Interview Emmanuel Chastellière

L’homme de la Lune

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
25 min readApr 6, 2021

--

Bonjour Emmanuel !
On peut dire aujourd’hui que tu es un nom archi-connu du monde de l’imaginaire en France puisque tu es traducteur, auteur et co-fondateur du site fantasy
Elbalkin.net.
Comment es-tu tombé dans cette addiction de la fantasy ?

Je ne pense pas avoir un nom très connu par rapport à beaucoup d’autres autrices et auteurs bien plus installés dans le paysage !
J’ai la sensation d’être présent sans l’être, déjà parce qu’une partie de mes activités se fait sous pseudo et finalement au service de l’actualité de la fantasy, quand j’interviewe un libraire ou que je chronique un roman.
Je ne m’exprime pas tant que ça en mon nom propre et ça joue sûrement un peu sur cette impression.

Pour ce qui est de comment je suis tombé dans le chaudron la fantasy…
Tout petit déjà, j’aimais beaucoup laisser vagabonder mon imagination avec des histoires comme Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson, Les aventures de Tom Sawyer… J’étais fasciné par ce souffle, ces émotions.
Les contes, puis la fantasy proprement dite, ce fut une rencontre plus tardive. Je n’ai pas lu Le Hobbit à 9 ou 10 ans par exemple, mes parents n’avaient pas ce genre de livres à la maison. En revanche, je dévorais des collections encyclopédiques comme Tout l’univers (eh oui, je suis un enfant des années 80…) et je me souviens, après avoir lu des entrées sur Alexandre le Grand ou Napoléon, m’être souvent dit « Et si…? »
Il faut croire que j’avais déjà un penchant pour l’uchronie sans en avoir conscience !

Bref, j’étais déjà attiré par l’Imaginaire au sens large, mais j’ai probablement lu plus de Science-Fiction au départ, notamment Rendez-vous avec Rama.
Et puis, vers 12 ou 13 ans, du moins, en 5e il me semble, j’ai découvert, grâce au CDI de mon collège, Le Seigneur des Anneaux et Dune la même année.
Je ne sais pas si j’étais tout à fait prêt pour encaisser un tel choc !
En tout cas, une nouvelle porte s’est ouverte pour moi. J’ai lu tout le cycle de Dune (qui reste l’un de mes univers favoris) mais côté fantasy, j’ai vite élargi mes horizons aux grands classiques de Pocket comme les romans de Michael Moorcock ou des titres de feu Rivages fantasy. Si on ajoute à cela les mangas qui explosaient à l’époque pour le grand public… Je me suis vite retrouvé définitivement happé. Et par la fantasy, c’est vrai. Sans le moindre jugement de valeur d’ailleurs, car j’essaie toujours de lire disons deux ou trois romans de SF ou apparentés dans l’année.

Comment en viens-tu à fonder un site spécialisé en fantasy par la suite ?

Je suis arrivé à l’université à peu près au moment où internet commençait à se démocratiser vraiment sur le sol français. J’ai attendu le lycée pour avoir un ordinateur à la maison, mais ça a été beaucoup plus rapide pour internet. Je me souviens avoir discuté sur les premières mailing-lists SF de Wanadoo, ce genre de choses. Et c’était aussi l’époque où Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson prenait forme, en provoquant de réelles attentes, entre inquiétudes et excitation. J’ai fini par croiser sur la toile mes deux camarades, Raphaël Cervera et Jean-François Le Gac, passionnés de l’œuvre de J.R.R Tolkien, et on s’est rapidement dit qu’on pourrait monter quelque chose ensemble plutôt que chacun dans notre coin. Pour ma part, j’avais sans doute un peu trop de temps à consacrer à ça, mais tout est bien qui finit bien. À cela est venue se greffer l’envie de partager, de discuter de fantasy en général, donc de ne pas se contenter de parler de Tolkien, mais aussi de toutes nos autres lectures assimilées à ce registre littéraire.

Début 2000, c’est aussi la création de Bragelonne, d’ActuSF
Mine de rien, une période avec une certaine effervescence !
Et pour ce qui est de se limiter de la fantasy, c’était d’une part par penchant et d’autre part, pour une question de temps. Déjà que traiter de toute la fantasy, même aujourd’hui, c’est impossible, alors il y a vingt ans, à trois… J’allais dire sur notre temps libre, mais sur ce point, c’est toujours le cas, puisqu’Elbakin.net fonctionne encore à 100% au bénévolat.

