Ils se noieront dans les larmes de leurs mères

Poème d’amour

Nicolas Winter
Juste un mot
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6 min readDec 23, 2019

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Éditions Actes Sud, collection Lettres Scandinaves, 336 pages
Traduit par Emmanuel Curtil

Multi-primé en Suède, Ils se noieront dans les larmes de leurs mères est le second roman du poète et romancier Johannes Anyuru.
Après Du paradis souffle une tempête, l’écrivain nous offre une oeuvre de science-fiction camouflée en littérature blanche (ou serait-ce l’inverse ?) dans lequel il s’interroge sur les dérives identitaires du monde occidental et sur la violence du terrorisme islamique. Sujet à la fois complexe et sensible, le rapport au religieux s’intègre ici dans un cadre plus large : celui de l’être humain et de ses croyances, du corps bafoué et de l’esprit tabassé.

Abou Ghraib et Guantanamo, la torture et l’humiliation

Nous sommes un soir d’hiver comme les autres en Suède et un caricaturiste renommé, Göran Loberg, tient une conférence sur la liberté d’expression et ses caricatures du Prophète.
Dans la salle, trois jeunes gens — Amin, Hamad et Nour — font irruption et prennent en otage le dessinateur au nom de Daech.
Alors qu’Amin est sur le point d’égorger Gorän, Nour est prise d’un violent sentiment de déjà-vu. Comme si cet événement avait déjà eu lieu et qu’elle le connaissait déjà par cœur. Au dernier moment, la jeune femme tire sur Amin et met fin à la prise d’otages d’une façon totalement inattendue.
Bientôt diagnostiquée schizophrène et enfermée dans un asile psychiatrique de haute sécurité, elle reçoit la visite d’un écrivain suédois d’origine algérienne interpellé par son histoire atypique.
Car Nour n’est pas Nour, ni Anissa d’ailleurs, cette jeune belge convertie à l’Islam et qui est passée par l’enfer de la prison d’Al-Mima en Jordanie.
Dans le monde d’où vient la jeune terroriste, Amin est parvenu à ses fins en éliminant le caricaturiste…engendrant ainsi les loi du dix-sept février et la transformation de l’état suédois en un état fasciste prêt à tout pour éliminer les musulmans présents sur son territoire.
…Et si Anissa n’était pas schizophrène ? Et si Anissa avait vraiment vécu l’horreur absolue dans laquelle la haine engendre l’indicible ?

« Nos ombres ne nous quittent jamais. Elles nous poursuivent. »

Lui-même fils d’immigré ougandais, Johannes Anyuru s’appuie sur les menaces de mort reçues par le caricaturiste suédois Lars Vilks et par les monstrueuses prisons de Guantanamo et Abou Ghraib pour imaginer un monde alternatif tellement proche du nôtre qu’il semble le toucher du doigt.
Aventure temporelle ou parallèle, dystopie ou méandres schizophréniques, le récit utilise la science-fiction pour explorer le plus vieux sentiment humain : la peur.
Johannes Anyuru met en parallèle la peur des musulmans et celle des occidentaux, construit des haines comme des miroirs et un besoin d’identification communautaire qui confine à l’obsession maladive.
D’un côté, il y a donc cette jeune femme dont le nom n’est jamais vraiment certain. Venue de quelque part dans le futur ou fruit d’un traumatisme passé tellement puissant qu’elle ne s’en est jamais remise. Condamnée à la torture d’Al-Mima, un camp de torture pour terroristes présumés, elle finit dans la peau d’une jeune fille qui ne sait plus qui elle est.
Dans son esprit, elle vient d’ailleurs, du futur, d’un temps où la prise d’otage de la librairie Hondo fait glisser la Suède dans un état totalitaire où les musulmans sont parqués dans le ghetto de Kaningarden pour être humiliés, battus, torturés, exécutés. Un enfer. La petite fille de cette époque-là nous explique la mort de ses parents en même temps que de ses derniers espoirs d’un monde où elle trouverait une place, une vraie.

