Interview Ketty Steward

La Séancière de l’Imaginaire

Nicolas Winter
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23 min readJan 16, 2019

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Critique de Confessions d’uns Séancière de Ketty Steward

Bonjour Ketty,
On murmure dans le milieu que tu es autant poétesse qu’écrivaine.
Quel fut ton premier amour entre les deux et comment as-tu fini par les concilier ?

Au moment où nous échangeons, je suis occupée à mettre de l’ordre dans mes poèmes. C’est une sacrée coïncidence parce que ce dossier-là avec ses quelques sous-dossiers, je n’y avais pas touché depuis longtemps.
Tu dis “poétesse” et “écrivaine” pas “nouvelliste” ni “romancière”, ce qui est amusant. On peut dire que je suis écrivaine, en effet, depuis un moment, maintenant. Et il se trouve que j’ai longtemps touché aux deux, prose et rime. En prose, je faisais ce que j’avais toujours fait, c’est-à-dire, raconter des histoires. En rime, c’était plus compliqué, j’essayais d’encapsuler les émotions envahissantes pour les rendre “dicibles”, une entreprise un peu moins joyeuse, globalement.

Ma première publication (non sollicitée) dans une revue c’était de la poésie, 4 poèmes d’un coup dans le numéro 29 (juin-juillet 2003) de Dégaine ta rime. Mais ça aurait pu être une nouvelle, puisque, pour le numéro suivant de la même revue, août-septembre 2003, c’est une de mes nouvelles fantastiques qui était publiée.
Pendant longtemps, j’écrivais les deux en parallèle, jusqu’à la publication de mon recueil de poésie, “Je ne sais pas appartenir” en 2006. Ce que je considérais alors comme mes meilleurs poèmes était réuni en un court volume. Après ça, j’ai exploré, d’un côté, la chanson, de l’autre, la science-fiction que je commençais seulement à découvrir en tant qu’autrice.

Je n’ai jamais complètement arrêté la poésie. Elle s’est imposée à chaque fois que j’ai fait face à des émotions et des sentiments difficiles à vivre ou à dire. Il faut croire que ma vie s’est bien apaisée, ou que, plus vraisemblablement, une fois que je sais dire, j’arrête de chercher.
Je n’ai écrit pendant les 10 dernières années que 4 ou 5 poèmes, hormis ceux de la Séancière, alors que pendant la période 2000–2006, j’en ai rédigé une bonne centaine.
Je ne sais pas s’il est question de concilier quoi que ce soit, finalement, parce que bien que les démarches soient différentes, c’est le même stylo qui écrit.

Emmanuel Quentin et Ketty Steward aux Imaginales

Ta poésie et la musique qui s’en dégage t’aide-t-elle lorsque tu écris une nouvelle ?
Qu’est-ce que cela peut t’apporter de plus dans l’écriture d’un texte traditionnel ?

Pendant longtemps, je te le disais, écrire de la poésie et raconter des histoires répondaient à deux logiques différentes. C’est comme si j’allais puiser à deux sources séparées.
Même si, dans les deux cas, j’ai toujours cherché le mot juste, même si la musique des mots a toujours eu son importance, on m’a parfois fait remarquer que j’avais une écriture plus sèche en science-fiction.

Seulement, rien n’est calculé.
L’état d’esprit du moment doit avoir une influence, mais j’ai une approche un peu sauvage de ces choses-là. Je fais. Après je regarde. Le jour où je saurai comment ça marche, il n’y aura plus de magie et, probablement que ça m’intéressera un peu moins d’écrire.
Je pense aussi que mon écriture a pas mal évolué et que, d’une certaine façon, les frontières se font plus poreuses.

Pendant longtemps, j’ai eu du mal à rendre vivants mes personnages dans mes récits de fiction. Je maintenais avec eux une distance hygiénique et il fallait parfois repasser pour “donner de la chair “, comme m’avait conseillé Stéphane Beauverger. Je sais que l’écriture, puis la publication de Noir sur Blanc, mon roman autobiographique a changé la donne.
Je n’ai plus eu besoin de préserver la fiction des éclaboussures de mon histoire réelle. Je pouvais librement accéder à la fois à mes idées et à mes émotions.