Penses-tu encore qu’aujourd’hui Tolkien soit un classique indispensable pour qui voudrait s’attaquer à la fantasy ?
Vois-tu d’autres portes d’entrée sur le genre pour le néophyte ?

Comme première véritable incursion ?
Trancher est finalement assez difficile. On évolue dans une époque où l’on est pour ainsi dire assailli de sources potentielles de loisirs (au sens large du mot), où il faut parfois batailler pour s’arroger du temps de lecture.
Tout le monde prendrait-il le temps justement de le faire ?
Mais pour être honnête, il y a vingt ans, et même avant, on entendait déjà certains lecteurs soupirer sur les cent premières pages du Seigneur des Anneaux et leur présentation des us et coutumes des Hobbits.

J.R.R Tolkien et son adaptation au cinéma

Cela dit, la matière tolkienienne est trop riche pour qu’on la mette de côté.
À un moment ou un autre, il faut le lire. Et ça reste à mes yeux un plaisir, on est loin d’une obligation ! C’est toujours le classique au sens noble du terme. Quant aux portes d’entrée… Je ne crois pas qu’il y ait une autrice ou un auteur idéal pour cela. Il s’agit peut-être davantage d’une question de supports : après tout, on peut venir à la fantasy par les mangas, les jeux vidéo… Tout comme chaque adaptation à succès charrie son lot de nouvelles lectrices et de nouveaux lecteurs. Pour ce qui est de les amener à lire ensuite autre chose que l’œuvre adaptée… c’est encore une autre bataille, pas toujours remportée.
Et puis tout dépend également du parcours de la ou du néophyte en question : s’adresse-t-on à quelqu’un qui recherche avant tout du divertissement, de la réflexion, à renouer avec une fantasy teintée de merveilleux ou au contraire plus politique… Les portes d’entrée peuvent vite se multiplier !

Si on est amateur de fantasy historique, on peut se tourner sans difficulté vers les romans de Guy Gavriel Kay (bon, en évitant peut-être Fionavar pour commencer, assez différent du reste de sa bibliographie), si on aime les histoires avec un cadre plus contemporain, pourquoi pas du Neil Gaiman, si on est lectrice ou lecteur de mangas, je pense évidemment à FullMetal Alchemist ou The Ancient Magus Bride
Bien souvent encore, j’ai l’impression qu’on limite la fantasy au sous-genre de la fantasy épique, dont les codes entraînent presque fatalement des récits (en bonne partie) redondants. C’est dommage.
Et je ne voudrais pas oublier par exemple les films d’Hayao Miyazaki !
Sans rien connaître de la fantasy, difficile, à mon sens, de ne pas être séduit ou soufflé par des longs métrages comme Princesse Mononoké ou Le Voyage de Chihiro. Et pour le coup, on est en plein dans un registre fantasy.

Hayao Miyazaki & Guy Gavriel Kay : deux références !

Tu es également traducteur.
Comment as-tu commencé dans la traduction ?

J’ai commencé sans référence, car je n’ai pas suivi le parcours universitaire traditionnel menant à la traduction littéraire. J’étais seulement un très gros lecteur d’Imaginaire, y compris en langue anglaise et, quelque part, même si traduire c’est raconter les histoires des autres, c’était au moins un pis-aller par rapport à l’écriture. Donc j’ai contacté certaines maisons, pour proposer des essais. Vers 2005–2006, évidemment, c’était l’essor à grande vitesse de Bragelonne. J’ai rendu un test concluant, mais on n’avait pas besoin de moi à ce moment-là chez eux. Quelques mois plus tard, j’ai été recontacté suite à un souci de planning chez l’un de leurs traducteurs déjà en place et je me suis lancé dans le grand bain, avec le deuxième tome du Régiment Perdu.

Avec les polémiques actuelles autour de la traduction, vois-tu des limites aux compétences d’un traducteur vis-à-vis de l’identité de l’auteur traduit ?
Quelle est la traduction dont tu restes le plus fier à l’heure actuelle ?

