
Joanna Russ : « L’Autre Moitié de l’homme »
par Sofia Samatar
→ Dossier L’Imaginaire au Féminin
- Question : Comment les femmes de Lointemps se coiffent-elles ?
- Réponse : Elles coupent leurs cheveux avec des coquillages tranchants.
Joanna Russ (1937–2011) était une écrivaine de science-fiction multi-récompensée et érudite du genre, une critique farouchement honnête, une satiriste, une enseignante, une innovatrice littéraire, et une féministe visionnaire. Son univers, Lointemps (Whileaway en VO), est une utopie exclusivement féminine, le cadre de deux de ses œuvres les plus connues : la nouvelle Lorsque tout changea (When It Changed en VO, 1972) et le roman L’Autre Moitié de l’homme (The Female Man en VO, 1975).
Avec Lointemps, Russ imagine une société rationnelle et pacifique, un monde sans patriarche, où les couples lesbiens font des enfants en fusionnant leurs ovules. Pourtant, Lointemps n’est jamais coupé de notre propre monde.
Dans Lorsque tout changea, nous voyons ce qui arrive lorsque les hommes débarquent dans cet univers. Dans L’Autre Moitié de l’homme, Russ crée une histoire complexe et éblouissante qui ricoche à travers le temps et l’espace, afin que nous contemplions les différentes versions de Lointemps et de la Terre.



Ce roman m’a stupéfiée. Quand je regarde L’Autre Moitié de l’homme, je me souviens que Joanna Russ a travaillé sur différents formats — fiction, essai, drame, littérature pour enfants — et c’est pourquoi elle était aussi une fervente preneuse de notes. Enfant, elle remplissait des pages et des pages avec des histoires, des bandes dessinées et des poèmes, reliant souvent ses carnets de notes à la main. L’Autre Moitié de l’homme fait appel à la richesse infinie de cette façon d’écrire.
Le secret du carnet de notes c’est qu’il peut tout contenir, et L’Autre Moitié de l’homme exprime simultanément plusieurs aspects de Russ elle-même : Russ l’autrice de science-fiction, Russ l’érudite féministe, Russ la critique culturelle, Russ la rêveuse, Russ la comique. On y trouve des notes, des rêveries, des coups de gueule, de courtes histoires, des bouts de dialogues.
On retrouve la critique lucide des médias, et particulièrement la façon dont la parole féminine est reçue, ce qui a mené Russ à l’écriture de son oeuvre majeure de non-fiction, How to Suppress Women’s Writing en 1983.
On retrouve la Russ expérimentatrice, utilisant ce que nous connaissons à présent sous le nom d’autofiction (un personnage de L’Autre Moitié de l’homme s’appelle Joanna, et vit sur Terre).
On retrouve la colère et l’humour de Russ — cette combinaison explosive qui ne désespère jamais face à l’oppression mais inspire un sens renouvelé de la solidarité et du devoir.


Aujourd’hui, le titre Female Man sonne bizarrement et paraît un peu daté (le titre de la traduction française, L’Autre Moitié de l’homme semble encore pire).
Mais Joanna est tout sauf démodée. How to Suppress Women’s Writing a été réédité en 2018, car les problèmes qu’il décrit sont encore là avec nous.
Et L’Autre Moitié de l’homme n’est pas simplement un roman du passé, mais un roman du futur, un de ceux qui nous fait nous souvenir du potentiel radical de la science-fiction, et qui propose aux écrivains d’aujourd’hui, si l’on veut bien s’en saisir, une forme narrative que nous ne devons jamais oublier : le carnet de notes. Assez vaste pour contenir toutes les facettes de notre propre écriture, assez flexible pour changer comme nous changeons, assez souple pour absorber et préserver tous nos accès, plans, hallucinations et visions, cette forme si prisée par les adolescentes contient l’avenir de l’écriture
Joanna Russ le savait.
Le carnet de notes reste toujours une utopie.

Traduction de l’anglais : Nicolas Winter et Patrick Dechesnes