Interview Gwennaël Gaffric

Taiwan Connection

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
24 min readMar 11, 2021

--

Gwennaël Gaffric est maître de conférences en études chinoises à l’université de Lyon III et Vice-Président de l’Association Francophone d’Études Taïwanaises.
Dans le domaine littéraire, tu es à la fois traducteur et directeur de la magnifique collection Taïwan Fiction chez L’Asiathèque.
Comment en es-tu venu à t’intéresser à la langue chinoise et taïwanaise ainsi qu’à ces cultures/littératures en particulier ?

J’ai commencé à apprendre le chinois à l’université, en 2004. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais été particulièrement fasciné par la Chine ou par l’Asie en général. Je crois en fait que c’est un ensemble de facteurs qui m’a poussé à faire ce choix un peu plus original à l’époque qu’il ne l’est devenu aujourd’hui.

À la sortie du lycée, j’avais envie d’étudier plein de choses : la littérature, la philosophie, les langues, les sciences politiques, le cinéma… la perspective d’étudier une langue étrangère permettait d’offrir une diversité d’approches qui me convenait très bien. Évidemment, j’étais convaincu que la Chine était l’autre « pôle de l’expérience humaine » (comme le dit Simon Leys) et que pouvoir l’appréhender ouvrait des alternatives radicales au modèle occidental que — comme tout lycéen un peu engagé — je rejetais par principe. Il y avait donc une bonne part de désir d’exotisme, d’aspiration à m’initier à l’Altérité ultime dans mon choix de faire du chinois à l’université. Fort heureusement, j’ai un peu revu mon jugement, et j’ai plutôt appris par la suite à percevoir ce qui nous liait plutôt que ce qui nous opposait, mais je me dis que c’était quand même une bonne raison d’apprendre une langue étrangère !

En ce qui concerne spécifiquement Taïwan, mon université (Lyon 3) proposait à l’époque des cours de taïwanais (aussi appelé hokkien, qui fait partie des langues chinoises). Les cours de cantonais étant déjà pleins (j’avais un faible pour le cinéma hongkongais des années 1990), je m’y suis inscrit un peu par défaut. Et, là, le coup de foudre : mon intérêt pour Taïwan a grandi assez naturellement, jusqu’à ce qu’elle devienne aujourd’hui une partie non négligeable de mon identité. Mais je précise que, contrairement à certains de mes amis militants, mon amour pour Taïwan n’a jamais signifié le renoncement à ma passion pour la Chine.

Mon attirance pour les littératures sinophones était une évidence : j’ai toujours été un grand lecteur !

Quand et pourquoi t’es-tu mis à la traduction ?

Ma toute première expérience de traduction « professionnelle » date de 2011. Une professeure m’avait conseillé la lecture d’un roman de Wu Ming-yi (auteur dont je n’avais jusqu’ici lu que des nouvelles) : Les Lignes de navigation du sommeil. Je suis tombé sous le charme et j’ai été pris d’un désir irrésistible de le traduire. J’ai réussi à trouver le numéro de téléphone de l’auteur (qui n’avait jamais jusque-là été traduit en langues étrangères, et qui n’était pas très connu au sein de la scène littéraire taïwanaise). Étonnamment, avec le recul, il a accepté que le petit étudiant anonyme que j’étais le traduise. J’ai obtenu une aide à la traduction du Musée de la littérature taïwanaise, et l’éditeur/librairie (en fait, beaucoup plus librairie qu’éditeur) Youfeng m’a dit « OK » (c’était le seul, cela dit). Puis je me suis chargé de tout le reste : la traduction, la mise en page, la cession des droits… même l’image de couverture est une peinture de ma maman faite spécialement pour la traduction ! L’expérience a été très formatrice, et j’ai pu mesurer toute l’importance de l’investissement d’un éditeur (mais bon, même dans les grandes maisons d’édition, le travail éditorial laisse parfois à désirer). Toujours est-il que j’ai pour cette première traduction une affection particulière, j’en suis très fier, même si je sais que j’aurais pu faire mieux (d’ailleurs, si les lecteurs qui nous lisent en ont envie, je suis prêt à envoyer gratis un fichier pdf de la version révisée !).