C’est une question difficile !
En tant que traducteur, je n’ai évidemment envie de blesser personne. Si on devait me refuser une traduction parce que je ne corresponds pas à ce que recherche l’autrice ou l’auteur, pourquoi pas. De toute façon, en pareil cas, ce n’est pas le traducteur qui va imposer son point de vue ! On est au-delà de la question de compétence pure en terme de grammaire, syntaxe… C’est un tout autre angle. Pour ma part, j’ai déjà traduit des autrices comme Aliette de Bodard et je crois que mon travail n’a pas à rougir. D’ailleurs, Aliette m’a félicité plusieurs fois publiquement. Est-ce qu’un autre traducteur ou une autre traductrice aurait pu faire aussi bien, et même mieux ? Sans doute.
Mais j’admets que, pour moi, la voix que l’on traduit n’a pas de visage, ni donc de genre ou de couleur. C’est comme dans l’écriture.
J’ai la chance (si je puis dire !) qu’on me dise régulièrement que j’ai de beaux personnages féminins. Pour ma part, je les vois rarement homme, femme, etc… Ce sont des personnages, point, avec leur histoire, leur parcours, tout ce qui peut les façonner. Mais dire que tel comportement est masculin, féminin…Pardon, je m’éloigne un peu de la question ! J’employais le mot parcours et celui-ci fait partie intégrante d’une identité. Y compris sans doute de celle d’une traductrice ou d’un traducteur. Donc je peux comprendre qu’on puisse avoir envie de se rapprocher de quelqu’un partageant en partie les chemins de son identité. De nos jours, la pression qui plus est est telle que je peux comprendre les hésitations des uns et des autres.

Pour ce qui est de la traduction qui me rend le plus fier… Peut-être Ararat La Cité des Dieux de Félix Gilman, car j’avais adoré la plume de cet auteur sous-estimé et/ou méconnu, comme vous voulez. Tout comme son univers. Certaines venelles de Célestopol partagent probablement quelques recoins avec Ararat. Et puis je ne voudrais pas oublier Le Cycle des Martyrs de Steven Erikson, pour l’ampleur de la tâche et le pari un peu fou que cette reprise incarnait !

Et nous arrivons à ta dernière casquette, auteur. Comment es-tu passé à cette dernière étape, quel est le processus qui t’a mené à l’écriture ?

Une fois que la traduction est devenue mon métier, tout en gardant Elbakin.net à côté, je me suis aperçu que l’on parlait d’un véritable travail à plein temps, auquel donc s’ajoutaient des chroniques pour le site, ou dans Bifrost, ou feu SciFi Now… Mais depuis longtemps, je gardais l’écriture dans un coin de ma tête. Je m’étais pris au jeu justement lors de mes années de découverte, dès le collège. Ensuite, une fois le Bac en poche et l’arrivée à l’université, j’ai été rattrapé par les études puis la vie active. Cela dit, c’était aussi facile et confortable de se cacher derrière ces journées bien remplies. N’est-ce pas le lot de 98% des auteurs ? Je n’avais pas à me confronter au jugement de quiconque. Et pourtant, de temps en temps, j’y songeais…

Quand j’ai eu 30 ans, je me suis dit que c’était maintenant ou jamais.
Que ce serait trop bête de se réveiller dix ou vingt ans plus tard (même s’il n’y a pas d’âge pour écrire) et de se dire « Et si…? »
J’en avais discuté un peu avec Simon Pinel de Critic (et maintenant Argyll) avec qui j’avais sympathisé et il m’avait, comment dire ça, encadrer ?
J’ai ainsi rédigé plusieurs synopsis et c’est lui qui m’a aidé à choisi lequel développer, mais tout cela sans viser une publication chez Critic bien sûr. Simplement pour m’aider à y voir plus clair et à me lancer. C’est ce premier projet qui donna ensuite Le Village.
En parallèle, j’ai commencé à m’intéresser à certains appels à texte côté nouvelles, et le premier auquel je finis par répondre fut « le bon » : Routes de Légendes/Légendes de la Route chez Rivière Blanche, sous la direction d’Estelle Faye et Jérôme Akkouche.

Concernant Le Village, j’ai longtemps discuté avec Scrineo car le texte avait retenu leur intérêt, puis finalement je me suis lancé avec Les éditions de l’instant de Patrick Dechesne (je passe sur le comportement assez peu professionnel de quelques autres), qui venait de créer sa maison avec Un étranger en Olondre, excusez du peu, et avec qui j’avais déjà discuté nouvelles. Il n’y a pas eu de problème avec Scrineo d’ailleurs, mais nos visions du texte avaient simplement fini par trop s’éloigner, je pense.
Et ça ne m’a pas empêché de retravailler avec cet éditeur par la suite (sur Poussière Fantôme). J’ai eu la chance que Le Village soit globalement bien reçu malgré les difficultés de cette maison (parfois nées de facteurs totalement extérieurs, comme un entrepôt d’imprimerie inondé !) et j’ai pu proposer un projet un peu fou, qui allait devenir Célestopol. Je serai évidemment toujours reconnaissant envers Patrick pour m’avoir suivi là-dedans.

