Interview Fadi Zaghmout

L’observateur arabe

Nicolas Winter
Juste un mot
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13 min readApr 14, 2021

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Bonjour, Fadi Zaghmout !
Votre premier roman —
L’Épouse d’Amman — est maintenant disponible en France. Pourriez-vous vous présenter pour les lecteurs français ?

Je suis un auteur Jordanien et un militant pour l’égalité des genres.
J’ai commencé à écrire sur mon blog en 2006 en voulant parler des questions liées aux libertés sexuelles et aux droits du corps. Mon blog est devenu populaire et en discutant de ces sujets, j’ai appris que la meilleure façon d’exposer mon point de vue était de l’écrire sous forme d’histoire. J’avais beaucoup d’idées et je voulais que ces idées soient abordées dans les médias traditionnels, j’ai donc décidé d’écrire mon premier livre.
« Arous Amman » est sorti en 2012, c’est une histoire qui met en avant l’obsession sociale pour le mariage en Jordanie.
Il a connu un certain succès et a fini par sortir en anglais sous le titre « The Bride of Amman » en 2015, et en français au mois de Mars de cette année sous le titre « L’Épouse d’Amman ». J’ai publié 3 autres livres depuis, le dernier paru remonte à la fin de l’année passée, actuellement best-seller en Jordanie, et qui présente une société alternative/parallèle où le genre est divisé selon la taille plutôt que selon le sexe.

Pourquoi vous êtes-vous impliqué dans le domaine des libertés sexuelles avant tout et comment votre blog a-t-il été accueilli au départ ?

En grandissant à Amman, j’ai pu voir la peur de la société à l’égard des relations sexuelles hors mariage et de son impact sur la régulation des relations hommes/femmes. Je comptais parmi les quelques chanceux qui ont étudié au sein d’écoles privées libérales et mixtes d’Amman, et je n’ai pas ressenti le poids de la séparation des sexes jusqu’au moment où j’ai remarqué que mes collègues, qui venaient d’écoles non mixtes, rencontraient des difficultés face au sexe opposé. Cette peur des relations sexuelles hors mariage a grandi au fils des ans dans notre société jusqu’à ruiner la nature même des relations entre hommes et femmes. C’est devenue une force destructrice qui a transformé les femmes en victimes et les hommes en prédateurs. Et cela va au-delà du droit de chacun à disposer de son propre corps, au-delà de l’acte sexuel lui-même, jusqu’à contrôler la mobilité de l’autre, le code vestimentaire de l’autre, les relations, les rôles de genre et la perception de soi. Bien sûr, ce sont les femmes qui portent ce fardeau mais tous en paient le prix, y compris les autres minorités sexuelles et même les hommes hétérosexuels.

Mon blog a été très bien reçu au début. Au départ, j’ai commencé à écrire sous le pseudonyme « The Arab Observer »L’observateur Arabe »). J’hésitais à dévoiler mon identité puisque je voulais discuter de sujets controversés et sensibles et je ne savais pas à quelles réactions m’attendre. Mais petit à petit, j’ai pris de l’assurance et pour promouvoir le blog, j’ai commencé à le partager avec mes amis et à tisser des relations avec d’autres blogueurs. Finalement, tout le monde a fini par savoir qui était la personne derrière. J’ai également commencé à écrire en anglais, ce qui a attiré l’attention des Jordaniens anglophones qui était pour la plupart des Ammaniens de l’Ouest et qui avaient des vues quasi-similaires aux miennes. J’avais des partisans et des adversaires en quantités à peu près égales ce qui a aidé à étendre la popularité du blog.
Je pense qu’à l’époque, c’était un nouvel espace et que beaucoup de gens désirait voir quelqu’un parler de tels sujets avec un esprit ouvert.

L’Épouse d’Amman parle de quatre femmes et de leur place au sein d’une société patriarcale. L’un des plus importants problèmes pour elles, c’est le mariage. Pourriez-vous nous en dire plus à propos de ce fardeau pour les femmes en Jordanie ?
Avez-vous constaté une évolution depuis l’écriture de votre livre ?

