© Francis Malapris

Interview Olivier Paquet : Les Machines fantômes

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
14 min readAug 24, 2019

--

Dans le cadre de la sortie de son dernier roman, le techno-thriller Les Machines fantômes aux éditions L’Atalante, l’auteur Olivier Paquet nous en dit plus sur son travail et ses projets !

Critique des Machines Fantômes d’Olivier Paquet

Bonjour Olivier, pour cette rentrée littéraire tu reviens à la forme longue avec Machines Fantômes, toujours chez les éditions L’Atalante. Au programme, des IAs et des hommes pourrait-on dire dans une France très proche de nous. Pourquoi avoir privilégié un futur aussi réaliste au lieu de te lancer dans des pronostics politiques et technologiques plus échevelés ?

Tout cela s’inscrit dans un processus. À côté de romans qui pouvaient se projeter très loin dans le futur, y compris dans l’espace, j’ai toujours écrit un certain nombre de nouvelles situées dans un avenir proche, surtout quand elles traitaient de la question des intelligences artificielles. J’aime bien traiter du contemporain, mais il me fallait l’angle, l’approche qui donne suffisamment de matière à un roman. Quand j’ai écrit la nouvelle La Reine d’ambre, je me suis rendu compte du potentiel qui existe dans une IA qui ne dialogue pas avec nous sous la forme d’un langage humain classique. Elle communique par des poèmes qui permettent de retrouver le millésime d’un vin. Ce fut un peu le déclic qui m’a permis de composer des IA qui sortent du classique, en rappelant que ce sont d’abord des machines et avant tout des machines. Mais ce statut ne les prive pas d’action ni de pensée. J’ai tourné autour avec Jardin d’Hiver, mais pour Machines fantômes, je pense avoir trouvé le bon équilibre qui rend ces IA réalistes et étranges.

Et comme, il s’agit au fond de créer une utopie, mais une utopie à hauteur d’humains, je devais me confronter à des situations concrètes, individuelles, ne jamais essayer de les surplomber avec une théorie, un point de vue démiurgique. Je ne cherche pas de coupables, je veux raconter des tragédies humaines dans une époque moderne un peu perdue. J’essaie de mettre en évidence des phénomènes sociaux à travers mes personnages, mais sans imposer un jugement définitif, ou, plus exactement, que le jugement du lecteur ne l’empêche pas de vouloir comprendre les motivations intimes du personnage. D’où le traitement le plus réaliste possible, presque indépendant des IA, ce qui tombe bien, car leurs interventions sont discrètes, fantomatiques.

Au cœur du récit, quatre personnages très différents.
Un trader, une chanteuse pop, un ex-tireur d’élite et une gameuse… Comment as-tu composé ce quatuor et où as-tu trouvé la matière pour les rendre les plus réalistes possibles ?

Je ne vais pas les détailler tous, mais je peux expliquer les origines de certains, ce qui permet de détailler ma façon de faire. Par exemple, Lou, la gameuse, elle est née des paroles d’une chanson de Vincent Delerm (j’assume tout ce que cela peut avoir de bobo en donnant cette référence), Cristina : « Et tu regardais Cristina (…) sa manière d’être un peu plus une fille que toi ».
Tout de suite, j’ai vu le personnage, senti le problème humain. En soi, c’est déjà une histoire, mais la chanson la racontait déjà, ce n’était pas suffisant, alors j’ai établi un lien avec les MMORPGs. Quand je jouais à World of Warcraft, j’avais lu des articles très intéressants sur le fait de s’identifier ou de se projeter dans un avatar, et dans ma guilde, il y avait des joueuses avec des comportements différents pour éviter les problèmes. Je trouvais que relier le tout, le fait de s’identifier à un individu réel dans la vie ou à un avatar dans un jeu, cela créait un choc intéressant, et je n’avais plus qu’à voir comme mes IA pouvaient intervenir là-dedans.

Plus généralement, je pars d’une situation problématique (le rapport entre un petit-fils et son grand-père grabataire, une chanteuse pop sur le déclin) et j’essaie de comprendre le personnage au fil de l’écriture. Je ne rédige pas de fiches, j’ai besoin de voir le personnage vivre, tenter des choses, les rater, etc. À la fin, j’essaie d’être juste avec la complexité d’une psychologie. Je n’aime pas l’idée du personnage qui échappe à l’auteur, ils ne font pas n’importe quoi, c’est à moi de comprendre leur logique, leur cohérence ou leurs incohérences. Ils ont même le droit d’être insaisissables, de la même manière que nous ne comprenons pas tout à fait les gens avec qui nous vivons. C’est peut-être ça qui les rend réalistes, parce qu’ils ont des zones d’ombres.