Je me suis aperçue, récemment, que j’avais besoin de me relire à haute voix pour travailler mes textes. Pas seulement la poésie, comme ce fut longtemps le cas. Lire et entendre la musicalité des phrases, est-ce que ça donne un plus? J’imagine que ça fabrique des textes un peu différents.

Comme tu le fais remarquer, tu as produit un roman auto-biographique, Noir sur Blanc. Peux-tu nous en dire plus à son propos et pourquoi préfères-tu écrire dans le format court que dans le format long ? Qu’est-ce que permet la nouvelle que ne permet pas le roman et vice-versa ?

Noir sur Blanc, au départ, ce n’était pas un roman.
Rien au départ ne pouvait être un roman, parce qu’un roman, c’est long et que l’écriture longue, c’est du temps.
J’ai une histoire de vie compliquée, disons multi-traumatique, et un rapport au temps un peu particulier. Je me vis comme en sursis depuis mes vingt ans et, même si ça va beaucoup mieux, écrire un texte long reste hors de question. Le couperet pouvant tomber à n’importe quel moment, il valait mieux viser une forme d’efficacité. Ce que j’ai fait.
Noir sur blanc, c’était de courts textes pour raconter l’irracontable, mon histoire. C’était déjà une forme particulière entre la poésie et la prose, puisque j’allais chercher les émotions enfouies, figées même parfois, pour tenter d’ordonner les événements et surtout leur donner du sens. Comme avec la poésie, je m’appuyais sur un travail strict de la forme pour donner un cadre à tout ce bordel. Des textes tenus par un thème, le noir, le blanc ou les deux, courts, si possible drôles et au plus près de ma vérité.
Je les ai rédigés essentiellement pendant mon séjour en Belgique, soit avant 2005 et je les ai laissés là, en désordre. Tableau noir, blancs silences, chat noir, cailloux blancs, livre noir…
Ce n’est que cinq ans plus tard que j’ai été prête à donner une existence au récit complet, à reconstituer le puzzle. J’ai eu besoin du compagnonnage photo de Bertrand Robion pour me convaincre que ce qui était écrit là n’était pas juste ma vie, pas juste “du jus de nombril” comme je dis parfois, mais une oeuvre, une construction artistique originale. C’est l’éditeur qui a décidé que c’était un roman.

Pour ma part, je n’écris toujours pas de textes longs.
Je me souviens de cette nouvelle qu’avait écrite Alain le Bussy pour se moquer de mon incapacité à me lancer dans un roman. Dans sa série des “Filles qui”, inspirée par des personnes de son entourage, il fait de moi “La Fille qui détestait la routine(en 2006). La jeune femme a besoin de changer régulièrement d’activités et il la compare à un requin qui ne peut pas s’arrêter de nager sous peine de mourir. Elle se force tout de même à écrire un roman et, évidemment, ça se termine mal.
J’écris donc des textes courts et je travaille à le faire le mieux possible. Mes textes courts sont d’ailleurs, de plus en plus longs. J’écris des textes courts et, parfois, je les assemble. J’ai découvert, à l’occasion d’un mémoire d’étudiante en sciences du travail que c’était quelque chose que je savais faire.
La panique à l’idée de devoir rédiger 50 pages sur un seul sujet a cédé quand j’ai compris que ce serait juste un collage raisonné de chapitres différents et plus ou moins indépendants. Ouf ! J’ai même pris plaisir à rédiger mes petits morceaux.

On peut dire que j’écris des textes mosaïques; j’aime encore mieux la notion de puzzle qui suppose que chaque texte a une place qui lui convient.
Mon recueil de poèmes, Je ne sais pas appartenir, c’était déjà ça, Connexions interrompues, avec ses 15 nouvelles de science-fiction aussi. Noir sur blanc, également, bien sûr, puisque l’unité y est encore plus évidente.
J’ai quelques autres projets de ce type en cours.
C’est un format intermédiaire qui me permet de prendre le meilleur de la nouvelle et du roman.
L’efficacité de la nouvelle, la possibilité d’aller à l’essentiel et de construire des unités autonomes; pour le côté roman, c’est peut-être la possibilité de m’étendre sur un thème ou, plus exactement, de redire autrement, de tourner encore une fois autour d’un même objet, de repasser une couche, avec un angle différent sur une même question.
Parfois, je me dis que ce serait amusant d’imaginer la structure dans laquelle chaque texte, chaque ensemble que j’ai pu écrire trouverait la bonne place pour faire un tout cohérent. Mais je crois qu’il faudra que j’écrive encore beaucoup pour qu’un tel schéma apparaisse.

