Interview Robert Jackson Bennett

Le créateur de Wink

Juste un mot
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9 min readAug 28, 2018

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Critique d’American Elsewhere de Robert Jackson Bennett
English version available here

Bonjour Robert,
votre livre
American Elsewhere sera publié le mois prochain en France et donc, pour les lecteurs français qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je m’appelle Robert Jackson Bennett, auteur d’American Elsewhere, The Divine Cities Trology, and Foundryside, ce dernier venant juste de paraître la semaine dernière (aux États-Unis).
Il me semble que j’écris beaucoup à propos de villes et de cités, où la réalité a été distendue, augmentée ou ébranlée.

Vous semblez avoir une attirance particulière pour la fantasy, l’horreur et la science-fiction. Pourquoi ce genre de littérature plutôt qu’une littérature plus traditionnelle ? Qu’est-ce que vous pouvez écrire dans ces genres que vous ne pourriez pas écrire ailleurs ?

Il y a deux choses que j’aime au sujet de la science-fiction et de la fantasy. La première c’est l’effet de distorsion : la SFF nous permet de nous prendre nous ou notre situation présente et de distordre certains éléments, ce qui nous permet de voir quelles sont les choses qui vont rester identiques, ou celles qui vont changer avec tout le reste. C’est un peu comme prendre ma propre conception de la condition humaine, de la placer au sein d’un environnement simulé et de lui faire subir des expériences pour comprendre comme elle fonctionne.

L’autre chose que j’apprécie, c’est que la SFF intègre souvent un côté monde caché avec une vérité cachée : derrière une certaine rue se trouve un certain passage secret, et à la fin de ce passage secret se trouve une porte secrète — et si vous avez la clé, vous pouvez ouvrir la porte, et derrière la porte se trouve la vérité. C’est un concept extrêmement attrayant, parce que la vérité dans le monde réel est souvent éphémère, vaseuse ou décevante.

Votre roman American Elsewhere se déroule aux États-Unis au milieu de nul part. Wink est une petite ville américaine typique avec tous les clichés qui vont avec et, en même temps, il y a quelque chose d’effrayant dans cette ville idyllique.
Pourquoi avez vous choisi ce décor pour votre histoire d’horreur/fantastique ?

Je cherchais une nouvelle idée pour une histoire, et j’en suis arrivé à cette idée de monstres Lovecraftiens vivants dans une petite ville — ou essayant, tout du moins. À l’origine, je voulais situer la ville en Nouvelle-Angleterre, mais en 2010 ou par là, ma famille et moi sommes partis en voyage à Sante Fe au Nouveau-Mexique. C’est un endroit à la fois intriguant et magnifique, et en été il y fait environ 10–20 degrés de moins qu’à Austin. Je me souviens que je buvais du whisky et regardais la foudre jouer sur les pentes des montagnes environnantes par une nuit fraîche et venteuse, et que je me suis senti écrasé par ce sentiment surnaturel, comme si j’avais été extirpé d’une réalité pour être parachuté dans une autre. Et c’est à peu près cela qui a arrêté les choses, dans mon esprit.

Le Nouveau-Mexique et l’ouest américain moderne en général sont aussi liés, dans mon esprit et peut-être dans ceux de la plupart des américains, à l’optimisme du milieu du vingtième siècle, cette idée d’expansion sans limite et d’opportunité. C’est une histoire que l’on se raconte à nous-mêmes, et nous éludons les morceaux que nous n’aimons pas : les conséquences du culte de la domesticité, de la conformité, d’essayer de s’adapter à une image que nous ne comprenons pas et que nous ne voulons même pas vraiment être au final. C’est une idée très dense, et je pense que je voulais tenter d’explorer combien il est difficile pour des humains d’y parvenir en voyant un tas de monstres cosmiques qui essayent de faire de même à côté.

“L’autre chose que j’apprécie dans le genre, c’est que la SFF intègre souvent un côté monde caché avec une vérité cachée.”

Mona est une ancienne flic qui a presque tout perdu et qui vient à Wink à la recherche de son passé. Elle y découvre une mystérieuse histoire à propos d’un labo secret. N’aviez-vous pas peur d’utiliser ce genre de schémas narratifs — le flic, le laboratoire secret — , n’étaient-ils pas déjà vus et revus dans la littérature ?

Certaines des expériences de lectures les plus funs qui soient utilisent un trope vieux, familier — la maison hanté, le monstre dans les bois — mais dans lequel quelques éléments ont été légèrement modifiés pour que le public soit déstabilisé.
Vous les bercez avec un faux sentiment de familiarité, puis vous les désorientez et alors ils ne savent plus à quoi s’attendre.

Vos monstres (si nous pouvons les appelez des monstres) ont une sorte de hiérarchie interne entre eux. En fait, quand on y regarde de plus près, nous réalisons qu’il y a une certaine représentation biblique à leur propos (Mère/Père, le Sauvage pourrait être l’Ange Déchu/Le Diable, les cinq premiers enfants pourraient être des apôtres…)
Que souhaitiez-vous parvenir à faire avec ce Panthéon ? Certaines histoires de la Bible pourraient-elles être des histoires horrifiques selon vous ?

Je suppose que je voulais examiner de quelle manière une entité non-humaine pouvait encore avoir des désirs humains similaires — un désir impatient et incessant de changement, d’amélioration, d’addiction à l’idée que, si je me lance dans cette nouvelle chose avec assez de conviction, je changerai et tout ira mieux. C’est une version vraiment désespéré de l’adage populaire qui veut que l’herbe soit plus verte ailleurs, ce qui se retrouve dans toutes sortes de mythes et de légendes, car c’est quelque chose de fermement inscrit dans le cœur humain.