Comme je l’ai dit dans ma réponse précédente, il existe une peur sociale des relations sexuelles hors mariage. L’une des façons de les contrôler consiste à mettre l’accent sur le mariage et de s’assurer que les femmes se marient le plus tôt possible. Évidemment, cela est devenu bien plus difficile de nos jours avec l’évolution du canevas socio-économique des sociétés modernes.
En Jordanie, avec les attentes sociales inhérentes au statut d’homme qui leur font supporter la totalité du coût des mariages, qui les rendent responsables de l’ensemble des dépenses familiales, et avec la détérioration du climat économique dans le pays, il y a moins d’hommes qui peuvent se permettre de se marier. Ajoutez à cela les limitations sociales inhérentes au statut des femmes en Jordanie, et se marier devient de plus en plus difficile.
L’Épouse d’Amman met en lumière cette obsession sociale pour le mariage et suit les histoires de ces quatre femmes, qui, pour une raison ou une autre, luttent pour atteindre cette institution sociale de premier plan. L’institution du mariage reste toujours très traditionnelle en Jordanie, il n’y a pas de mariage civil qui reconnaît les relations interconfessionnelles ou homosexuelles. La société attend toujours des femmes qu’elles se marient jeunes et avant l’âge de trente ans, et nous avons encore un code de conduite strict dans lequel les mariées doivent être vierges lors de leur nuit de noces.

Amman, Jordanie

Neuf ans ont passé depuis la publication du livre, et malheureusement, je ne peux pas dire que j’ai vu de gros changements. Le « Printemps Arabe » nous a fait reculer et la situation économique s’est dégradée, rendant encore plus difficile de voir un quelconque progrès social. Peut-être que l’âge auquel les femmes s’attendent à se marier a grimpé au-dessus de 30 ans du fait qu’il est maintenant irréaliste d’attendre que les femmes se marient avant cet âge quand tant d’entre elles ont déjà franchi cette limite. Cela étant dit il convient de mentionner la présence grandissante de mouvements féministes qui ont réussi à changer certaines lois et à réclamer de meilleurs droits.

Ali est un homosexuel qui doit cacher sa véritable sexualité aux yeux de sa famille. Quelle est la situation à propos de l’homosexualité et les personnes LGBT dans les pays arabes ?
Pourquoi était-il si important d’ajouter ce personnage dans le livre ?

Puisque le livre parle de l’obsession sociale pour le mariage afin de réguler la sexualité, je voulais montrer que les hommes subissent également des pressions pour se marier. Et puisque le mariage est toujours traditionnel en Jordanie, les unions homosexuelles ne sont pas reconnues, ne laissant d’autre choix à Ali que de se marier à une femme. C’est le résultat d’une société ignorante et hypocrite qui ne reconnaît pas les différences individuelles et qui suit une formule héréditaire et obsolète de ce que devraient être les hommes et les femmes. J’ai toujours dit que, dans le monde Arabe, nous avions besoin d’ajouter la lettre « W » à l’acronyme LGBT, puisque les femmes sont le plus large sous-ensemble de la population à être confronté à des discriminations basées sur le sexe, et c’est pourquoi je préfère utilité le terme de libertés sexuelles et de droits du corps, bien plus inclusif pour tout le monde, davantage que l’identité politique. Malheureusement, la situation des personnes LGBT dans les pays arabes est mauvaise. Nous en sommes encore au stade de la visibilité et de la protection. Les sociétés arabes sont encore homophobes et transphobes, même si je peux dire qu’internet a aidé à créer une sorte de communauté connectée gay qui élève la voix en ligne et qui plaide pour davantage de tolérance et d’acceptation pour la diversité sexuelle. Il y a aussi un mouvement féministe de plus en plus important dans la région qui, je l’espère, va continuer de grandir et à changer les esprits dans le bon sens pour des sociétés meilleures et plus justes.
Je croise les doigts !

My.Kali, premier webzine LGBTQIA en Jordanie et l’un des premiers des pays arabes

Dans L’Épouse d’Amman, l’un de vos personnages s’enfuit vers un autre pays occidental. Pensez-vous que les perspectives occidentales à propos des femmes pourraient changer l’état d’esprit des communautés d’expatriés ? En termes plus généraux, pensez-vous que l’influence d’autres pays (et l’internet comme vous l’avez dit) peut changer la situation des femmes en Jordanie et dans les pays arabes ?