Comment a germé cette idée de Célestopol, une cité lunaire aux multiples influences ?

Pour en revenir aux Éditions de l’instant, Patrick avait acté une anthologie, Gentlemen Mécaniques, d’ailleurs en grande partie composée de textes traduits. J’ai tout de même tenté ma chance, avec la nouvelle Fly Me To The Moon que l’on retrouve dans Célestopol, et le texte a suffisamment plu à Patrick pour être ajouté au sommaire. Je me souviens encore la rédiger en contemplant les toits de Québec de nuit… Observer ces étendues illuminées s’enfoncer à perte de vue dans la nuit a dû influencer mes premières pages… Si je dois me montrer honnête, les influences russes sont venues en cours de route mais j’avais tout de suite décidé en revanche de ne pas situer mes intrigues à Paris ou Londres. Il y a de très bonnes histoires qui le font, mais quand on est étiqueté steampunk, ce sont des villes qui ont déjà tellement servi de cadre que ça ne m’intéressait pas. De façon générale, repasser exactement dans le même sillon que quelqu’un d’autre avant moi, bon…

Ensuite, tu le sais, je suis un grand admirateur de La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer, même si beaucoup considèrent que ce n’est pas son texte le plus abouti. Je trouve en tout cas qu’il possède un charme et une patte bien à lui. Ajoutons Felix Gilman, que je citais un peu plus tôt, China Miéville, mais aussi, et je n’en ai pas honte, des références plus pop comme les sagas Bioshock ou Dishonored en jeux vidéo… Et qui se soucient d’Arcanum ? Célestopol est né de tout cela… et bien entendu, de mon admiration pour les grands classiques de la littérature russe et/ou slave. Il y a dans ce romantisme un peu désespéré, ces luttes perdues d’avance mais menées jusqu’au bout, quelque chose qui m’attire.
Bon, tout cela et la chanson Angel de The Weeknd, mais…

Comment s’est passé le travail avec les Éditions de l’Homme sans nom ?

Très bien !
L’éditeur, que j’avais contacté au culot, a été très vite sensible au projet, et notamment donc cette dimension fix-up. Une fois la sélection définitive des textes effectuée, le travail de relecture s’est partagé entre l’éditeur lui-même, Dimitri Pawlowski, et ma correctrice sur ce projet, Caroline Minic, spécialiste de la culture russe justement et dont j’ai particulièrement apprécié les suggestions et un dynamisme rassurant. Pour moi qui doute très facilement, ce fut un vrai soutien. J’ai été très bien entouré et même si on aimerait toujours avoir plus de temps, je crois qu’on a très bien travaillé ensemble tous les trois. Il y a parfois eu des versions numérotées 19 ou 20 de certaines nouvelles… quand je disais que je les avais beaucoup relues ! Comme toujours, nous avons pu connaître quelques moments plus compliqués que d’autres, à cause de la fatigue, d’une sauvegarde qui s’égare, d’une incompréhension passagère, mais rien qui ne se croise pas dans toutes les maisons et sur tous les manuscrits. Non, vraiment, je n’ai rien à redire sur cette collaboration.
Et au-delà du texte proprement dit, je trouve le livre très chouette : la mise en valeur de l’illustration de Marc Simonetti via la maquette, la carte d’Olivier Sanfilippo en fin d’ouvrage… Il faudrait être sacrément difficile pour ne pas se sentir gâté par cette édition !

Le premier volume introduisait un duo de personnages singuliers que l’on retrouve encore dans Célestopol 1922.
Tu peux nous en dire davantage sur ces mercenaires et ce qui fait que tu les aimes autant ?