L’écrivain Taiwanais Wu Ming-Yi et Les Lignes de navigation du sommeil

C’était le début de ma petite carrière de traducteur (il me faut depuis ma dope quotidienne), et de façon amusante, ça a coïncidé avec le lancement de la carrière d’écrivain de Wu Ming-yi, qui est aujourd’hui un auteur majeur de la scène littéraire taïwanaise, et l’écrivain taïwanais le plus traduit à l’étranger ! Accessoirement, j’ai aussi écrit ma thèse sur son travail…

Qu’est-ce qui t’a autant captivé et charmé chez Wu Ming-yi pour vouloir le traduire et y consacrer ta thèse ?
Qu’est-ce qui le rend singulier à tes yeux par rapport aux autres auteurs taïwanais ?

Les explications sont sans doute aussi rationnelles que passionnelles.
D’un point de vue thématique, ça me parle : Wu Ming-yi traite de l’océan, des archipels, des créatures non-humaines, de l’histoire, de l’éclatement et du métissage des langues… autant de sujets qui font écho avec d’autres auteurs qui m’ont marqué, de Ursula K. Le Guin à Edouard Glissant. Depuis les années 1990, beaucoup d’écrivains taïwanais entreprennent de réécrire l’histoire politique (coloniale) de l’île, souvent à travers des sagas familiales. Il y a un peu de ça dans Les Lignes de navigation du sommeil, mais avec des stratégies d’écriture originales : une bonne dose de réalisme magique (ce qui n’est pas en soi révolutionnaire dans le contexte littérature taïwanais), mais aussi la prise en compte d’autres voix dans l’histoire, que seule la littérature peut donner à entendre : la bodhisattva Guanyin, une tortue, l’écrivain Yukio Mishima quand il était enfant, ou même l’océan lui-même.

Le Pays des petites pluies de Wu Ming-Yi

Il y a aussi ce rapport à la science, que Wu Ming-yi arrive à rendre profondément poétique (dans son dernier recueil de nouvelles, Le Pays des petites pluies — inédit en français, notamment), tout en demeurant critique à l’égard de son usage dans l’histoire pour justifier le colonialisme et l’anthropocentrisme.
Mais il y a probablement une bonne part d’inexplicable dans mon attachement à ses œuvres, quelque chose qui m’emporte loin, mais qui me fait aussi sentir chez moi. Et puis, quand tu traduis un écrivain ou une écrivaine, tu déclenches forcément un mécanisme affectif particulier, parce que tu te glisses dans sa peau, tu deviens lui ou elle l’espace de quelques mois, il ou elle parle à travers toi, et donc vous êtes liés, organiquement.

Pour toi, l’exercice de la traduction recèle donc une part importante d’empathie et d’ouverture à l’autre. Que penses-tu, de ton point de vue de traducteur, de la récente affaire d’une traductrice blanche évincée car elle n’aurait pas eu la capacité de traduire une autrice noire ?

Je pense que, comme pour n’importe quel métier, il y a une éthique du traducteur. La traduction littéraire, si c’est une activité artistique, n’en est pas moins neutre ou hors-champ.
Il me semble que dans le cas de la traduction du poème d’Amanda Gorman, la traductrice n’a pas été vraiment évincée, elle a plutôt renoncé à traduire, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Cela pose donc en effet la question de l’empathie du traducteur, et de notre justesse à l’exprimer avec nos mots.
Je reprends ici quelques mots que je partageais sur la page Facebook de Patrick Deschesne, ami traducteur, qui engageait une réflexion intéressante sur l’événement :

En ce qui me concerne, dans mes cours de traduction à l’université, j’invite toujours mes étudiants à s’interroger sur les implications poétiques et politiques de traduire une écrivaine quand on est un homme ; un écrivain/écrivaine LGBT quand on se définit comme hétérosexuel, un écrivain/écrivaine aborigène quand on est issu de l’ethnie majoritaire et dominante, etc. Mais ça peut être valable pour des tas d’autres sujets : comment traduire l’expérience de la Shoah, du génocide, de l’esclavage, etc. quand on ne les a pas vécues.