Pourquoi cette attirance particulière pour la science-fiction et le fantastique ? Pourquoi ne pas te “contenter” du réel ?

Je pourrais te répondre comme Fernando Pessoa que, justement “La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas.” et ça pourrait aussi s’appliquer à la littérature générale, plus mimétique. J’en écris aussi, d’ailleurs.
Ce qui me plaît surtout dans l’imaginaire, c’est, d’un côté, cette formidable ouverture des possibilités et de l’autre, le côté contenant des genres, avec les règles à respecter, les références communes, un langage.
Ceci dit, la façon dont je suis arrivée à ces deux genres est différente.
Le fantastique, c’était naturel. J’en lisais déjà beaucoup, des classiques, surtout, comme Maupassant, Poe, Buzzati, Gautier, Hoffmann …. Mon éducation religieuse, chez les adventistes du septième jour, avait laissé des frontières avec le surnaturel très poreuses et non moins fascinantes.
La science-fiction, c’était autre chose. Le futur, par exemple, tel qu’il m’avait été donné dans mon enfance était angoissant. L’apocalypse en traçait les grandes lignes et mes actions personnelles, essentiellement péchés et repentirs, me plaçaient dans un camp ou dans l’autre, chez les gagnants ou les perdants. L’ailleurs était à peu près balisé aussi.

Et puis les adventistes, les chrétiens en général, ne sont pas encouragés à savoir, à comprendre, à s’intéresser aux découvertes scientifiques. A partir du moment où il y a un Dieu créateur omniscient et omnipotent, le détail du comment du pourquoi importe peu. Bref, c’était pas gagné.
Il se trouve que j’ai fait, au début, des études scientifiques. Les maths et les sciences, au lycée et à la fac, ça m’a surtout inculqué une méthode.
Quand on est hyperémotif et un peu paumé dans sa vie, une méthode, c’est précieux. Un chemin pour explorer ce qu’on ne connaît pas encore, pour tenter des expériences, imaginer des hypothèses qui se tiennent à peu près, pour aller loin et revenir. Je crois que c’est ça qui a facilité mon accroche avec la science-fiction. Mes nouvelles de SF sont bien souvent la mise en mots d’une expérience de pensée menée suivant la bonne vieille méthode hypothético-déductive. Ça a l’air austère dit comme ça, mais la méthode, ça canalise un peu la folie, ça autorise l’imagination.

L’équipe des éditions Mü

Et de l’imagination, tu en as à revendre dans Confessions d’une Séancière ! Comment est née l’idée de ce recueil de nouvelles ?

Confessions ? Ah! c’est l’exemple parfait pour illustrer mon processus créatif : chaos, rencontres, mise en ordre…

D’abord, il y a eu l’envie de travailler avec Davy Athuil, que j’avais rencontré depuis peu. J’avais lu Moi, Peter Pan et j’ai aussitôt pensé : “Tu as ta place dans cette dynamique”. A ce moment-là, je mettais de l’ordre dans mes projets plus ou moins avancés. J’en ai toujours plusieurs en cours. J’ai dans mon pc et dans mes tiroirs des dossiers avec des textes, des bouts de textes, des titres de recueils, des idées que je vais trouver géniales pendant deux jours que je ne vais même pas comprendre un mois après… J’ai noté dans mon carnet ce qui pouvait sérieusement être repris et il y avait ce groupe de textes. 6 textes en lien avec les Antilles, dont 4 qui avaient été écrits pour enrichir d’imaginaire la biographie romancée et toujours pas terminée, de ma grand-mère, la fameuse sorcière noire de Noir sur Blanc. L’un des autres textes, le premier des Confessions, avait été écrit pour un projet à visée linguistique avorté de Joss Doszen (spécialiste de la littérature africaine qui anime les Palabres autour des Arts) et le dernier, qui n’est pas resté dans le corpus,au bout du compte, était plus proche des contes traditionnels des Antilles, avec les “Cric! Crac!” et “Yé Cric! Yé Crac!
J’ai ajouté 5 autres récits que j’avais en tête et que j’imaginais bien dans un ensemble et, prenant mon courage à deux mains, j’ai proposé le projet à Davy.