Ah, Arnrún et Wojtek !
En fait, j’ai toujours beaucoup aimé les duos en fiction, que ce soit en littérature, au cinéma… C’est une dynamique simple (bien que pas toujours) et efficace. J’ai eu Arnrún en tête très vite, y compris au niveau de la malédiction dont elle semble affligée (entendre la voix des elfes de son Islande natale dès qu’elle met le pied sur Terre), mais pour Wojtek, ce fut un peu plus long à se dessiner. Un temps, je pensais en faire un automate par exemple. Mais je me suis dit que ce n’était pas très original… Alors j’ai songé au véritable Wojtek, cet ours devenu soldat, et j’ai pensé que je n’avais qu’à inverser (un soldat devenu ours) : et si le cerveau d’un soldat se retrouvait transplanté dans le corps de l’ours qui l’a laissé pour mort ? Et tous les deux se retrouvent à « opérer » à Célestopol parce que les temps sont durs pour tout le monde…
Je les apprécie autant parce que déjà, je suis à l’aise pour les mettre en scène. Leurs échanges me viennent naturellement, qu’ils soient sur un mode humoristique ou plus sérieux. Le sort de Wojtek, notamment, n’est pas franchement enviable, même si lui ne le montre pas souvent aux autres.
Je fais ici allusion à une scène chez un écrivain public, pour n’en citer qu’une. La solitude, l’abandon de sa vie passée sans possibilité de retour… ce sont des affres qu’il partage avec sa camarade. Arnrún, elle… J’espère que l’on se rend compte que c’est loin de n’être qu’une grande gueule. C’est quelqu’un qui trace sa route, que le monde soit fait pour elle ou pas. Et puis, en tant que mercenaires/enquêteurs, forcément, ils peuvent se retrouver au plus près des dangers ou des mystères de la cité et c’est tout de même un vrai plus pour l’auteur !

Tu causes beaucoup de luttes très actuelles dans ton nouvel opus : féminisme, homophobie, luttes sociales… Cela te parait-il important que la fiction, et notamment l’imaginaire, garde un pied solidement ancré dans le réel ?

Disons que le réel est une source d’inspiration aussi formidable que terrible, pour ne pas dire trop souvent désespérante. Je ne crois pas que l’on puisse s’en détacher, pas entièrement. D’une façon ou d’une autre, même dans un univers de fantasy totalement déconnecté du nôtre, il y a fatalement des choses qui transpirent, une frontière poreuse entre fiction et réalité. Si je parle d’écologie ou de luttes sociales par exemple, c’est parce que ce sont des sujets qui me touchent en tant qu’homme ou citoyen mais que je me sens sans doute plus à l’aise pour batailler en fiction que pour signer une pétition sur les réseaux. Cela dit, je crois qu’il ne faut pas tomber dans la démonstration ou la leçon. C’est pour cette raison que j’essaie toujours de densifier/structurer correctement mon histoire avant tout. Et si ensuite ces thématiques peuvent trouver un terreau où s’épanouir, tant mieux. Et dans la mesure du possible, j’essaie aussi d’apporter un peu de nuance.

Illustrations by Mikaël Morin-Hamelin

Une nuance que l’on retrouve avec la description de Nikolaï au fil des nouvelles des deux opus de Célestopol, que peux-tu nous dire de ce puissant qui domine la cité lunaire ?

Pour le coup, il n’est inspiré d’aucune figure historique, malgré son nom de famille !
Nikolaï, c’est aussi l’un de ces personnages que je peux écrire facilement (avec des guillemets tout de même). Il fait passer sa cité avant tout le reste et en particulier avant les gens qui l’entourent, quels qu’ils soient. Ce qui est d’autant plus ironique que la cité elle-même abrite justement tous ces gens et tous ceux qui sont sous sa responsabilité et lèvent la tête vers lui. C’est aussi quelqu’un qui a beaucoup de mal à accepter le cours du temps, qui se juge lancé dans une course perpétuelle pour le prendre de vitesse et arriver à ses fins. Il est très froid en apparence et capable d’analyser les choses avec beaucoup de recul, mais cela ne l’empêche pas d’être incapable de maîtriser ses émotions ou de se montrer inutilement cruel. Il faut dire que lorsque l’on possède une intelligence supérieure et une fortune sans limite, on n’est jamais très loin de basculer !
Nikolaï, c’est aussi un homme qui place la science au-dessus de tout malgré des années de formation chez les chamanes de Sakhaline, quelqu’un qui joue beaucoup sur la séduction alors que la seule femme qui occupe ses pensées a disparu depuis des années… À force de passer d’un rôle à l’autre, d’incarner l’objet de toutes les rumeurs, de toutes les critiques, voire de toutes les peurs (étant donné par exemple les relations hostiles entre Célestopol et la Russie, imaginez un peu Taiwan par rapport à la Chine), a-t-il encore un visage ? Peut-on avoir encore un visage à soi ? À quel prix ?

En tout cas, on ne peut jamais se retirer loin du monde quand on occupe une telle place, pas vraiment.

Science vs Magie/Pseudo-science : qui gagne le match pour toi ?
Quelle place pour la science dans un monde où l’homme veut toujours croire ?