La poétesse et écrivaine Amanda Gorman

L’ « affaire » de la traduction d’Amanda Gorman révèle à mon avis plusieurs réalités, que les traductrices et les traducteurs connaissent :

1) Le traducteur est un agent social. En traduisant, il agit sur la sphère sociale. Il est donc réducteur et erroné de réduire la traduction à un simple acte linguistique qui consisterait à transcrire dans une langue B ce qui a été écrit dans une langue A. Traduire une poétesse noire au XXIe siècle n’a pas la même signification sociopolitique que traduire Ronsard, surtout dans le contexte actuel. Il est néanmoins possible que la traductrice néerlandaise ait reculé après avoir subi des pressions qui, je le conçois, ont pu être caricaturales et irréfléchies, comme souvent sur les réseaux sociaux (mais, dans mon cas, je préférais toujours subir des pressions d’aborigènes taïwanais radicaux me soupçonnant de « blanchir » leur littérature, plutôt que de partisans du White Power de trahir « ma race » ou d’être un allié du « péril jaune ».) Mais ce renoncement, sincère ou contraint, est justement la preuve que la traduction n’est pas une activité simplement linguistique !
Et ce n’est pas être militant que de le dire !

2) Il est tout à fait normal et sain qu’un traducteur/traductrice s’interroge sur sa légitimité à saisir la force d’un texte. Et, à ce titre, renoncer à traduire un texte pour lequel on ne se sent pas légitime n’est pas un acte d’autocensure, c’est simplement faire preuve de respect, pour soi-même, et pour l’autre, et pour ses lecteurs. Un exemple un peu extrême : j’ai été amené à traduire de la poésie érotique écrite par une femme et, nécessairement, je me suis posé cette question.
J’ai finalement co-traduit avec la poétesse, et les échanges ont été passionnants.

L’écrivaine néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld

3) La littérature, et peut-être plus encore la traduction, est cet art extrême du devenir-autre, de l’accueil de l’autre dans sa langue. C’est parce qu’on traduit qu’on montre qu’un texte est universel. C’est pourquoi, je soutiendrai toujours pour ma part l’effort d’un auteur/autrice traducteur/traductrice de se glisser dans la peau de n’importe quel personnage, et d’écrire sur n’importe quel sujet. À trois conditions, cependant :

  • Que cela ne soit pas l’occasion de reproduire le schème universaliste vs. particulariste (ex : le Blanc pouvant écrire sur tous les thèmes ; et le Non-blanc exclusivement sur les thèmes qui le « concernent » (immigration, colonialisme, histoire locale…))
  • Que cela ne soit pas l’occasion d’exclure de la communauté des auteurs/traducteurs des personnes peut-être plus légitimes sur le texte en question (ex : un traducteur homme au statut privilégié traduisant le journal intime d’une écrivaine lesbienne, alors qu’il existe une traductrice lesbienne compétente, et dont le journal ferait écho à son expérience de vie)
  • Que l’on puisse soumettre sa traduction ou son récit à la critique. S’il me semble indispensable de pouvoir écrire sur tout type de sujet, sans pré-censure de principe (mais en faisant quand même un minimum de recherches !), il me semble tout aussi indispensable de ne pas crier à la censure quand on critique les biais (orientalistes, racistes, sexistes…) de votre travail.

Pour toi, qu’est-ce qui caractérise une bonne traduction et, par ricochet, un bon/bonne traducteur/traductrice ?

Je ne sens pas hyper légitime pour juger des traductions en général (surtout quand je ne maîtrise pas l’une des deux langues) mais, de manière générale, je suis sensible aux traductions dans lesquelles on peut ressentir la passion de la traductrice/du traducteur pour le texte (ce qui ne signifie pas forcément une adhésion à son auteur).
Plus que le degré de maîtrise de la langue française (après tout, l’auteur du texte d’origine n’a pas forcément une maîtrise totale de la langue dans laquelle il écrit), ce que je trouve important, c’est d’essayer de faire au texte français ce que le texte étranger fait à sa langue. Du coup, j’ai un regard très bienveillant sur les traductions expérimentales (même si elles sont parfois ratées), du moment qu’elles sont sincères.

Cela étant, je pense que tous les traducteurs et traductrices ont leurs recettes et leurs bons conseils. Le plus évident et le plus fondamental est de… lire. Un maximum. Dans plusieurs langues, et aussi en traduction (en ce qui me concerne, ce sont souvent les œuvres en traduction qui m’inspirent le plus).

L’écrivain chinois Liu Cixin

Et pour rester sur la question de la traduction, tu es le traducteur de Liu Cixin en France pour Actes Sud. Qu’est-ce qui te plaît chez cet auteur et comment expliques-tu son succès en France ?