Vos Anciens pourrait être de la même famille que ceux de Lovecraft. De quelle façon H.P. Lovecraft vous a-t-il influencé ?

Je n’ai pas lu Lovecraft avant d’arriver au milieu de mon parcours lycéen, lorsque j’ai lu la trilogie Illuminatus ! de Robert Anton Wilson et Robert Shea— qui regroupe en fait des sortes d’histoires satiriques gonzo — mais elles m’ont un peu amené vers Lovecraft, et ces parties Lovecraftiennes étaient celles que je trouvais les plus irrésistibles.

Je pense que ce que j’aimais à propos de Lovecraft était qu’il s’agissait d’un concept de science-fiction qui ne semblait pas du tout valide au début du 21ème siècle. C’était à peine de la science tout court. Avec le recul, ses écrits étaient mauvais, et son racisme était encore pire, mais ses concepts originaux — cette science antique, obscure et fantastique mêlée à l’égoïsme du début du XXe siècle — étaient solides. Ils se sont répandus davantage au fur et à mesure que l’internet se développait — la série de jeux The Room, c’est basiquement du Lovecraft du début à la fin.

“Le Nouveau-Mexique et l’ouest américain moderne en général sont aussi liés, dans mon esprit et peut-être dans ceux de la plupart des américains, à l’optimisme du milieu du vingtième siècle, cette idée d’expansion sans limite et d’opportunité.”

À plusieurs reprises dans le roman, vous plaisantez au sujet de l’amour des Texans (et des américains plus généralement) pour les armes.
Avec les récentes fusillades aux États-Unis, quel est votre sentiment à propos de la place des armes à feu dans la société américaine ?

Depuis le début des années 80 environ, l’idéologie américaine en matière de droits de propriété est de plus en plus liée à la peur et à l’insécurité. Nous ne croyons plus en la capacité de nos institutions à nous défendre lorsque nous disons que ce qui est nôtre est nôtre. Cette peur insidieuse nous a menés à l’idée d’une défense audacieuse et agressive, représentée par le totem superficiellement apaisant de l’arme à feu. Avec une arme, le monde est rassuré, vous pouvez aller sans être questionné, et toutes les menaces peuvent être maîtrisées sans effort. C’est parce que les armes sont si omniprésentes dans les mythes américains — de la Révolution à la Seconde Guerre Mondiale en passant par le Far West — qu’il ne nous vient pas à l’esprit qu’une arme à feu n’est pas un totem magique, mais plutôt un outil extrêmement dangereux qui nécessite une entraînement extraordinaire pour l’utiliser correctement. En cherchant à se saisir désespérément d’icônes pour apaiser nos angoisses, nous nous sommes de plus en plus exposé au danger.

Je ne suis pas sûr de ce que peut être la solution à ce problème. J’espère que je vivrais pour la voir.

Vous avez plusieurs femmes fortes dans votre roman (Mona, Mère, Mme Benjamin, Gracie…)
Que pensez-vous de la représentation des femmes à l’heure actuelle en SF/Fantasy ?

Je pense que nous assistons à un tournant. C’est bizarre de le dire, mais le manque total de considération ou de reconnaissance de la moitié de la population humaine commence à diminuer, bien après que nous ayons fait toutes sortes de calculs mathématiques pour essayer de déterminer si les vaisseaux spatiaux pouvaient être alimentés par des bombes atomiques, ou si nous pouvions fabriquer des dinosaures à partir de moustiques pris dans l’ambre. La technologie et la science changent rapidement — l’esprit humain, semble-t-il, est d’une lenteur diabolique.

Votre dernier roman en anglais est Foundryside, situé dans un univers fantasy. Pouvez-vous nous en dire plus à son propos ?

Foundryside, c’est l’histoire de Tevanne, une cité qui a développé une technologie magique connue sous le nom de scriving — une méthode consistant à graver des runes sur un objet pour le convaincre de désobéir aux lois physiques de manière sélective. En utilisant cette technologie, Tevanne a établi un colossal et tyrannique empire commercial, entretenu par les quatre maisons marchandes qui dominent la cité.

Sancia Grado est une voleuse œuvrant à Tevanne, dérobant des propriétés intellectuelles magiques pour le compte des quatre maisons marchandes — jusqu’à ce qu’un jour, elle vole un artefact qui pourrait changer le scriving pour toujours. Puisque les maisons marchandes n’ont aucun intérêt à laisser ça arriver, soudainement certaines personnes très importantes désirent ardemment voir Sancia mourir. Pour survivre, elle va avoir besoin de se faire de nouveaux alliés, de comprendre l’artefact, et de dénicher ce que Tevanne et le monde du scriving se sont battus pour garder secret depuis très, très longtemps.

“C’est parce que les armes sont si omniprésentes dans les mythes américains — de la Révolution à la Seconde Guerre Mondiale en passant par le Far West — qu’il ne nous vient pas à l’esprit qu’une arme à feu n’est pas un totem magique, mais plutôt un outil extrêmement dangereux qui nécessite une entraînement extraordinaire pour l’utiliser correctement.”

Avez-vous des conseils au sujet d’un remarquable nouveau livre, film ou nouvelle série que vous avez découvert récemment ?

Je dirais que je pense à la série Babylon Berlin environ une fois par semaine, plusieurs mois après l’avoir regardée !

Quels sont vos prochains projets ?

La suite de Foundryside, naturellement.

Quel est votre conseil pour les futurs lecteurs français qui vont découvrir American Elsewhere ?

Je ne sais pas ce que l’Amérique sera d’ici quelques années. Je sais à peine ce qu’elle est aujourd’hui. Mais heureusement, mon livre permet à tout le monde de savoir que nous étions super bizarres avant même que toute ces conneries ne se produisent.

Tous mes remerciements à Robert Jackson Bennett.

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