La science. J’ai bon ?
Plus sérieusement, Ray Bradbury disait que l’intuition est une information que l’on sait sans savoir (encore) qu’on la sait. De l’intuition qui peut nous orienter sur la bonne piste à la croyance (par définition sans preuve tangible), il n’y a parfois qu’un pas, avec donc des issues potentiellement heureuses… et d’autres dramatiques. Si l’on considère le terme croyance de façon plus large… On parle d’une source aussi bien d’espoir que d’aveuglement, les deux notions pouvant tout à fait se retrouver entremêlées. On l’a bien vu encore récemment, avec cette envie pour certains chevillée au corps de croire en un traitement miracle contre la CoVid-19, malgré les preuves et les démonstrations scientifiques.

Ray Bradbury

Pour moi qui n’ai pas pu embrasser une carrière scientifique, la science m’émerveille, me fascine, me fait rêver. Et je suis vraiment admiratif des grands noms du passé comme des chercheurs actuels étant donné leurs conditions de travail, notamment en France. Je considère la science comme un phare. Et parfois certains rêvent de l’éteindre. À croire qu’ils préfèrent naviguer dans les ténèbres.

Parmi les merveilles scientifiques de ta cité, impossible de ne pas citer les automates. Qu’est-ce que te permet d’explorer la figure de l’automate que ne te permettrait pas un personnage de chair et d’os ?

C’est une question complexe !
Comment définir la conscience, comment définir le libre-arbitre, ou juger d’un instant volé, d’un souvenir… Les problématiques de l’intelligence artificielle m’intéressent beaucoup par exemple, modestement. Bien sûr, le contexte, uchronique ou non, n’est pas le même dans les années 1920, mais après tout, même politiquement, nos sociétés n’ont pas attendu des IA performantes pour s’en prendre aux machines, je pense à la révolte des luddites. Avec les automates, je me pose la question de l’autre, parfois tout bêtement : si une intelligence artificielle est capable de raisonner par elle-même, comment peut-on la considérer comme une figure servile, tout juste bonne à exécuter une série d’ordres/de commandes ? Sans parler du fait qu’un esprit vif peut se révéler très séduisant. Quelles sont les barrières, les limites ? À Célestopol, les automates forment une classe à part, auxquels les gens ne font même plus attention. Ou alors, le plus souvent, pour afficher leur mépris envers eux, même quand il s’agit des modèles les plus avancés.
Alors que souvent, beaucoup font face aux mêmes difficultés. Ce qui est d’autant plus triste. Et ce qui peut pousser certains sur la voie de l’émancipation.

On croise aussi plusieurs personnages historiques à Célestopol. Qu’apportent-ils à ton univers ?

Une chose est sûre, je n’avais pas l’intention de faire intervenir ou même de citer des figures historiques qui n’auraient rien à faire là, de concret ou de légitime. En bref, je ne voulais pas d’un Nikola Tesla sous prétexte qu’on est dans un roman classé, souvent, en steampunk
Il me fallait en revanche, à l’exception d’un archiduc François-Ferdinand qui se retrouve à Célestopol par la magie de l’uchronie, des gens bien vivants en 1922 et si possible avec « une actualité », si je puis dire. Si je prends Marie Curie ou Howard Carter, ils répondent à ces critères, et je pense sincèrement que leur présence dans les nouvelles qui les concernent est logique, et même qu’elle répond aux thématiques développées dans ces textes.

En Haut : Marie Curie, En bas à gauche : Howard Carter, En bas à droite : l’Archi-Duc François-Ferdinand et sa famille

Mais si je vais au-delà des figures citées en quatrième de couverture, j’ai tenu à faire intervenir des visages moins connus, notamment du côté des scientifiques. Je pense à Nikolaï Vavilov ou Alexandre Chargueï.
Quelque part, j’avais aussi envie probablement de donner un nouveau souffle à leur carrière, par rapport à une réalité souvent bien triste. C’est l’un des avantages de Célestopol. C’est une ville dangereuse mais aussi un creuset pour les secondes chances…
Quels que soient les cas de figures, j’ai en tout cas cherché à ne pas me contenter de clins d’œil ou d’apparitions sans consistance.

Qu’est-ce qui a changé pour toi entre l’écriture du premier et du second recueil ?