Ce que je trouve impressionnant dans la trilogie des Trois Corps de Liu Cixin (pour ne pas parler de ses nouvelles, qui sont très chouettes), c’est qu’elle est pleine de défauts (une écriture très inégale, des personnages — surtout féminins — stéréotypés, des envolées scientifiques qui vont parfois trop loin, un peu de deus ex machina…) mais qui reste pourtant un chef d’œuvre absolu.
C’est dire la force du truc… Je pourrais évidemment en discuter des heures (je suis actuellement dans le travail préparatoire d’écriture d’un bouquin pour parler de Liu Cixin dans toutes ses dimensions : socio-historique, poétique, politique, scientifique…), mais pour rester dans la sphère du ressenti de lecture : depuis que je suis entré dedans, je ne regarde plus le ciel de la même manière, avec cette impression que tous les autres romans sur le destin de l’univers ne sont finalement que des variations, ou des alternatives par rapport à la trame proposée dans la trilogie. Je suis de mauvaise foi, bien sûr.

Quant à la réception, il y a probablement plusieurs facteurs qui expliquent son succès :
Pour les fans de SF, peut-être un peu l’obtention du Hugo et sa bonne réception critique dans le monde anglophone. Au-delà, il y a une curiosité compréhensible pour la Chine et la science-fiction paraît en apparence offrir une fenêtre sur une « certaine vision du futur ». Certains lecteurs ont pu y chercher (et croire y trouver) ce que serait une vision chinoise de concevoir l’avenir du monde. Évidemment, c’est un raccourci culturaliste. Mais il y a sans doute une certaine fraîcheur à voir se décentrer/désoccidentaliser des problématiques universelles.

Il y a peut-être aussi le buzz créé par les lecteurs VIP qui ont parlé de la trilogie (type Obama ou Zuckerberg), et un bouche-à-oreille qui a bien marché, notamment au-delà du lectorat traditionnel de l’imaginaire.

Enfin, je dirais aussi que la trilogie renoue avec un pan devenu un peu plus secondaire aujourd’hui dans la SF contemporaine, et qui rappelle les grandes fresques aux échelles spatio-temporelles macroscopiques d’Arthur C. Clarke, d’Isaac Asimov ou de Stephen Baxter (pour prendre un exemple plus récent). Il y a quelque chose qui relève du délice de se fondre dans l’infiniment grand, où l’humain ne compte pas grand-chose. Ça a évidemment un sens particulier à l’heure où l’on parle d’Anthropocène…

Et nous en arrivons donc à ton rôle de directeur de collection chez L’Asiathèque avec Taiwan Fiction.
Comment en es-tu arrivé à diriger cette collection et à travailler avec L’Asiathèque ? Quel est le rôle d’un directeur de collection ?

La collection « Taiwan Fiction » (L’Asiathèque) est née en 2015 (huit ouvrages publiés jusqu’ici). Un ami, Stéphane Corcuff, qui avait publié un texte à L’Asiathèque, avait soufflé mon nom à l’éditeur.

L’Asiathèque est une maison d’édition historique bien connue des étudiants et des chercheurs sur l’Asie (dans un sens très large). Elle a publié des manuels de langue, des ouvrages d’histoire et de littérature ancienne qui font encore référence aujourd’hui. Elle voulait néanmoins depuis quelques années se tourner aussi vers les cultures contemporaines, et Taïwan constituait une jolie porte d’entrée dans la littérature contemporaine d’Asie. L’idée est de publier des textes contemporains (depuis les années 1990 jusqu’à nos jours), qui nous semblent avoir une portée universelle, tout en offrant un regard sur la vivacité et la richesse de la société taïwanaise.

L’écrivain Taiwanais Chi Ta-wei

Le premier ouvrage de la collection est Membrane de Chi Ta-wei, un roman généralement considéré comme le premier roman SF queer en langue chinoise. Avec le recul, c’était un geste audacieux de publier ce qui est un peu un OVNI littéraire dans le petit écosystème de la littérature asiatique en traduction française, et qui montre l’ouverture d’esprit de l’éditeur. Je crois que ça a été un beau succès critique, et ça avait un vrai sens pour moi qu’il réussisse à toucher au-delà des lecteurs passionnés par l’Asie, en rentrant dans le grand panthéon mondial des littératures de l’imaginaire (avec, par exemple, sa publication dans la collection SF du Livre de Poche). Et effets collatéraux : nos traductions de Chi Ta-wei ont aussi suscité l’intérêt d’autres éditeurs à l’étranger, et mieux : de redonner le goût de l’écriture à Chi Ta-wei, qui nous a offert dans le recueil Perles sa première nouvelle depuis la fin des années 1990 !