Je pense qu’il existe une trajectoire mondiale vers la diminution des disparités entre les sexes et la réduction de l’écart entre les genres. Certains pays ont réalisé davantage de progrès que d’autres, et je suis conscient que les pays arabes sont à la traîne à bien des égards. Avec internet, le monde est bien plus ouvert aujourd’hui qu’il l’était par le passé, et l’échange de l’information est bien plus aisé. Lorsque quelque chose marche dans un pays, c’est plus facile de copier et d’appliquer cette chose ailleurs. Pourtant, je comprends les différentes spécificités culturelles et à quel point ces interactions sont complexes. Le changement entraînera toujours des résistances, mais avec la prise de conscience grandissante de l’importance du droit des femmes, j’espère que les choses vont changer.

Selon vous, quelle est la principale cause d’inégalité pour les femmes et les minorités sexuelles entre la religion et la tradition ? Y-a-t-il d’ailleurs vraiment une démarcation entre les deux ?

Oui, il y en a une et nous savons tous que c’est le patriarcat.
Les sociétés arabes étaient moins religieuses dans les années 60 et 70, mais il s’agissait toujours de sociétés patriarcales. En regardant des films égyptiens de cette époque, les femmes portaient « moins de vêtements » mais en prêtant attentions aux problématiques abordées dans ces films et à la perception du rôle de la femme dans la société, certains n’y verraient aucune différence avec ce que l’on vit aujourd’hui.

On trouve une scène très intéressante dans votre livre dans laquelle Leila veut porter un hijab mais pas pour des raisons religieuses en réalité.
Quel est votre opinion à propos du
Hijab et du voile islamique ?
Est-ce une forme d’oppression pour les femmes, un symbole du patriarcat ?

Il est vrai que l’expérience de Leila dans cette scène est similaire à celle de nombreuses autres femmes qui envisagent de porter le Hijab. Ce n’est pas une décision évidente et il y a eu beaucoup de pression sociale sur les femmes pour le porter à un certain moment dans le but de se conformer à une certaine vision de ce à quoi devrait ressembler une femme musulmane. Il fut un temps où parler contre le Hijab était tabou et personne n’osait le critiquer.
Les fanatiques religieux ont inventé un mot pour décrire les femmes qui ne le portaient pas en les appelant des « saferat » par opposition aux « mohajjabat », dans le but de créer une identité autour du Hijab et de faire se sentir mal à l’aise celles qui n’en portaient pas. Cela faisait partie d’une vague de diffusion d’une version radicale de l’Islam et une façon de s’assurer que tout le monde s’y conforme. Cela étant, je ne qualifierais pas le Hijab de forme d’oppression pour les femmes. Je ne suis pas musulman, j’ai grandi en tant qu’Arabe Chrétien. Et bien que je ne sois pas quelqu’un de religieux, je respecte les choix religieux individuels. Le Hijab est comme n’importe quel autre symbole ou accessoire religieux, et il n’est pas différent de porter une croix chrétienne ou une kippah juive, ou même un bracelet arc-en-ciel pour les personnes LGBT. Si une femme décide de le porter parce qu’il correspond à ses croyances religieuses et à l’image qu’elle veut présenter d’elle-même, qu’il en soit ainsi.
Il devient une forme d’oppression quand d’autres l’utilisent pour abuser des femmes et de leurs choix, pour leur dicter la façon dont elles doivent se comporter et paraître parce qu’elles le portent.
Je sais que la France a banni le Niqab de l’espace public, et je comprends le raisonnement sécuritaire sous-jacent, mais de principe, je suis contre le fait de limiter la liberté de choisir ce que l’on peut porter ou ne pas porter. Pour moi c’est un droit humain fondamental, et les sociétés devraient mûrir pour tolérer le choix de quelqu’un d’être complètement couvert ou complètement nu.

Actuellement, quelles sont les choses qui vous donnent de l’espoir pour les générations futures à propos de la tolérance et du traitement des minorités ?

Je dirais l’atmosphère démocratique permise par l’internet. Ce que je veux dire par là, c’est la liberté pour chacun d’exprimer son opinion. Pendant des années, nous avons eu un discours unique et théologique entretenu par des conservateurs religieux et endossé par le gouvernement. Les médias traditionnels étaient largement censurés. Nous avons eu quelques années de liberté lorsque l’internet a débarqué, et nous avons vu émerger des voix qui ont remis en cause le statu-quo. Malheureusement, les gouvernements ont repris la main et sont à présent de plus en plus capables de censurer l’internet.
D’un autre côté, l’époque où l’on avait besoin de promouvoir l’extrémisme religieux pour contrer la propagation du communisme est derrière nous.
Nous avons touché le fond quand les Frères Musulmans dominaient l’Égypte, et quand Daesh occupait en partie la Syrie et l’Irak. Je pense que nous sommes maintenant témoins d’une ré-amélioration de la situation, où davantage d’opinions libérales sont tolérées et même soutenues par les gouvernements. En plus de ça, j’observe un mouvement féministe croissant dans la région qui est en train de devenir un acteur politique viable et capable de fournir un discours alternatif au conservatisme religieux.