Au départ, le recueil aurait dû paraître l’an dernier, mais on sait tous par quoi nous sommes passés puisque nous sommes encore plongés dedans.
Quatre ans ont passé depuis Célestopol, mais une partie des nouvelles a été écrite dès 2019. En tout cas, un premier jet. Puis je les ai reprises, reprises, reprises, encore, encore, encore… Clairement, entre les deux tomes, s’il devait y avoir une différence, c’est le temps accordé aux relectures, en très large hausse. Pas seulement pour traquer des soucis de grammaire, des phrases un peu lourdes, un adverbe de trop, mais aussi, parfois, pour ajouter un détail de plus, un peu de profondeur, une nuance supplémentaire. C’est facile à dire mais je crois que 1922 est plus abouti sur la forme et, peut-être, sur un plan plus technique, sur la structure même de certaines histoires.

Pour le reste, qu’est-ce qui a changé entre les deux… J’ai été publié par Critic ou Scrineo… Et j’ai commencé à traduire Le Livre des Martyrs, ce qui prend beaucoup de temps. Mais fondamentalement, si l’on ajoute aussi mon retour en France, les choses n’ont pas forcément évolué. En tout cas, je ne m’en rends pas compte au jour le jour. Ces quatre dernières années ont été très denses.

Pourquoi ce format de Fix-up de nouvelles d’ailleurs ?

Cela rejoint une partie de ma réponse précédente : j’aime le fix-up car cela rapproche un recueil de nouvelles du roman, mais il faut justement travailler ces liens entre les textes, ces jeux de miroirs. Et là, les nombreuses relectures peuvent se révéler très utiles pour resserrer ces liens. LA bonne idée peut très bien se dévoiler au dernier moment. Parfois, ce sont juste des allusions, ou bien un évènement en arrière-plan dans une nouvelle qui prend de l’importance dans une autre, etc…

Mais le fix-up, c’est aussi une certaine liberté. Bien sûr, on peut varier les ambiances dans un roman. C’est néanmoins plus facile avec des nouvelles ! Je n’ai pas cherché spécialement à le faire, mais avec 1922, comme dans le précédent cela dit, j’ai pu passer de textes louchant sur la SF, le merveilleux, l’horreur même parfois… Et dans 1922, on se retrouve même avec disons deux ou trois textes qui concrètement n’ont pas grand-chose d’imaginaire… à part le cadre de la ville, bien entendu. J’ai bien conscience que cela reste un luxe, mine de rien. Et donc quelque chose de fragile.

Que penses-tu de l’image du format court auprès des lecteurs en France ? Est-elle aussi mauvaise qu’on le dit et qu’est-ce qui pourrait inciter le lecteur à se tourner vers le format court ?

Je me demande s’il n’y pas une part de prophétie auto-réalisatrice à force de répéter — pour certains — que les lecteurs n’aiment pas les nouvelles. Bien sûr, je respecte toutes les positions et j’entends les discours du type « Je n’arrive pas à me projeter dans un univers en quelques pages », même si on pourrait tous citer des pavés de 6 ou 700 pages qui n’ont rien d’immersif. Je pense que ce n’est pas forcément le format court lui-même qui dérange ou qui fait peur, j’en veux pour preuve le succès de la collection du Bélial Une Heure-Lumière et le fait d’autres éditeurs s’y mettent aussi : L’Atalante, Agullo, etc… La novella justement, ce format où l’on peut avaler une histoire complète en une ou deux heures, à notre époque où le temps de lecture se réduit souvent de façon drastique, c’est au contraire un très bon angle d’approche pour le format court.

Mais les recueils… on va dire qu’il faut une étape d’acceptation supplémentaire pour les rendre séduisants ! À titre d’exemple, je passe une bonne partie de mon temps en promo à insister sur le fait qu’il s’agit d’un fix-up, qu’il y a un fil rouge, une cohésion d’ensemble… Bref, utiliser tout ce qui peut ramener 1922 du côté du roman. On retrouve aussi quelques réticences chez une partie des libraires, et pas seulement les lecteurs. Pas forcément dans leur cas par goût bien sûr, simplement parce qu’ils risquent d’en vendre moins et qu’il faut se montrer pragmatique, surtout en ce moment. La littérature classique française est pourtant remplie de maîtres de la nouvelle, mais ça ne fait pas tout. Les romans eux-mêmes ont plus de chances d’être remarqués s’ils font trois cents pages que le double, pour le coup en partie à cause de parutions toujours très nombreuses.

Quant à parvenir à inciter le lecteur à sauter le pas… Il y a donc la novella, comme format hybride, avec un engagement moindre, sans « risque ».
Et disons qu’un recueil de nouvelles, que ce soit un fix-up ou pas, peut constituer une façon originale d’ouvrir plusieurs fenêtres sur l’imaginaire d’une autrice ou d’un auteur, mais aussi parfois de se confronter à des récits plus originaux, plus « expérimentaux ». Les nouvelles, à mon sens, représentent la liberté, la possibilité d’un détour.