Mon travail de directeur de collection consiste en plusieurs tâches : recommander des textes à l’éditeur ; contacter, une fois notre choix fait, l’auteur ou l’éditeur étranger pour la cession des droits ; traduire le texte ou le confier à un/e traducteur/rice (tous super talentueux !) et assurer dans ce second cas la relecture et la révision du texte, en ayant l’original en miroir (puis Philippe Thiollier et Christiane Thiollier, éditrice et relectrice, font ensuite leurs propositions) ; à écrire une préface ou une postface, pour situer l’œuvre et l’auteur dans son contexte et donner quelques clefs de lecture.
Et plus généralement, participer à la rédaction de demandes de subvention, à la promotion (conférences, rencontres, etc.), aux réflexions sur la conception graphique du livre…
Bref, un peu de tout, mais toujours en lien avec Philippe et Christiane Thiollier, et Jean-Marc Eldin, qui font du super boulot !

Chi Ta-wei nous est revenu récemment, comme tu l’as dit, avec l’impressionnant recueil Perles où se mêle questions de science-fiction, de genre et de sexualité avec des personnages aussi originaux et marquants que Gros Ours et Petit Lapin, Meimei ou encore deux frères aux relations parfois troubles. Qu’apporte selon toi la vision queer de Chi Ta-wei à la science-fiction mais aussi à la littérature taïwanaise actuelle ?

Je reprendrais un extrait de la petite postface que Chi Ta-wei a écrit pour la traduction en français de la nouvelle Au fond de son œil, au creux de ta paume, une rose rouge va bientôt s’ouvrir qui figure dans le recueil Perles :

« Dans la SF européenne et américaine, il n’est pas rare de lire des expériences d’écriture originales et étranges autour du « sexe », et ma nouvelle n’est après tout qu’un petit dessert de plus dans le grand banquet. […] avant d’ajouter plus loin : J’appelle de mes vœux les plus chers la création d’une utopie pour les homosexuels, mais je ne cesserai jamais d’interroger le processus d’établissement de tout « nouveau » système. »

La vision queer de Chi Ta-wei me semble résumée dans ce propos : une volonté permanente d’interroger, de déconstruire toute tentative de normalisation et de standardisation des corps et des identités (les personnages homosexuels de Chi Ta-wei peuvent aussi être violents, harceleurs, agressifs quand vient leur tour de tenter de s’approprier le corps de l’autre). Chi Ta-wei a ceci d’impressionnant que même en étant à la fois militant de la première heure à Taïwan de la cause LGBT, professeur et universitaire (historien de la littérature), sa fiction ne se laisse pas facilement déborder par un discours trop didactique, théorique ou militant : il accorde une immense importance au travail sur la langue et sur l’imaginaire. En cela, je trouve que son écriture est finalement plus proche de celle d’écrivains comme Samuel R. Delany ou Theodore Sturgeon — chez qui on retrouve aussi des intrigues et des scènes particulièrement dérangeantes — que d’auteurs/rices queer plus récents (notamment outre-Atlantique), dont les récits sont plus ouvertement militants.

L’écrivain Taiwanais Chi Ta-wei

Dans ma postface à la traduction de Membrane, j’évoque brièvement l’histoire de la littérature queer/LGBT à Taïwan, et j’indique que les littératures de l’imaginaire (SF et fantasy), représentées par des écrivains comme Chi Ta-wei, ou Lucifer Hung (par ailleurs traductrice d’Ursula K. Le Guin, Joanna Russ ou Anne Rice), ont été particulièrement prisées dans les années 1990 pour mettre en scène la « monstruosité » et « l’altérité » (par rapport à l’hétéronormativité de la société) des individus LGBT.
Mais Taïwan est aujourd’hui la société est-asiatique globalement la plus tolérante et bienveillante à l’égard des communautés LGBT, et il n’y a plus rien de tabou à mettre en scène des personnages gays, lesbiennes, trans… dans la littérature aujourd’hui. Bien souvent, ce n’est d’ailleurs même plus une démarche militante, mais un élément comme un autre de l’histoire. Il est d’ailleurs intéressant, pour revenir à la nouvelle Perles, de remarquer que Chi Ta-wei se penche sur une nouvelle forme de monstruosité : le handicap physique, tandis que l’homosexualité n’y paraît finalement ni subversive ni anormale.

