur des Mondes.
Dépouillé à l’extrême, froid dans sa narration comme dans son style, Eux nous met dans l’inconfort. Les personnages du roman semblent tout à fait ordinaires et mènent une vie plutôt paisible de prime abord.
Dans la première histoire, notre narratrice visite régulièrement la maison d’un ami, un dénommé Karr, qui héberge Claire, une peintre et son amant, Garth, un pianiste. En rentrant au cottage, notre narratrice constate que sa bibliothèque s’est encore réduite. Un nouvel ouvrage a disparu en son absence. Puis un autre. Et encore un autre.
Ils les ont pris.
Ce « ils », nous ne saurons jamais vraiment de qui il s’agit. Un groupe de personnes, un organisme de contrôle gouvernemental, une milice.
Peu importe, ils s’imposent désormais dans la vie de chacun, dans leur intimité, allant jusqu’à pénétrer dans les maisons des uns et des autres.
Et ce qu’ils n’aiment pas et ne tolèrent pas, c’est la singularité, tout ce qui peut faire ressentir, tout ce qui peut amener à être.
Le conformisme devient la norme. Être différent, artiste, penseur, amoureux. Tout cela devient interdit et tabou.
Ils détruisent les œuvres d’arts, volent des bibliothèques entières, vident la National Gallery, parcourent la campagne et enlèvent les gens.
Insidieusement, le visage de cette société d’apparence paisible devient complètement terrifiante, avec des non-dits qui donnent froid dans le dos.

« Nous représentons un danger. Le non-conformisme est une maladie. Nous sommes une source possible de contagion. »

Au gré de ces neuf textes, Kay Dick imagine un monde où l’on abhorre l’émotion, l’art, l’amour, la subversion et tout ce qui tend à rendre l’homme différent de son voisin. Plus l’on avance dans l’ouvrage, plus les terreurs s’accumulent. On coupe les mains des écrivains, on aveugle les peintres, on construit des « refuges » où l’on enferme les gens pour les guérir, sans fenêtre, éclairé par la lueur de téléviseurs lobotomisants. Viennent ensuite les tours, pour les cas désespérés. Kay Dick écrit un monde qui glace le sang mais sans jamais montrer l’horreur de façon frontale. La tyrannie et l’oppression sont des figures floues, confuses, insidieuses. La violence éclate sans prévenir, l’enlèvement et l’absence deviennent des motifs de terreurs.
Ce qui fait la force d’Eux, c’est cette volonté d’un récit dépouillé qui ne démasque jamais les coupables, qui les laissent dans l’ombre, qui nous rend paranoïaques et, finalement, résignés. Car ils peuvent être n’importe qui. L’acte de résistance peut alors naître de la moindre banalité, pouvant conduire à une mort certaine comme à un effacement de la personnalité pur et simple.
La britannique imagine un futur où le fait même de penser de façon individuelle, le fait de pouvoir construire quelque chose ou d’aimer, le fait de se déplacer à son gré ou d’exprimer la douleur est un acte de trahison du nouveau conformisme souverain.
Les personnages d’Eux se débattent dans un monde inquiétant par sa quiétude forcée, où tout devient lisse, aseptisé. Où l’on reproduit en masse, où le tourisme devient une activité rassurante, comme un troupeau bruyant et cruel. Kay Dick n’abandonne cependant pas la partie et chacune de ses histoires témoignent des actes de bravoure parfois absurdes de ceux qui se souviennent encore et veulent persister à se souvenir.
Les poètes, les écrivains, les amants, les rêveurs, les voyageurs.
Et si c’était eux qui comptaient à la fin ?

« L’amour est asocial, inadmissible, dangereux. […] L’amour implique la communication. Le chagrin d’amour est le pire des délits imaginables. Il suggère que l’amour possède une certaine valeur, de l’empathie, de la générosité, du bonheur. »

Véritable trésor oublié, Eux est un ouvrage majeur du genre dystopique. Kay Dick y écrit la destruction de l’être et de l’émotion, révélant la gueule immonde d’un conformisme autoritaire tout puissant. Un roman qui glace l’échine de son lecteur page après page, mot après mot. Terrifiant et indispensable.

Note : 9.5/10

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