Avec mon audacieuse entrée en matière “Tu veux travailler avec moi, mais tu ne le sais pas encore”, j’ai eu toute son attention et il a été emballé par le projet. L’arrivée de Li Cam à la tête de la collection Le labo de Mü m’a aussi donné l’occasion de travailler, enfin, avec quelqu’un que j’aimais déjà beaucoup.
Tous les deux prenaient mon projet au sérieux, alors j’y ai cru aussi et j’ai travaillé. Nous avons tous travaillé. J’ai écrit les textes, qui se mettaient dans le bon ordre au fur et à mesure. Li Cam a dirigé mon travail en adoptant la bonne distance. Elle a trouvé le titre, posé des questions qui ont donné lieu à d’autres textes, elle a suggéré les incantations, puisque j’étais poétesse. Jean-Emmanuel Aubert a créé l’image de la couverture dont je ne me lasse pas, Davy a valorisé tout ça, organisé le tout, mis en page les incantations en me consultant pour chacune. Un vrai beau travail collectif, à partir de pas grand chose, finalement : quelques textes, une vision et beaucoup d’amour et de respect.

Peux-tu nous en dire davantage sur le/la séancière ou Gadézafè et la place qu’occupe ce personnage dans la société créole ?

Honnêtement ? non !
Je peux en parler et dire ce que tu vas trouver partout sur le rôle de la sorcellerie dans une société, quelle qu’elle soit. Je peux même affiner en soulignant son importance dans une société dominée et construite sur l’horreur de l’esclavage, mais “la société créole”, je ne suis même pas sûre de savoir ce que c’est.
Non seulement parce que ça fait plus de vingt ans que j’ai quitté les Antilles, mais aussi parce que, même à l’époque, enfermée comme j’étais dans ma famille et leur Église, je n’ai pu qu’en attraper des miettes, saisir des impressions, complétées parfois par la lecture occasionnelle de récits, nourries par des films comme La rue Case Nègre ou des discours à la radio, à la télé.
J’étais déjà en exil à l’endroit où je vivais.
La société que je dépeins dans les Confessions n’existe donc pas. C’est un lieu fantasmé à partir de souvenirs très subjectifs et j’ai fait le choix de l’assumer ainsi, de ne pas aller chercher la source des légendes dont je me souvenais, de ne pas vérifier l’exactitude des contes et je me suis même autorisée à inventer tout ce dont j’ai eu besoin.

L’essentiel de mon travail de documentation sur ce texte a été de regarder des vidéos de Kompa et de Zouk pour me figurer l’ambiance d’une boîte de nuit antillaise, des vidéos de carnaval et une discussion avec une tante qui m’a expliqué le « déparlage ». J’ai dû regarder une carte de la Martinique aussi, pour ancrer certaines villes que je cite et j’ai demandé à Élodie Soupama, grâces lui soient rendues, de vérifier mon créole écrit. Ça s’arrête là.
Les tchenbwazè, les séancières, les gadézafè et leurs commerces occupent dans ce monde fabriqué, la place fascinante qu’ils occupaient dans les histoires que j’entendais. Une explication à l’inexplicable, un pouvoir secret et probablement des savoirs réels sur les plantes, mais auxquels on n’avait recours qu’en cachette.
Je pense qu’encore aujourd’hui, les gens ont plaisir à se raconter ce genre d’histoire, un plaisir mêlé de frissons,comme dans certains villages de France métropolitaine. Ni plus, ni moins. Dans la vie de tous les jours, le surnaturel reste à sa place. Oublié ou dissimulé.

Quels liens gardes-tu avec les Antilles depuis que tu les a quitté ?