Cette thématique de l’homosexualité revient d’ailleurs d’une façon poignante et pudique dans l’une des meilleures nouvelles de l’anthologie Formosana que tu viens de diriger pour L’Asiathèque.
Dans Libellule Rouge de Lay Chih-ying, on dissèque à la fois le corps d’un être aimé et les sentiments de la personne qui l’a aimé, c’est un texte à la fois extraordinairement fort, poétique et signifiant pour le lecteur. Comment l’as-tu sélectionné et quel regard porte Taïwan à l’heure actuelle sur la
Terreur Blanche dont il est ici question en arrière-plan ?

La nouvelle de Lay Chih-ying (un jeune écrivain taïwanais qui vit aujourd’hui au Canada) a cela de puissant qu’elle concentre dans quelques pages une réflexion sur la Terreur Blanche (période de répression politique intense par le Parti Nationaliste de Chiang Kai-shek) et ses tabous (politiques, comme moraux, d’ailleurs), une écriture poétique, composée à la fois de suggestions, de non-dits, et de détails crus, et enfin une expérimentation stylistique, avec ce long monologue intérieur écrit en un seul bloc. C’est une nouvelle que m’avait recommandé l’écrivain Huang Chong-kai, dont une nouvelle figure également dans l’anthologie. Elle me semblait passionnante pour ce qu’elle disait de la manière dont les jeunes Taïwanais d’aujourd’hui entreprennent de relire l’histoire politique de l’île. Au lendemain de la levée de la loi martiale en 1987, il y a eu à Taïwan une multiplication de romans historiques, de longues sagas familiales qui retraçaient les tourments et les souffrances vécus par les insulaires. Mais comment écrire sur cette période quand on est trop jeune pour l’avoir vécue ? Certains écrivains contemporains choisissent de renoncer aux récits réalistes (en empruntant au réalisme magique, en mettant en scène des fantômes ou autres créatures folkloriques…), tandis que d’autres essaient de décentrer le regard (en donnant la parole aux « oubliés » de la mémoire officielle : les Autochtones, les femmes, les homosexuels… ou même les animaux). Cette nouvelle me paraissait représentative de cet effort.

Formosana semble vouloir dresser un portrait historique et social de Taiwan, comment s’est monté ce projet et quel est le texte qui te touche le plus dans cette anthologie ?

Le projet de Formosana, qui a bénéficié du soutien du Musée National de la Littérature Taïwanaise, était en effet celui-ci : offrir un regard sur l’histoire sociale et politique de Taïwan, mais en s’éloignant de l’histoire institutionnelle, et en évitant de donner l’impression d’enchaîner des chroniques sociologiques. C’est pourquoi, au-delà de la diversité des thématiques qu’elles abordaient, j’ai été attentif à sélectionner des nouvelles qui se distinguaient avant tout par leur qualité littéraire.

Pour tout dire, ce n’est pas si difficile de trouver des nouvelles de qualité à Taïwan (il a au contraire été difficile d’en laisser d’autres de côté), tant la nouvelle est un format incontournable dans le monde sinophone (je renvoie ici à l’excellent site de Brigitte Duzan : http://www.chinese-shortstories.com/ pour s’en faire une idée). En France, les nouvellistes sont rares, et plus encore celles et ceux qui écrivent exclusivement des nouvelles — même si la SF fait un peu de la résistance, avec par exemple Sylvie Lainé. C’est pourquoi il n’est pas toujours évident de « vendre » des recueils de nouvelles à des éditeurs français, alors même que c’est souvent avec la forme courte que s’exprime le mieux le talent des écrivains chinois, hongkongais ou taïwanais.

Difficile de nommer la nouvelle qui me touche le plus dans le recueil, car je crois que cela change selon mon humeur. Mais j’ai une certaine tendresse pour Fleurs dans la fumée, écrite au lendemain de la levée de la loi martiale par un écrivain dont le grand-père a été tué pendant la Terreur Blanche, et qui esquisse les contours de la démocratie à venir : se souvenir ensemble du passé, au-delà des conflits ethniques, pour que s’épanouisse l’avenir.

Comment ce projet a-t-il été reçu par les écrivains taïwanais eux-mêmes ?
Existe-t-il des entreprises équivalentes à ta connaissance là-bas pour raconter l’histoire politique de leur île en recourant à la fiction et à l’anthologie ?
Y en aura-t-il d’autres à l’avenir chez L’Asiathèque ?