Quels sont tes projets actuels et penses-tu à nouveau revenir à Célestopol ?

Présentement, je termine un projet à quatre mains avec Anthelme Hauchecorne, destiné aux éditions Scrineo. Au départ, il était prévu pour le printemps, mais nous l’avons finalement décalé pour la rentrée. Ce n’est ni fantasy, ni fantastique, ni vraiment SF. Il faut peut-être chercher du côté de l’anticipation vaguement utopique ? Encore que ! Bref, c’est un projet assez difficile à ranger dans une case. Cela dit, mon projet le plus actuel, c’est sans doute assurer la promotion de 1922, ce qui constitue presque un job à mi-temps on va dire. On traverse une période tellement concurrentielle… On aimerait tous se concentrer uniquement ou presque (car j’aime échanger, attention) sur l’écriture mais c’est impossible. Ou alors, il faut vraiment n’avoir que faire de ses chiffres de ventes.

J’ai pourtant d’ores et déjà d’autres manuscrits qui m’attendent. J’ai très envie de proposer un troisième roman dans l’univers de L’Empire et la Piste aux éditions Critic, j’ai quoi qu’il en soit déjà signé avec un autre éditeur pour un roman à paraître l’année prochaine dans un nouveau registre pour moi, et la suite se construit dès maintenant.

Quant à Célestopol… il se trouve que j’ai déjà quelques textes supplémentaires en stock pour tout dire, sans parler de plusieurs synopsis. J’aimerais y revenir, c’est certain. La véritable question, c’est : le pourrais-je ? Cela va dépendre fatalement en grande partie de l’accueil fait à 1922, autrement dit, pour être clair, de ses ventes. Avec une année sans doute en grande partie sans festivals par exemple, il va falloir compter plus que jamais sur les libraires… et le net ! Mais c’est un constat, pas une fatalité. J’ai foi en cet univers. Un autre recueil, un roman, pourquoi pas une BD, un jeu de rôle… Je n’ai pas envie de m’interdire de rêver. Après tout, Célestopol a bien déjà inspiré un groupe de musique (Stereotypical Working Class), alors, tout est permis !

Quels sont tes derniers coups de cœur ?

Godzilla vs Kong !
Non, revenez, je plaisantais. Ces dernières semaines, je dois dire que je n’ai pas eu beaucoup de temps à consacrer aux loisirs. J’ai découvert de vieux classiques comme Silent Running ou des longs métrages beaucoup plus récents comme The Nightingale, j’ai lu, un peu, mais pas assez à mon goût… Je pourrais toutefois vous recommander le très beau livre de photos de Laurent Michelot consacré à Tchernobyl ou la sortie poche toute récente d’American Elsewhere de Robert Jackson Bennett.

Côté séries, j’ai peur que mon retard devienne littéralement exponentiel… Même si récemment, j’ai vraiment accroché à l’adaptation de Lovecraft Country par exemple, pour en citer tout de même une. Mais entre les nouveautés qui se lancent et les nouvelles saisons… je finis par avoir du mal à tenir la cadence.

Le mot de la fin : que dirais-tu aux lecteurs pour les inciter à découvrir la cité lunaire de Célestopol ?

Difficile question !
Personne n’a envie de passer pour un marchand de tapis, évidemment. Je leur dirai toutefois que si vous avez envie de nouveaux horizons en cette période si cadenassée, de vous envoler vers une destination à la fois dépaysante et familière, de rêver comme de frissonner devant les joies et les peines de personnages qui se battent pour s’arroger un destin, si vous aimez la littérature russe classique et un soupçon de SF ou de merveilleux selon les ambiances, le tout réuni sous la même bannière, celle d’un duc lui-même dévoré par sa propre volonté de fer… Alors, peut-être que prendre votre ticket pour la Lune serait une bonne idée !

« Je considère la science comme un phare. Et parfois certains rêvent de l’éteindre. À croire qu’ils préfèrent naviguer dans les ténèbres. »

Emmanuel Chastellière et son premier opus Célestopol

— — — — — — — — — —

→ Retrouvez Emmanuel Chastellière dans le dossier 9 auteurs et autrices à traduire d’urgence !

→ Critique de Célestopol d’Emmanuel Chastellière

→ Critique de Célestopol 1922 d’Emmanuel Chastellière

--

--