Je suis partie en mauvais termes et en mauvais état.
Ça signifie que, contrairement à la plupart des Antillais qui arrivent en France métropolitaine, je n’ai pas été accueillie par la famille ou le réseau familial. J’avais juste des adresses d’églises et pas très envie de recréer l’enfermement sectaire. J’étais donc seule, étudiante, avec une immense liberté, que d’autres appellent solitude. J’ai coupé progressivement les liens avec ma famille destructrice et tâché de me reconstruire. J’ai une capacité assez monstrueuse à cicatriser et, s’il ne s’était agi que de moi, j’aurais pu décider d’effacer les Antilles de ma vie, de la même façon que j’ai effacé ceux que j’appelle parfois mon ex-famille, avec la même efficacité. Seulement, je suis noire et ce n’est toujours pas une simple caractéristique parmi d’autres. J’ai une tête qui invite les gens à s’interroger sur mes “origines”, censées donner accès à une vérité fondamentale sur qui je suis.

J’ai donc dû me débrouiller avec ce qu’on projetait sur moi, tout en essayant de rester vivante et saine d’esprit. La Martinique, pour les Français blancs, c’est leurs vacances, c’est le soleil, le paradis sur terre, le punch coco, des gens gentils et qui adorent danser. Pour les autres, il y aurait eu une évidence à revendiquer de venir de telle île et pas d’ailleurs. Pour moi, c’était tout autre chose et j’ai dû apprendre à retrouver la nuance, à ne pas répondre aux clichés par d’autres clichés. Plutôt que sur là d’où je venais, je m’interrogeais sur ce que je voulais être, sur ce que j’allais faire. J’ai mis beaucoup de temps à écrire sur la Martinique. Quelques poèmes sur “Lîle”, un lieu de cauchemars, et bien sûr, Noir sur Blanc, qui essaie de décortiquer souvenirs et impressions pour atteindre une vision plus juste.

Le Retour au Pays Létal, chez La Volte, va au bout de l’expérience, grâce à la science-fiction : et si j’étais obligée d’y retourner la veille de mes 90 ans ? Aujourd’hui, les Antilles, c’est devenu un lieu plus neutre. Un endroit où j’ai des souvenirs, bons et moins bons, un endroit avec lequel j’ai pris beaucoup de distance, mais qui ne représente plus la mort. Je n’y ai plus aucun lien affectif, sinon avec certains paysages et avec l’enfant et la jeune fille que j’ai été là-bas. C’est ce qui me permettra d’y retourner tranquillement quand j’en aurai les moyens et l’envie. C’est aussi un lieu dont je redécouvre l’histoire, par petits bouts, au gré de ma curiosité et sans aucun sentiment d’urgence.

Comment expliques-tu le retour du surnaturel et des croyances dans la société actuelle pourtant de plus en plus scientifique ?

Je ne sais pas si la société actuelle est de plus en plus scientifique. La technologie est de plus en plus présente et ses usages sont quotidiens, pour une partie des habitants de la planète, mais pas tous. Pour ceux qui ont accès à la richesse, posséder du matériel complexe ne signifie pas, à mon sens, qu’on est plus près de la science. J’entends scientifique comme une approche, un moyen d’accéder au réel et je ne suis pas sûre de percevoir des traces d’un plus scientifique parmi mes élèves, par exemple, ou leur parents, ou mes collègues. La rigueur et la méthode, je veux croire que ça compte dans les labos, mais dans la vie des gens ordinaires… On pourrait avoir accès à davantage de connaissances, mais, concrètement, est-ce le cas ? Le retour du surnaturel et des croyances suppose qu’il y aurait eu un recul de ces modes d’explication du vaste monde et des petits malheurs qui vous tombent dessus.

C’est possible, mais je pense que ce qui est nouveau, c’est que ces domaines ne restent pas cantonnés dans les lieux qui leur étaient réservés. J’ai une belle collection de flyers de marabouts parisiens et j’imagine que si ces commerces qui existent depuis longtemps, poursuivent des activités, c’est parce que ça marche, dans de petites officines discrètes. Les gens sont peut-être moins gênés de parler de leurs expériences ésotériques. Je crois aussi qu’il y a une perte de confiance dans la Science, avec un grand S, le fameux progrès positif qui était censé nous sauver tous, et qui a détruit la planète et beaucoup déçu.