Pouvez-vous nous parler de vos autres œuvres et, peut-être de vos projets ?

Bien entendu, avec plaisir.
Après L’Épouse d’Amman, j’ai publié mon second livre « Janna Ala Al Ard » (Le Paradis sur Terre), une fiction spéculative dans laquelle j’ai tenté d’imaginer un futur proche où la science aurait vaincu le vieillissement et où la jeunesse éternelle serait possible. D’une certaine façon, je voulais défier la culture de la mort qui s’est propagée dans la région où le martyr était encouragé à des fins terroristes. J’ai présenté une vision différente où le Paradis pouvait être atteint sur Terre.

Mon troisième livre s’intitule « Laila et l’agneau ». Un récit féministe radical où je présente une protagoniste Jordanienne dominante sexuellement parlant.
Je voulais remettre en question les stéréotypes de la sexualité féminine et la façon dont l’esprit Arabe suppose que la femme est naturellement soumise au lit, et en conséquence, le fait qu’elle ne soit pas capable d’occuper des rôles de premier plan dans la vie réelle. Malheureusement, le livre a été interdit en Jordanie. Le Département de la Publication a donné comme raisons que le livre décrivait des relations sexuelles, usait d’un langage grossier, et contenait des idées étrangères ! C’est vraiment dommage quand tant d’autres livres arabes et Anglais présentant un contenu sexuel sont autorisés à la vente dans le pays, mais c’est différent lorsque vous amenez une perspective différente et que vous présentez une femme dominante !

Mon dernier livre s’appelle « Ibra wa Kushtuban » (Une aiguille et un dé à coudre). Il vient de paraître en Arabe et est actuellement best-seller dans les grandes librairies d’Amman. Il repose sur un concept original dans lequel j’essaye d’imaginer une société parallèle où le genre est divisé par taille plutôt que par sexe. Basiquement, il y a deux genres, les grands et les petits, et l’on divise les caractéristiques et les rôles de genre en fonction de ces deux types de personnes. Les gens de taille moyenne sont rejetés par la société et caché, de la même façon que nous le faisons dans notre société avec les individus intersexués. C’est une expérience difficile que je voulais mener pour sensibiliser à la question du genre

Que diriez-vous aux femmes et aux minorités de votre pays tant d’années après la publication de votre livre ?

Cela fait 9 ans que L’Épouse d’Amman est sorti, et je suis très heureux des réactions des femmes et des minorités sexuelles à son égard. Faire se sentir mieux ne serait-ce qu’une personne, c’est tout ce dont j’ai besoin pour être satisfait des efforts que j’ai mis dans son écriture, et cela a touché tant de personne. Je me souviens de quelques messages de femmes me disant qu’elle se sentaient plus fortes après l’avoir lu, et d’autres lettres de femmes qui me disaient avoir vécu la même chose que Leila, luttant après s’être mariée avec un mari gay. Un jour, un gay m’a approché à la gym et m’a dit qu’il gardait le livre près de lui quand il allait au lit sentant qu’il le protégeait. Ce genre de réactions me touche profondément et je voudrais dire aux femmes et aux minorités de tenir bon et d’être forts. C’est un combat permanent, mais nous avons le devoir de travailler plus dur encore pour répandre un discours d’amour, de tolérance et d’acceptation. Nos sociétés en ont besoin.
Nous en avons besoin.

Femmes jordaniennes, Jordanie, 2014 ( ©AFP/ Khalil Mazraawi)

« J’ai toujours dit que, dans le monde Arabe, nous avions besoin d’ajouter la lettre « W » à l’acronyme LGBT, puisque les femmes sont le plus large sous-ensemble de la population à être confronté à des discriminations basées sur le sexe »

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Remerciements à Emmanuel Chastellière pour la relecture et la correction.

→ Retrouvez la critique de L’Épouse d’Amman de Fadi Zaghmout

→ Interview en version anglaise

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