Rouage essentiel : les intelligences artificielles. Ces étranges machines nous veulent-elles du bien Olivier ou faut-il les contrôler ? À moins qu’elles ne nous contrôlent déjà ?

Souvent, quand on parle de technologie, et d’IA en particulier, on se retrouve coincé entre des ingénieurs ou des futurologues qui nous présentent ça comme l’apogée, une création merveilleuse, ou comme notre damnation et la soumission de l’humanité. Chacun est un peu sommé de se positionner entre chaque camp et tout le monde de s’envoyer des scuds métaphysiques et apocalyptiques. Je me suis retrouvé à me situer dans ce champ de bataille, au point qu’une éditrice m’a même agressé en signature comme agent de la fin de l’humanité (je caricature, mais pas tellement). Franchement, cette dichotomie m’ennuie et en lisant l’ouvrage de Kevin Kelly, What Technology wants ?, un ancien de Wired, j’ai compris que les termes sont mal posés. On retrouve aussi cela chez Bernard Stiegler dans La Technique et le temps qui poursuit les réflexions de Simondon. Pour résumer, la Technique (terme plus vaste que technologie) est un système, et un système qui évolue. Tout notre environnement technique fait système, entretient des relations entre chaque élément et avec nous. En définitive, la Technique n’est pas un moyen, un instrument qui nous permettrait de dépasser notre nature ou qui ferait obstacle à cette nature. L’Humain est l’instrument, le moyen entre la Technique et la Nature, avec cette particularité que la Technique a besoin de l’humain pour se réaliser, pour que les concepts deviennent concrets et, comme le dit Stiegler, se naturalisent.

Dans ces conditions, la question du contrôle se pose différemment, nous sommes en co-évolution avec les machines, avec les IA. Elles n’existent pas sans nous, nous ne pouvons guère progresser sans elles. Cela nous donne donc une grosse responsabilité, mais qui est éthique, tout à fait humaine, et n’implique pas de considérer les machines comme la source du mal ou le marchepied pour le paradis. Notre environnement exerce une pression sur nous, et nous exerçons une pression sur notre environnement, mais nous n’en accusons pas les arbres, nous avons compris que nous étions responsables de l’avenir de notre climat et de notre biodiversité. Pour les machines, c’est la même chose, mais notre réflexion sur la Technique est assez pauvre. Dire qu’elle est un instrument du capitalisme (ce qu’elle est en grande mesure quand on pense au budget nécessaire de R&D) ne nous aide pas à comprendre ni à donner une direction de son évolution qui nous convienne. Si nous ne réfléchissons pas à la Technique, comme système, alors oui, les machines nous contrôlent, comme tout ce que nous ne comprenons pas, comme si elles devenaient des divinités plus ou moins capricieuses.

Ce qui frappe dans ton roman, c’est l’artificialité de notre monde moderne. Sommes-nous en train de devenir des machines sans le savoir ?

Il y a toujours de l’artificiel dans nos sociétés, mais la technologie est devenue une composante essentielle de notre modernité, ce caractère nous explose au visage. Quand je faisais mes études, j’ai été fasciné par l’approche de Norbert Elias, notamment dans Procès de civilisation. Il s’est intéressé à l’Étiquette chez Louis XIV, comme système de contrôle du corps, comme outil de civilisation (il faut comprendre ici le terme comme un synonyme de se policer, de réduire les excès) qui s’est diffusé dans la bourgeoisie puis dans le reste de la société française. Nous en portons encore les traces, sans en avoir conscience. C’est de la mécanique sociale, pas d’ordinateur à l’oeuvre, mais sa puissance sur le long terme est bien supérieure à nos outils technologiques.

Nous avons des postures sociales, qui nous permettent d’être acceptés dans un groupe : une société, c’est de l’artificiel efficace. Dès qu’on ne possède pas les bons codes, dans le langage, l’habillement, on devient un intrus, une perturbation. Mais ces groupes n’ont pas vraiment de légitimité naturelle. Il y a longtemps, j’ai soutenu une thèse qui traitait des minorités ethniques, et très vite on s’aperçoit qu’il n’existe aucun critère objectif pour les définir. Il s’agit toujours d’une fiction. Quand Ernest Renan dit que la nation est un legs de souvenirs, il ne dit pas autre chose, et dans le même temps, c’est une fiction chargée de légitimer la République française face à la Nation allemande qui se définirait par le sang. Cet artifice a des conséquences réelles.