Il y a dans ce mouvement quelque chose de religieux, non ? Tout le monde n’est pas chercheur, tout le monde ne décrypte pas ce que fait la science et, s’en remettre à ceux qui savent n’était peut-être pas plus rationnel que s’en remettre au prêtre ou au sorcier. Pourquoi ne pas se tourner vers d’autres réponses, tout aussi incompréhensibles ? Se rajoute à ça, je pense, l’angoisse de l’incertitude. On en discute souvent s’agissant de la science-fiction. Il est tellement plus facile d’inventer des dystopies très crédibles ! Le futur fait peur et n’annonce pas grand chose de beau. À une science qui va peiner à donner des réponses rassurantes, qui va admettre ne pas tout comprendre, on va préférer des pseudo-sciences ou des croyances qui affirment, qui redonnent un peu de pouvoir aux gens, qui leur donnent l’impression de pouvoir influencer leur vie, de pouvoir sauver leur âme ou celles de leurs proches, de retrouver du sens. Un peu comme ces gens qui, à l’approche de la mort se découvrent croyants… C’est peut-être un signe qu’on va mal et qu’on a peur.

Ketty Steward en pleine lecture

Beaucoup de tes personnages dans Confessions d’une séancière font face à des problèmes très actuels : viols, misogynie, pression sociale, transexualité… C’était important pour toi d’ancrer les péripéties surnaturelles de tes personnages dans un contexte fort ?

Ces problèmes que tu décris comme très actuels sont des questions qui m’intéressent depuis longtemps. Ce à quoi je m’attache, ici, dans ce livre qui, comme tu l’as souligné porte une interrogation sociale, c’est la dimension collective de ces difficultés qu’on a parfois préféré considérer comme privées. C’est assez récent que le viol soit appréhendé comme faisant partie d’une culture qui le favorise, plutôt que comme un drame privé, voire honteux pour la victime. Et on n’en est qu’au début de cette prise de conscience. J’embarque rarement dans un texte avec une question précise, mais il n’est pas rare que je sois rattrapée par l’une de celles qui me traversent régulièrement.

Qu’est-ce que c’est exactement être une femme dans une société comme la nôtre ? Quelles sont les limites de nos liens avec autrui ? Comment être soi tout en étant avec les autres ? Comment gérer la frontière entre la vie et la mort ? etc. Parfois, le texte va me donner l’occasion de mener une expérience. Je me dis : «raconte-moi quelque chose que je ne sais pas.» C’est comme ça que je peux me retrouver à raconter un viol au plus près de l’auteur du crime. C’est assez étrange comme exercice quand on est soi-même une ancienne victime. Ce n’est pas inintéressant. On s’éloigne de soi, on s’agrandit, en quelque sorte. Plus globalement, avec les textes de Confessions d’une Séancière, il s’agit aussi de montrer de quelle façon les contes, les figures surnaturelles ou les explications irrationnelles sont utilisés dans un groupe, une famille, un village, pour maintenir la cohésion ou trouver le moyen d’intégrer l’incompréhensible.

Comment couvrir certaines grossesses, comment évoquer certains dangers sans les citer précisément, comment forcer les gens à respecter les normes, comment expliquer certaines maladies, comment gérer la culpabilité, comment accepter la différence ou s’en débarrasser à bon compte… Je ne sais pas comment on raconte des histoires qui sont juste des histoires. Ça m’ennuierait, je pense.

Comme tu poses la question toi-même et que cela me semble éminemment lié à ton travail… “Qu’est-ce que c’est exactement être une femme dans une société comme la nôtre?”
Que penses-tu des prises de conscience et évolution(s) récente(s) ainsi que le rôle du féminisme à notre époque ?

J’imagine que quand j’aurai une réponse satisfaisante à la question “Qu’est-ce qu’être une femme ?” j’arrêterai d’écrire à ce sujet. Pour moi, cette question se situe, comme pour toutes les questions qui touchent à l’identité, à un point où se rencontrent le rôle où veut nous mettre la société et la place que nous nous voyons bien occuper. Comme à chaque fois, j’ai commencé par refuser en bloc le rôle avant de décider ce que je voulais bien en assumer. Dit comme ça, ça donne l’impression que j’ai eu une liberté totale. C’est faux évidemment. Je peux toujours décider de ne pas être une femme, mais j’ai de l’endométriose, alors bon… Ce que j’essaie de rendre de mon parcours, c’est que quand dans votre histoire il y a eu un moment où “ne pas exister” a été une alternative sérieuse à “faire ce qu’on attend de vous”, choisir veut dire quelque chose. Je me suis fabriqué une vie où, finalement, en n’ayant pas de carcan familial, j’échappe plutôt bien à une grosse partie de la pression sociale. C’est une chance. Je sais qu’il y a des gens qui ont désespérément besoin d’une étiquette ou d’une forte appartenance à un groupe pour se sentir bien.