« Des vivants, il ne reste plus que des soupirs, des ombres furtives jetées sur un mur. »

De l’autre côté, le monde réel, celui d’un écrivain et de sa femme, Isra, qui s’interrogent sur leurs places dans la société suédoise actuelle devant l’histoire racontée par la détenue. Doivent-ils rester ou partir ? Seront-ils jamais suédois ou resteront-ils toujours descendants d’immigrés et musulmans ?
Johannes Anyuru n’est pas là pour désigner les bons et les méchants, car la frontière entre ceux-ci se brouillent très régulièrement. Tous les points de vues, du caricaturiste au jeune délinquant devenu terroriste en passant par le poète musulman ou le djihadiste, tous ont des raisons d’exister, aussi mauvaises soient-elles. L’écrivain dissèque patiemment les mécanismes de la haine et la replace au centre de tout. La haine du musulman et la haine de l’occidental, renvoyées dos à dos, et la peur, forcément, toujours elle, qui enclenche l’engrenage infernal où plus personne ne gagne.

« Donna Haraway, l’auteure du visionnaire Manifeste cyborg, avait un jour écrit, à propos de la science-fiction en tant que genre […] qu’elle était une “négociation entre les mondes”.
Les clichés d’Al-Mima en tête, je me demandai si ce n’était pas exactement ce que les textes de la jeune femme faisaient : négocier avec ce monde qui avait fait d’elle une personne si effroyablement nuisible. »

Au milieu de tout ça, Johannes Anyuru pourrait se complaire dans un fatalisme sinistre. Avec ce futur dystopique et ces camps de prisonniers bien réels, quel futur reste-t-il ? Il reste certainement celui de l’humain et de l’espoir envers et contre tout. Il reste la vision du poète qui définit la vie et le monde comme un poème d’amour écrit par Dieu lui-même. Celui d’un papa qui enseigne à sa fille que les battements de son cœur lui murmure Allah lorsqu’il bat et que la place de Dieu n’est pas dans la mort mais dans la vie. Celui d’une mère qui aime sa fille jusqu’au bout et refuse de jamais baisser les bras, quitte à rester pour briser le cercle infernal de cette peur que l’on transmet de génération en génération.

« Je ne crois plus du tout en cette conception qui voudrait que le temps soit une ligne droite. Selon moi, cette histoire, comme n’importe quelle autre histoire qui puisse être racontée, n’a pas qu’un seul commencement, elle en a plusieurs. Et rien ne se termine jamais vraiment. »

Plus qu’un truc scénaristique, la notion de voyage temporelle prend ici tout son sens lorsque Johannes Anyuru, non content de relier tous les points de son histoire, s’en sert pour montrer le serpent qui se mord la queue.
Il suffit de lire ce prodigieux chapitre où un djihadiste finit par s’exécuter lui-même d’une balle dans la tête à l’infini, ou de comprendre en fin d’ouvrage que tout est toujours pareil…et aussi différent. Que l’aile d’un papillon peut peut-être déclencher une tempête à l’autre bout du monde lorsque deux enfants de confessions différentes rient ensemble sur une balançoire.
Ils se noieront dans les larmes de leurs mères ne choisit jamais la facilité et explore toutes les facettes de son intrigue sociale, allant même jusqu’à s’immiscer dans la tête du tueur et du fasciste, non pas pour excuser mais pour expliquer les vides. L’exercice s’avère aussi terrifiant que fascinant mais surtout totalement bouleversant.

« Rappelle-toi, nous sommes un poème d’amour. »

Ils se noieront dans les larmes de leurs mères, ces djihadistes qui laissent leurs familles en plan pour une guerre de la honte, ces blancs qui veulent humilier ceux qu’ils ne veulent pas comprendre, ces terroristes qui ne gagnent rien d’autre que la haine des autres.
Johannes Anyuru raconte ce qui pourrait être si tout glissait encore et encore tout en refusant de chuter. Parce qu’il faut savoir relever les défis et comprendre l’autre, comprendre que tous nous sommes un poème d’amour.
Voici un livre essentiel dont l’intelligence bouleverse de la première à la dernière page par son humanité indestructible.

Note : 10/10

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