De manière générale, les écrivains taïwanais sont assez sensibles au fait d’être traduits en langues étrangères. Il y a toujours cette difficulté à faire entendre les voix de Taïwan au sein de la communauté internationale, et toute percée, même artistique et littéraire, est vécue comme une tribune. Les anthologies thématiques regroupant des nouvelles de plusieurs auteurs sont assez communes à Taïwan : il y a deux ans, ont ainsi été publiés quatre recueils de nouvelles autour de la Terreur blanche, où figure par exemple le récit de Walis Nokan, qu’on retrouve dans Formosana.

L’écrivain Syaman Rapongan

Je ne sais pas encore si nous renouvellerons ce genre de format à L’Asiathèque. C’est un bon moyen d’avoir des visions plurielles autour d’une même thématique (nous avions fait quelque chose de similaire autour de la ville de Taipei), mais je ne sais pas si c’est très vendeur… Et puis, il y a peut-être une frustration à ne faire qu’effleurer le travail de chaque auteur. Notre prochain projet, c’est un roman d’inspiration autobiographique d’un Autochtone (Aborigène) vivant sur l’île des Orchidées : Syaman Rapongan, qui raconte les désillusions et le racisme dont il a été victime sur l’île principale de Taïwan, avant de faire le choix de retourner vivre auprès de son peuple et de revaloriser la culture de ses ancêtres.

Cette question sur le traitement des autochtones apparaît d’ailleurs dès la première nouvelle de Formosana.
C’est une problématique qui me semble très méconnue en Europe
(qui connait davantage l’opposition entre Taiwan et la Chine continentale).
Qu’en est-il des droits et du traitement des autochtones en 2021 ?
As-tu d’autres exemples de romans d’aborigène déjà traduits sur le marché français ?

C’est effectivement une part méconnue de l’histoire de Taïwan. Ceux qu’on appelle les Autochtones formosans sont les descendants des premiers habitants de Taïwan, qui y vivent depuis environ 5000 ans avant notre ère. Les premiers grands mouvements migratoires de populations chinoises remontent pour leur part au XVIIe siècle, pendant la colonisation néerlandaise. Si les Autochtones, aussi appelés Aborigènes, parlent tous — ou presque –le chinois mandarin aujourd’hui, certains parlent encore des langues appartenant à la famille des langues austronésiennes, qui n’ont rien à voir avec les langues chinoises. Ils représenteraient environ 500 000 personnes, soit 2% de la population totale. Leurs pratiques socioculturelles sont traditionnellement éloignées de celles des Han, même si les processus de métissage et d’acculturation de ces derniers siècles ont considérablement réduit cet écart. Ce sont les premières victimes des différents régimes coloniaux qui se sont succédé sur l’île depuis le XVIIe siècle, et leur histoire est encore peu documentée. Leurs droits (territoriaux, culturels, linguistiques…) ont été considérablement réévalués depuis les années 1990, et Taïwan fait plutôt figure d’exemple dans le traitement de ses minorités ethniques, mais il reste encore des stéréotypes persistants et des discriminations importantes, notamment à l’embauche, ou dans la représentation politique.

Quelques œuvres d’auteurs autochtones de Taïwan ont été traduits en français : Les Sentiers des rêves de l’Atayal Walis Nokan (traduction C. Jortay, L’Asiathèque) et un recueil de ses poèmes, La Montagne rêve (traduction G. Gaffric et S. Marchand, Neige d’Août) ; L’île des Orchidées du Bunun Topas Tamapima (tr. C. Mazière) ; La Mémoire des vagues du Tao Syaman Rapongan (tr. M-P. Chamayou, Tigre de Papier), malheureusement épuisé, mais que nous rééditerons peut-être à L’Asiathèque. À quoi il faut rajouter quelques poèmes, nouvelles, publiés à droite à gauche dans des anthologies ou dans la revue Jentayu, une revue incontournable pour toutes celles et ceux qui voudraient lire des œuvres contemporaines issues de toute l’Asie en traduction française, du Timor oriental à l’Ouzbekistan, en passant par l’Inde, la Thaïlande, la Malaisie ou la Corée du Sud ! ( Le site de la revue : http://editions-jentayu.fr/)

On constate une certaine appétence en France pour les produits culturels asiatiques, que ce soit en film, en série ou en livre.
Comment expliques-tu ce regain d’intérêt ?