Ce n’est pas mon cas. J’aime les gens, je ne vis pas en recluse, mais je n’autorise pas les autres à me définir. Je suis une femme, oui, mais pas pas toujours et pas seulement. Je suis aussi plein d’autres choses. J’ai besoin de cette complexité. Ma ruse habituelle, c’est de ne pas me laisser enfermer. Être une femme, je ne suis donc toujours pas sûre de savoir ce que c’est. J’identifie assez bien quelle part de féminité je porte, subie ou choisie. Je vois bien quelles différences de parcours professionnels il peut y avoir entre un homme et une femme toutes choses égales par ailleurs. Je vois bien quelles restrictions nous sont imposées dans nos déplacements dans l’espace public, dans nos possibilités de nous exprimer. Je vis tout ça et, oui, en ça aussi je suis une femme. Et, naturellement, je trouve anormal qu’il existe encore de telles différences.

La réponse est dans les luttes, évidemment. Tant que désigner quelqu’un comme femme servira à le traiter comme une personne de moindre valeur, il faudra le féminisme. Tant qu’appréhender quelqu’un comme une femme noire, sera le moyen de lui faire subir toute une série d’oppressions, il faudra l’afro-féminisme. Tant que mettre en avant la couleur des gens sera un prétexte pour les priver de leurs droits essentiels, il faudra l’antiracisme. Tant que l’orientation sexuelle des gens dira si oui ou non, ils ont le droit de se tenir la main sans se faire casser la gueule, il faudra la lutte contre l’homophobie, etc., etc. Autant de luttes auxquelles on peut participer de différentes manières.

Je ne suis pas un très bon profil pour le militantisme classique qui suppose des positions très tranchées et une combativité qui confine à la foi. J’ai assez peu de talent pour la colère et je ne suis plus capable de ce genre de fidélité à une idéologie ou à un groupe. J’ai besoin de me méfier, de m’interroger sans cesse, d’expérimenter la nuance et ma liberté. Ce n’est pas très bon pour le combat. Alors, je soutiens ceux qui luttent sur les rings et je fais ce que je peux pour contribuer à ces prises de conscience dont tu parles. J’essaie d’être au clair avec mes principes et d’agir conformément à mes valeurs. Je fais mon maximum quant à garantir le respect des personnes, la prise en compte des souffrances, à mon échelle. Je me pose des questions, je m’informe et j’imagine que tout ça doit influer sur mes actes, mon travail, mon écriture…

Tu as d’ailleurs dirigé (si je ne me trompe pas) la sélection de nouvelles de deux numéros de Galaxie centrés sur L’Afrique. Qu’as-tu retiré de cette expérience ?

J’ai en effet dirigé, à la demande de Pierre Gévart, deux numéros spéciaux de la revue Galaxies consacrés à l’Afrique, en qualité de rédactrice en chef déléguée. Ça va un peu plus loin que le choix des nouvelles ou même que la construction d’un dossier, c’est la direction de tout le numéro. Pour le deuxième (Galaxies 55) j’ai même pu choisir l’illustratrice de couverture, Estelle Prudent.