Je ne sais pas si nous sommes en train de devenir des machines, mais sûrement que nous éprouvons de manière plus douloureuse le fait d’être prisonniers des fictions, des artifices que nous avons créés pour supporter l’existence. Nous avons cru dans de grands récits, la religion, le communisme, à des promesses de vie heureuse, de progrès, et quand tout cela a disparu, il n’y a rien eu pour les remplacer. Le néo-libéralisme est le grand récit moderne survivant, mais il ne donne pas de sens, une fois qu’on accumule de l’argent, cela ne nous dit pas comment l’utiliser pour être heureux. Il y a des tentatives de relecture des anciennes idéologies, mais justement, elles sonnent trop douloureusement comme artificielles, l’histoire ne repasse jamais les plats. Puisque nous n’avons rien d’autre, aucune idée fédératrice capable de nous emporter, de nous donner une direction, alors on réutilise, on recycle. Cela peut sembler désespérant, mais cela nous autorise aussi à imaginer, à penser autrement. Nous n’avons pas besoin d’être plus authentiques, puisque c’est un artifice, une reconstruction, mais d’être plus imaginatifs et peut-être que les machines peuvent nous y aider, en tout cas, c’est un des éléments de mon roman.

Autre surprise, la question du genre. En quoi notre regard sur les personnages transgenres est-elle symptomatique de l’état de notre société actuelle ?

Tout d’abord, dès lors que mon roman traitait des fictions de nos sociétés, la question du genre était indispensable, cela aurait été presque une faute professionnelle de ne pas en parler. La question transgenre met tout à fait en évidence l’aspect artificiel des stéréotypes de sexe, leur ôte leur caractère naturel. Quand j’étais universitaire, dans les années 2000, les théories du genre arrivaient à peine en France, et je me souviens d’une doctorante posant la question « en quoi avoir des seins, un vagin, me définit comme une femme, plus que le fait d’avoir des cheveux longs blonds ? »
Cela rejoignait tout à fait mes recherches sur l’identité des minorités, où ma question était « en quoi cette différence a de l’importance ? »
Parce que nous avons aujourd’hui beaucoup plus conscience du caractère artificiel des catégories, le transgenre est un révélateur, qui peut développer ses effets libérateurs sur tout le monde. À mon avis, cela dit : « Je ne suis pas enfermé à vie dans le rôle, les préjugés qu’on m’attribue parce que j’ai une voix grave, ou de la poitrine ».
Après, l’autre conséquence, c’est la place qu’on accorde aux individus, comment faire pour qu’une personne transgenre se sente bien, acceptée dans la société où elle est. Il ne suffit pas de le dire, il faut que cela se ressente.

Que penses-tu de l’état actuel du marché de la science-fiction française, et, plus généralement, la place qu’elle occupe pour cette rentrée littéraire ?

Cela fait vingt ans que je publie, et j’ai pu observer son évolution. Quand j’ai débuté, la SF française était plus bordélique, ça sentait le bricolage, et chacun se faisait plaisir. Le niveau était variable, mais un nouvel auteur pouvait non seulement se faire sa place, mais avoir l’impression d’appartenir à une famille (avec tout ce que cela implique, y compris l’oncle bourré de fin de banquet et la grand-mère à moustaches). J’assiste plutôt à un éclatement, selon moi, un écart de plus en plus grand entre de la SF de consommation courante, écrite par de bons professionnels, qui font le job, et une SF davantage préoccupée par son impact social, par les valeurs que portent ses écrits, quitte à devenir très didactique, voire pamphlétaire. Le niveau global est meilleur, sans nul doute, on a des auteurs qui ont développé des qualités littéraires qui se rencontraient peu quand j’ai débuté, mais il n’y a plus de tendance générale, plus de mouvement, et comme souvent, on est un peu sommé d’être dans un camp ou dans l’autre, ce qui m’ennuie prodigieusement. Je n’aime pas les obligations ni les anathèmes. Comme je tiens à écrire ce qui me fait envie, ce qui me fait question, je suis pour que le champ soit assez libre pour permettre à d’autres auteurs de définir leur propre chemin.

Ce qui me semble beaucoup plus étrange, en revanche, qui parfois me désespère, mais me paraît riche d’enseignements pour le futur, c’est qu’au fil des rentrées, on voit de plus en plus de SF cachée dans des collections de littérature générale. Rouge Impératrice de Léonora Miano, c’est le futur dans 100 ans ; Civilisations de Laurent Binet, une uchronie, etc. En début d’année, on avait Marc Dugain, avant il y avait Darrieussecq, le mouvement est manifeste. Évidemment, on ne les présente jamais comme des œuvres de science-fiction, on parle d’allégorie, d’anticipation, de fable, mais c’est uniquement parce que les journalistes sont effrayés et méconnaissent les genres. Je trouve ça bien que des écrivains osent aborder le présent sous le prisme de l’imaginaire, et d’un imaginaire de science-fiction ; je ne me sens pas agressé par ces intrusions dans notre jardin. Là où je grince, c’est que trop souvent ces auteurs oublient qu’ils écrivent des romans, pas des manuels, et qu’ils ne doivent pas se perdre dans de longues scènes d’exposition pour décrire leur monde au lieu de le faire vivre. Comme s’ils ne prenaient pas assez au sérieux le monde qu’ils ont imaginé et qu’ils le considéraient comme factice. Alors qu’un auteur de SF se doit de prendre au sérieux ce qu’il crée, de le traiter comme s’il était notre monde.