C’est toujours délicat de se hasarder à proposer une explication sociologique, mais en effet, il semble y avoir une certaine appétence aujourd’hui — tous âges confondus — pour la culture populaire asiatique, que ce soient les mangas, les dramas, la pop… Il faut à mon avis y voir à la fois un désintérêt chez certains pour les formes de culture pop européennes, qui se prennent parfois un peu trop au sérieux, et de nouvelles cultures fans venues d’Asie qui arrivent à fédérer au-delà des frontières. Certains expliqueront peut-être ce phénomène par un désir légitime d’un peu d’exotisme dans un monde de plus en plus standardisé, mais je crois aussi qu’il y a une créativité artistique assez rafraîchissante au Japon, en Corée, à Taïwan, en Chine et qui n’est pas circonscrite par une appartenance culturelle…

Quels sont les ouvrages sur lesquels tu travailles actuellement, à l’Asiathèque ou ailleurs, et qui paraîtront prochainement en France ?

Pas mal de projets encore non-officiels, que je ne peux pas encore divulguer. Le gros boulot de traduction de 2020–2021, ça a été l’intégrale (ou quasi) des nouvelles de Liu Cixin pour Actes Sud. La date de sortie a été repoussée avec la pandémie, mais ça devrait arriver en automne. Il y a aussi une nouvelle de l’écrivaine de SF chinoise Xia Jia qui devrait paraître dans un numéro de Galaxies, et pas mal de projets à venir autour de Hong Kong (parce que c’est le moment où jamais d’écouter ce que les écrivains et les écrivaines de Hong Kong ont à dire sur leur lieu et sur le monde).

Si on te laisse carte blanche, quels sont les auteurs/ouvrages que tu rêverais de traduire pour le public français ?

Tellement !
Mais certains me tiennent particulièrement à cœur : du côté de Taïwan : Rose, Rose, I Love You de Wang Chen-ho (avec des gros défis de traduction), un roman hilarant et polyphonique sur des bars de prostituées ouverts pour les GI dans les années 1970 à Taïwan ; l’Asile des illusions, un huis-clos angoissant et surréaliste de Kao Yi-feng (très long et très ardu) ; Hôtel tangoute de Lo Yi-chin, une histoire croisée du déclin de la dynastie des Xia occidentaux et les errements identitaires d’une jeune Continental à Taïwan (encore plus long, et encore plus ardu).

L’autrice chinoise Xia Jia; L’auteur chinois Chen Qiufan; L’auteur taiwanais Kao Yi-feng; l’auteur taiwanais Lo Yi-Chin

En Chine : à peu près tout Chen Qiufan et Xia Jia, de jeunes auteurs de SF super talentueux. À Hong Kong : Dung Kai-cheung, et ses Histoires multiples du temps.

As-tu des coups de cœurs récents à partager ?

Lus et aimés récemment : Chinatown, intérieur de Charles Yu (traduit par Aurélie Thiria-Meulemans chez Aux Forges de Vulcain) : ou comment traiter avec humour, intelligence et tendresse les stéréotypes sur les Asiatiques dans la société états-unienne ; Histoires bizarroïdes d’Olga Tokarczuk (traduit par Maryla Laurent), magnifique plaidoyer pour la forme courte et l’imaginaire.

Du côté des films et séries récents, rien ne m’a particulièrement emporté, j’ai l’impression que l’ère du digital tourne un peu en rond, et je rêve d’un retour aux films de SF artisanaux avec des maquettes (c’est pourquoi je m’intéresse un peu davantage depuis quelques années aux courts-métrages de SF, comme ceux projetés lors du Festival des Utopiales de Nantes).

C’est aussi pour ça — mais je suis sans doute vieux jeu — que la littérature reste puissante à l’heure du tout-visuel : elle a une force de suggestion qui permet à notre imaginaire de reconstruire artisanalement les scènes sans avoir besoin qu’on nous les fournisse clefs en main à grands coups de reconstitutions numériques.

Pour le mot de la fin, quel ouvrage conseillerais-tu en premier dans la collection Taiwan Fiction aux nouveaux lecteurs qui voudrait s’essayer à la littérature Taiwanaise ?

Peut-être Le Magicien sur la passerelle de Wu Ming-yi, un recueil de nouvelles sur la magie de l’enfance et le rapport à la mort, qui est aussi une chronique du Taïwan des années 1980, mais qui se lit presque comme un roman.

— — — —

Crédits Photo Couverture : Hsu Yawen
Crédits Photo Pied de Page : Kuo Chi-chuan ; France Culture

Article universitaire de Gwennaël Gaffric sur l’auteur chinois Liu Cixin

--

--