Le premier numéro spécial, le 46, mêlait des nouvelles et des articles sur la science-fiction africaine, ce qui m’a donné l’occasion de découvrir des auteurs, de faire de la direction littéraire avec eux, avec des traducteurs, d’affirmer mes choix. Tout était nouveau. Pour le deuxième, un an après, le projet était un peu différent. J’ai eu le plaisir de le construire avec Julie Morin qui a coordonné un “cahier chercheurs” bien étoffé. Il s’agissait de proposer un panorama de regards sur l’Afrique, sur son imaginaire et son futur, à travers une sélection de 5 nouvelles, principalement d’auteurs francophones, des articles, mais aussi par la présentation des travaux de 17 chercheurs de différentes disciplines travaillant tous sur le continent africain. Dans les deux cas, l’expérience a été enrichissante. Le contenu des numéros, évidemment, me passionnait. J’apprenais en faisant et je trouvais des réponses à mes questions, autant que de nouvelles questions. A titre personnel, je me découvrais capable d’organiser le travail d’autres personnes pour construire ces numéros. Ce n’est pas rien. J’ai aussi beaucoup appris des difficultés rencontrées. Comment gérer des personnalités difficiles, comment refuser sans vexer, comment obtenir un peu plus de travail sur un texte, comment argumenter ses choix, quels compromis faire ou ne pas faire, comment avancer en tenant compte du rythme de travail des autres et des délais…

J’ai énormément appris.

Quels sont tes projets pour le futur ?

Mon premier objectif, cette année, c’est de réussir à valider mon master 2 de psycho à l’automne. C’est beaucoup de boulot et ça risque de me prendre de mon temps d’écriture. Mais ce n’est même pas sûr. L’expérience m’a montré qu’il pouvait en être autrement.

J’ai bon espoir, en tout cas, de voir aboutir des projets commencés l’an dernier : la publication de Chromatismes, sorte de suite de Noir sur Blanc, celle de mon recueil fantastique et féministe (bien plus classique que Confessions d’une séancière), la réalisation et la diffusion de ma fiction radiophonique de SF sur France Culture… Je travaille en ce moment sur une Intégrale de poésie et le gros chantier auquel je vais m’attaquer, ensuite, c’est un énorme puzzle post-apocalyptique.

Il y a les choses qu’on prévoit et celles qui naissent de rencontres. Je rends deux nouvelles ce mois-ci et j’ai bien l’intention de continuer à en écrire, en plus de mes autres activités : secourisme, éducation, chant, ateliers d’écriture… Je n’ai pas prévu de m’ennuyer.

Quels sont tes derniers coups de cœur en matière de cinéma/séries/littérature (imaginaire ou non) ?

Ça va être rapide parce que je ne suis aucune série, principalement faute de temps. Je ne vais quasiment jamais au cinéma non plus en raison de mon hypersensibilité qui transforme souvent l’expérience en cauchemar. J’ai fini par admettre que ce n’était pas une bonne idée de me forcer. Reste la lecture. Je me suis aperçue que depuis deux ou trois ans, peut-être pour avoir co-animé un cercle de lecture sur la Littérature de femmes avec Oulimata Gueye, je lis désormais beaucoup plus d’autrices que d’auteurs, même involontairement.

Mes derniers coups de cœur sont donc féminins. J’ai beaucoup pleuré en terminant Entends la nuit de Catherine Dufour et j’ai bien eu du mal à trouver quoi lire ensuite. Toxoplasma de Sabrina Calvo a réussi à me faire oublier un temps mes béquilles et mes idées noires quand j’ai été immobilisée par une fêlure au genou au printemps dernier. Cyberland de Li Cam est de ces livres qui exigent toute votre attention et même un peu plus. Je me suis sentie plus intelligente après l’avoir lu, j’ai eu l’impression de mieux comprendre le monde. Là, je suis dans les premières pages du Susto de Luvan et la magie a déjà bien commencé à opérer.

Enfin, bien que j’y aie participé, j’ai un énorme coup de cœur pour SOS Terre et Mer. J’en parle dès que j’en ai l’occasion, parce que ce livre, dont les bénéfices sont reversés à l’association SOS Méditerranée qui se porte au secours de migrants en mer, est une noble initiative de Christine Luce et Mérédith Debaque, en plus d’être une bonne et belle anthologie d’Imaginaire.

Pour finir, quels conseils pour ces jeunes auteurs qui souhaiteraient prendre la plume ?

Vous souhaitez prendre la plume? Prenez-la !

Si c’est écrire qu’on aime, si on a des choses à dire, je ne vois pas d’autre conseil que ça. Écrire, lire des livres, travailler, retravailler. Il faut Faire. Commencer et terminer. Pour les autres motivations, la publication, la reconnaissance, la gloire éventuelle, les paillettes, le besoin d’amour, de réparation… c’est une tout autre affaire et là, je n’ai pas de conseil…

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