Quels sont tes derniers coups de cœur en matière de littérature, cinéma et série ?

Je vais me limiter à la littérature, surtout que j’ai eu le privilège de lire en avant-première certains titres. Je ne reviens pas trop sur le Cécile Coulon (Une bête au paradis) et le Emmanuelle Pireyre (Chimère) dont tu as fait la critique, je ne dirai rien de plus à part le fait que connaissant les deux auteures, je sais qu’elles ont une affinité avec la science-fiction, elles en ont lu ou en lisent encore, elles en connaissent les mécanismes. Dans Chimère, on voit bien comment Emmanuelle traite ses organismes modifiés de manière tout à fait naturelle, et c’est précisément ce que j’ai envie de voir dans un roman qui emprunte des bribes à nos genres : que l’on traite le monde qu’on imagine comme étant une chose sérieuse, ce qui ne veut pas dire que le traitement doit être sinistre, bien au contraire. Ensuite, j’ai beaucoup aimé le livre de Brigitte Giraud, Jour de courage, il s’agit d’un huis clos dans une classe d’allemand, un exposé sur un chercheur allemand dont l’institut sera victime du premier autodafé nazi, mais qui est aussi l’occasion pour l’élève Livio, d’avouer son homosexualité. On y parle de coming-out, mais ce qui m’a surtout marqué, c’est le traitement de la classe, sa corporéité, les réactions de chacun, la tension, le prof qui s’interroge sans oser interrompre. C’est un texte où on étouffe, mais qu’on ne peut lâcher avant de le terminer tellement il est dense et prenant.

Ensuite, le roman qui m’a le plus marqué, en dehors de la rentrée, c’est Âmes de Tristan Garcia, paru chez Gallimard en janvier dernier. Certes, il a écrit une très belle postface à mon roman, mais ce premier tome d’une trilogie est d’une ambition tellement rare en littérature. Décrire la Souffrance depuis les origines, la mesurer à travers des nouvelles à la tonalité mythologique, créer des liens, des passerelles entre les textes, grâce aux personnages, c’est fabuleux. Je pense que l’on comprend assez vite pourquoi j’ai senti une proximité avec son travail. En plus, il a réussi quelque chose de complexe en reprenant des motifs des contes et légendes : il ne les a pas parodiés, ce sont des textes de notre temps, où le corps est l’élément moteur. Il a su créer de la modernité à partir d’un matériau ancien, et c’est une vraie leçon.

Enfin, mon avis est plus partial, car j’ai eu le privilège de pouvoir assister à l’écriture de Trois Hourras pour Evangeline de Jean-Claude Dunyach, mais pour moi, son nouveau roman de SF montre qu’il est l’un des auteurs les plus sensuels parmi les Français. Avec son space opera, genre souvent très froid, il a su introduire le corps, la chair, et tout ce que cela comporte pour nous parler communication avec l’étrange et l’inconnu. Les auteurs américains abordent souvent cette question, mais Jean-Claude sait le faire à la française, comme un gastronome.

Quels sont tes projets actuels ?

Après Les Machines fantômes, il fallait un projet moins lourd et je me suis bien défoulé sur un space opera, que j’appelle mon « Normandie-Niémen dans l’espace », c’est l’histoire d’une escadrille oubliée dans un coin de galaxie en compagnie d’extra-terrestres empathes. C’est de l’aventure assez classique, à part le fait que les humains se demandent s’ils ne comprennent pas mieux leurs adversaires que les extra-terrestres qu’ils doivent protéger. À côté de ça, j’ai un gros projet qui va me permettre d’aborder ce que je n’ai jamais encore fait jusqu’à présent, le thème du temps, avec une uchronie du temps de la Perse de Cyrus le Grand. Je me documente lentement, je laisse les choses évoluer à leur rythme.

Le mot de la fin : Comment vivre mieux dans notre société d’artifices ?

Donner la possibilité aux machines d’ouvrir des pistes vers du nouveau, de l’inconnu capable de changer nos habitudes, nos réflexes et nous mettre à imaginer ainsi un futur qui ne soit pas seulement un écho du passé.

Critique des Machines Fantômes d’Olivier Paquet

--

--