Kabu Kabu

Nnedi, coureuse de mots

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readMay 23, 2018

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2018 : Éditions de l’Instant, 357 pages, traduit par Patrick Dechesne
2020 : Éditions ActuSF
, 250 pages, traduit par Patrick Dechesne

Interview de Nnedi Okorafor

C’est l’histoire d’une américaine qui voulut écrire l’Afrique et son pays d’origine, le Nigéria. L’histoire d’une femme qui souhaitait parler d’un ailleurs avec ses beautés et ses horreurs, ses travers et ses mérites. Son nom : Nnedi Okorafor. Pour parler de son Afrique, celle que l’on enseigne pas aux occidentaux, celle du juju et des mascarades, Nnedi écrit Qui a peur de la mort ? (traduit chez Panini puis réédité par ActuSF) en 2010. Couronné par le World Fantasy Award l’année suivante puis par le prestigieux prix Hugo pour sa novella Binti en 2016, l’écrivaine connaît un succès croissant qui pousse la chaîne HBO à acquérir les droits télévisuels de son magnifique Qui a peur de la mort ?. Pourtant, Nnedi Okorafor n’est pas seulement une auteure de romans. Elle est également une brillante nouvelliste malheureusement délaissée en France…jusqu’à aujourd’hui ! Comme elles l’avaient fait pour Un Étranger en Olondre, le sublime roman de Sofia Samatar, les éditions de l’Instant se sont fendues d’une traduction du recueil de nouvelles de l’américaine intitulé Kabu Kabu. Deux ans plus tard, ce sont les éditions ActuSF qui en récupèrent les droits…Dix-neuf nouvelles et deux essais plus tard, replongeons quelques instants dans une Afrique magique au-delà du temps.

“Il fut un temps où les coureurs de vent dans les cieux
étaient aussi fréquents que les crapauds dans les arbres. Puis, vinrent les ères des étrangers, avec leurs immenses bateaux, leurs mots mielleux, leurs armes et leurs chaînes. Après cela, il devint de plus en plus rare d’apercevoir des coureurs de vent. Les conteurs oublièrent les mythes et la magie du passé et ils transformèrent ce dont ils se souvenaient en choses sombres et mauvaises.”

Après un court essai drôle mais oubliable sur le Nègre Magique, Nnedi Okorafor nous propulse sur un autre continent, entre légendes et mythes. Kabu Kabu, tant la nouvelle du même nom que le recueil dans son entier, offre au lecteur une porte d’entrée vers un univers dépaysant convoquant les créatures fantastiques de l’Afrique Noire. Que ce soit au cours d’un voyage en taxi (Kabu Kabu) ou lors d’une promenade en forêt (L’homme au long juju), l’américaine raconte un folklore étonnant qui effraie parfois mais enchante à coup sûr. Au cours de ces dix-neuf nouvelles, Nnedi Okorafor revient dans son magnifique univers de Qui a peur de la mort ? aux confins de la fantasy et de la science-fiction. La tâche noire renvoie d’ailleurs à la tradition des nurus et leur haine du peuple okoke par l’intermédiaire de l’histoire de deux frères, Uche et Ifeanyi, et d’un amour interdit. Dans le monde de Nnedi, l’amour et l’amitié entrent en conflit avec les traditions et les superstitions mais aussi, tout simplement, avec la bêtise ordinaire des hommes. Bien souvent, le plus effrayant n’est pas le fait du surnaturel mais bien de la banale cruauté de l’être humain.

“La première fois que j’ai embrassé une fille, j’étais accompagné d’un chœur d’éclairs, de tonnerre et de pluie torrentielle et cela avait le goût du vent et des roses aquatiques.
Ce moment, c’était de la poésie.”

La haine de l’autre, la question de la différence, la violence. Voici trois des monstres qui traversent Kabu Kabu et tentent de rompre sa poésie. Nnedi recycle le mythe du super-héros, du “méta-humain” revu et corrigé à la sauce africaine, pour parler de tolérance et de féminisme. La figure mythique de la coureuse de vents arpente la sublime mais cruel Tumaki, une histoire de génocide où deux êtres différents s’aiment dans une société au bord de la haine. Sous couvert d’un fantastique délicat, l’américaine brosse des portraits féminins et féministes où les hommes engraissent les femmes et les excisent pour les empêcher de voler (Comment Inyang obtint ses ailes). Une image claire, magnifique et puissante. A l’envie d’émancipation de ses héroïnes, Nnedi oppose la tradition et la misogynie mais aussi le poids des occidentaux qui s’approprient les dernières grandeurs d’un pays déjà affaibli par la guerre et la pauvreté. Tout n’est pas affaire de dieux et d’esprits dans Kabu Kabu.

“Elles préféraient être belles plutôt que fortes Moi, je n’avais pas le choix car, dans le microcosme de notre école catholique, je ne pouvais pas être belle. J’étais trop noire, mes cheveux étaient trop rêches, et mes lèvres trop épaisses. Mais je pense que même si j’avais eu le choix, j’aurais choisi d’être forte…forte et belle comme Zula.”

Outre le fantastique et la fantasy, l’auteure explore l’horreur et le réel transformant tantôt des toilettes en lieu maléfique et inquiétant dans La maison des difformités, tantôt un simple tapis en objet magique aux pouvoirs insoupçonnés (Le Tapis). Auteure polymorphe, l’américaine n’a pourtant pas son pareil lorsqu’elle plonge dans l’histoire de son pays d’origine, que ce soit à travers la guerre du Biafra et ses horreurs (Biafra) ou en lui imaginant un futur dramatique entre exploitation pétrolière, néo-colonialisme et oppression économique dans Popular Machine, Icône ou encore L’artiste araignée. La constante pourtant, c’est l’humanité et la douceur qui affleurent sous les thématiques douloureuses hantant les textes de Nnedi. Derrière les privations d’une société misogyne, on trouve le courage de femmes magnifiques et courageuses dont le portrait illumine une Afrique méconnue. Les héroïnes de Nnedi Okorafor résistent, luttent et s’affirment, pour un chemin (La guerre des babouins) ou pour un palmier (Le bandit des palmiers), devenant bien davantage que ceux qui les oppriment, ouvrant la voie à leurs sœurs, à leurs filles et à leurs mères. Enfin, Kabu Kabu raconte Nnedi Okorafor elle-même, à travers la sublime Zula, de la cour de récré de quatrième ou l’autobiographique La fille qui court. Du racisme ordinaire chez des enfants empêtrés dans les préjugés raciaux de leurs parents. Non, finalement, ce n’est jamais le surnaturel qui terrifie le plus durant cette lecture mais bien notre monde moderne venant conclure ce recueil à la fois magique et poignant.

“Quand un coureur de vent vient au monde, son âme sœur en fait de même, peu importe combien de milliers de kilomètres les séparent. Et aucune de ces deux âmes ne quitte le monde avant qu’elles ne meurent toutes deux. J’avais ignoré la tradition. Je voulais parcourir les cieux seule. Mais, pour mon corps de terre stérile, sèche et craquelée, il était comme la pluie.”

Grâce à Kabu Kabu, les éditions actuSF nous offrent un voyage vers un continent fascinant sous la plume intelligente et militante de Nnedi Okorafor. Sous prétexte de fantastique ou d’horreur, elle nous parle de femmes tiraillées entre leurs origines et leur envie de liberté, entre leur envie d’aimer et d’exister. À travers ces dix-neuf nouvelles, l’auteur américaine marrie modernité et traditions pour une autre vision de l’Afrique. Une vision plus belle, plus juste et surtout plus humaine.

Note : 8.5/10

Interview de Nnedi Okorafor

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