Froid — Métro

Requiem pour l’humanité

Nicolas Winter
Published in
5 min readOct 31, 2022

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En 2011, les éditions de l’Arbre Vengeur publiaient Plop.
Un drôle de nom pour un O.L.N.I terrible de noirceur signé par l’Argentin Rafael Pinedo. Repris quelques années plus tard aux éditions Folio-SF, ce court roman s’est déjà taillé une sacré réputation dans les milieux autorisés, un peu comme l’avait fait en son temps Les Saisons de Maurice Pons. Depuis pourtant, aucune nouvelle des autres œuvres de l’auteur.
Jusqu’à ce que les éditions de L’Œil d’or décident enfin de corriger le tir avec un volume rassemblant le reste des écrits de Rafael Pinedo.
Et vous n’êtes pas au bout de vos surprises…

« Pleurer sans larmes, c’est là le seul enseignement du froid. »

Pour ceux qui ne le savent pas encore, Rafael Pinedo n’est plus.
Décédé en 2006 à l’âge de 52 ans, l’Argentin n’avait recommencé à écrire que vers ses 40 ans après avoir brûlé la totalité de ses manuscrits alors qu’il n’avait que 18 ans. Dès son premier texte, le fameux Plop, Pinedo foudroie le milieu littéraire et décroche le prix Casa de las Américas.
Alors qu’en France on ne découvre sa prose glaçante que près de cinq ans après sa mort, deux autres courts textes viennent compléter sa trilogie sur la « destruction de la culture ». C’est grâce à Adrienne Orsaud et les éditions de L’Œil d’or que Froid et Métro, les deux textes en question, sont enfin publiés en France complétés par un long poème posthume, Labyrinthe.
Plongeons maintenant dans les écrits eux-mêmes.
Avec Froid tout d’abord, un court roman (ou novella si vous préférez) de 114 pages découpé en quarante courts chapitres.
Le monde est déjà mort et le froid s’est emparé de ce qu’il reste de l’humanité. Dans un monastère-école non loin d’un petit village isolé, l’une des sœurs, professeure d’économie domestique de son état, décide de rester envers et contre tout alors que le reste de sa congrégation et des survivants tentent de fuir vers des contrées qu’ils espèrent plus hospitalières. Alors qu’elle regarde la caravane s’éloigner, notre narratrice se rend compte que sa survie va être difficile. Très difficile. Elle va donc méthodiquement trier ses ressources et instaurer une routine d’activité pour la prémunir de l’ennui et du froid qui se fait chaque jour plus mordant.
On suit dans Froid la survie entêtée d’une femme qui ne veut rien lâcher et qui doit lutter à la fois contre la température et la faim mais également contre la folie qui menace. Seule dans son monastère, la religieuse se réfugie logiquement dans la foi, une foi qu’elle va peu à peu tordre pour lui tenir compagnie et qu’elle va par la même occasion adapter afin de célébrer Dieu auprès des seuls êtres qui lui restent : les rats.
Le roman de Rafael Pinedo est une âpre lutte contre les démons de l’extérieur comme de l’intérieur, une lutte qui se gagne chaque jour et où tout semble tomber dans un grotesque dérangeant où le blasphème devient une bouée de survie.
On assiste alors à des messes données pour une congrégation de rats sous le regard inquiétant et dérangeant d’un Christ-Rat fait d’os d’animaux.
Peu à peu; le récit de notre survivante glisse vers l’horreur psychologique et l’absurde. On y découvre certaines pensées refoulées par la Sœur, des pulsions sexuelles inavouables et qui la rongent, entrant en conflit avec son éducation strictement catholique. Mais on découvre surtout une femme incapable de se regarder et de s’accepter, victime bien avant la fin du monde d’une société violente et mesquine.
On pourrait croire de prime abord que Froid est un roman post-apocalyptique traditionnel mais il est surtout un roman de survie, un récit intimiste bouleversant où la chaleur humaine s’éteint de façon inéluctable, où l’univers semble mourir avec son héroïne bouffée par ses démons perfides et insidieux que plus rien ne retient.

« La peur vient de la tête, pas du corps. La peur paralyse, empêche de courir, empêche de fuir. Fuir en avant, n’importe où loin des loups, loin des dents qui mordent, qui arrachent, qui s’affolent au goût du sang, à la saveur de la chair déchirée, arrachée vivante, mâchée sur le cri, sur la douleur. »

Si Froid vous glace, alors Métro risque bien de vous achever.
Alors que la première histoire fonctionnant au huit-clos total, Métro nous emmène dans les tréfonds de la Terre… ou du moins ce qu’il en reste.
Le roman s’ouvre sur la fuite d’une jeune femme enceinte pourchassée par des « loups », contrainte d’abandonner son beau-fils blessé sur les traverses alors qu’elle cherche désespérément un moyen de sauver sa peau (et celle de l’enfant qu’elle porte). Dans l’obscurité, elle chute alors dans un puits, se rattrape in extremis à un câble rouillé et s’enfonce ainsi dans la nuit perpétuelle qui règne si loin de la surface. Peu à peu, Rafael Pinedo dévoile ce qu’il reste du monde des hommes, désormais forcés à vivre loin d’une lumière devenue insupportable.
Réunis en tribus, plus proches de la bête que de l’être humain, les survivants s’adaptent comme ils le peuvent à leurs nouvelles conditions de vie. Et autant dire que si la tribu dont vient notre narratrice n’a déjà plus grand chose de civilisée avec ses Appariements et sa façon de transmettre la vie (et l’âme), attendez de tomber dans les tréfonds du métro et vous comprendrez que l’on peut toujours tomber plus bas !
En faisant la connaissance d’une autre jeune femme, Ish, on découvre jusqu’où l’humanité a pu régresser. À la fois abominablement inventive et terrifiante par sa cruauté extrême, la société imaginée par Rafael Pinedo renvoie à celle de Plop, et n’a rien à lui envier. C’est dire !
Comme dans Froid, c’est aussi l’histoire d’une survie et de croyances profondément enracinées qui emprisonnent les femmes et en font des instruments au service des hommes. L’amour, de nouveau, n’est plus qu’un mot vain qui survit à peine sans même que la narratrice ne le comprenne véritablement.
D’une noirceur complètement asphyxiante, Métro est une régression totale vers la bestialité et la déshumanisation.
Un chef d’œuvre dérangeant et obsédant.
On finira par un mot sur Labyrinthe, court poème halluciné où l’on se perd autant que le narrateur dans une quête de sens impossible, piégé peu importe la voie que l’on emprunte pour s’en tirer. Anecdotique par rapport aux deux précédents textes, il restera cependant le dernier écrit d’une des voix les plus atypiques de la littérature hispanique moderne.

De ces deux plongées dans la fin de la culture humaine telle qu’on la connaît, le lecteur ramène des souvenirs de noirceurs indicibles et une prose tranchante qui ne laisse rien au hasard. Rafael Pinedo achève une trilogie unique en son genre, à la fois éprouvante et impressionnante, qui va jusqu’au bout du bout…et plus loin encore ! Sa conclusion est sans appel : personne ne survivra, surtout pas l’homme. Ou du moins, pas comme un homme.

Note : 9/10

→ Vous pouvez soutenir cette courageuse initiative d’édition en France en achetant l’ouvrage directement auprès de l’éditeur à cette adresse !

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