Kallocaïne

Vérité totalitaire

Nicolas Winter
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5 min readSep 20, 2018

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Éditions Les Moutons Électriques, Collection Hélios, 237 pages

Certains romans échappent au temps. D’autres restent parfois prisonniers d’un recoin de l’histoire. Kallocaïne tient des deux à la fois. Dernière oeuvre d’une romancière et poétesse injustement méconnue, Karin Boye, ce court récit de deux cent quarante pages apparaît pourtant comme l’une des plus grandes références en matière de dystopies. Près de vingt ans après Nous Autres de Zamiatine et dix ans avant le 1984 de George Orwell, Karin Boye s’inspire de ses voyages personnels en URSS et dans l’Allemagne Nazie pour accoucher d’un livre-somme sur le totalitarisme. Malheureusement victime d’une édition très aléatoire, Kallocaïne n’est remis aux goûts du jour que grâce aux éditions Ombres en 2015 puis à une reprise plus que bienvenue en poche dans la collection Hélios sous l’égide des Moutons Électriques avec une toute nouvelle traduction signée Leo Dhayer. Que peut raconter le roman de Boye pour avoir marqué autant de spécialistes du genre au fil des années ? Et surtout, comment peut-il se tirer de l’ombre tutélaire embarrassante des autres romans fondateurs du genre écrit au XXième siècle ?

« N’avez vous pas remarqué que chaque chose perd sa valeur quand elle cesse d’être un cadeau — même la vérité? »

Mais avant toute autre chose, de quoi parle Kallocaïne ?
D’une drogue donnant son titre au roman, inventée par le chimiste Leo Kall. Celui-ci ne vit que pour servir l’État Mondial, une nation impitoyable dirigée d’une poigne de fer par un réseau de bureaucrates-dictateurs dont la seule préoccupation revendiquée est d’assurer le bien-commun. Ainsi la police traque sans relâche les traîtres au régime et les déviants, tout ceux qui pourraient causer la chute de leur nation bien-aimée. Les camarades-soldats doivent donc assurer tout un tas d’obligations et respecter des règles de vie d’une grande rigidité pour servir l’État. Avec la Kallocaïne, c’est une nouvelle étape que franchit Léo Kall. Plus efficace encore que les caméras et les micros installés dans les chambre à coucher ou que les dénonciations anonymes, le nouveau sérum permet de démasquer les traîtres de l’esprit, de la pensée. Le scientifique se met alors en tête de nous narrer son histoire, sa vie et l’impact de sa découverte sur ses concitoyens. Journal intime qui ne dit pas son nom, Kallocaïne expose à nu Leo Kall et raconte comme peu l’ont réussi, l’horreur absolue de l’état totalitaire.

« Un métier comme celui de cobaye humain était sans doute un des plus méritoires et, si l’on avait voulu être strictement logique, on aurait pu considérer que l’honneur de le remplir payait largement celui qui l’exerçait, mais, à cause des dommages qu’il comportait, on y ajoutait tout de même un salaire. »

Il ne s’agit pas d’un vain qualificatif.
L’horreur.
L’horreur pleine et entière représentée par la société décrite dans Kallocaïne. Avec une acuité remarquable et un sens de la synthèse à toute épreuve, Boye parle d’un monde où tout est réglementé, jusqu’aux sentiments les plus élémentaires comme l’amour ou le chagrin.
L’État Mondial pourrait très bien s’appeler l’Union Soviétique ou le IIIème Reich, il n’y a en réalité aucune différence. En 1940, Karin Boye était aux premières loges pour voir les hommes construire l’enfer.
Le récit de Léo Kall, c’est un peu Dante qui condamne sa propre Béatrice.
Il est étrange en effet de pénétrer dans ce roman à l’écriture si ample et luxuriante, où le narrateur semble disserter sans fin et avec une formalité excessive de tous les aspects de sa vie. La chose met d’autant plus mal à l’aise que celui-ci est intimement convaincu du bien fondé de la politique totalitaire du régime. On assiste médusé à une succession de scènes et de réflexions où ce n’est plus l’homme qui parle, mais une machine, un automate dénué de sentiments, qui ne pense plus par lui-même mais par ce qu’on lui a appris à croire. C’est la déshumanisation nazi ou communiste portée à son paroxysme.

Karin Boye axe tout son propos autour de l’évolution psychologique de son héros, Léo Kall, et de son rapport avec ses concitoyens. Mais c’est surtout sa femme qui deviendra centrale, comme si, d’une certaine façon, seul le lien de l’amour, le lien le plus intime qui soit, pouvait faire réagir. L’auteure n’est jamais meilleur que lorsqu’elle plonge dans les violentes contradictions qui envahissent le narrateur malgré lui. La Kallocaïne brise les dernières barrières de l’être, elle permet aux tyrans de pénétrer les esprits contre leur gré, plus efficacement que n’importe qu’elle torture ou propagande. Devant cet ultime viol de l’être, Léo Kall change petit à petit. L’intelligence de Karin Boye c’est d’arriver à glisser l’humanité par touches congrues et presque subliminales dans un récit où tout est sous contrôle, jusqu’à l’émotion d’une séparation ou l’envie de serrer la main d’un ami. La formidable efficacité de la chose est due à un élément des plus évidents que la suédoise place judicieusement : la peur. La peur de l’ennemi extérieur, ce barbare inférieur qui viendrait forcément détruire le quotidien. La peur de la trahison, de trahir sa nation, sa famille, ses valeurs. La peur à chaque seconde.

« Si les hommes pouvaient avoir confiance les uns envers les autres, il n’y aurait jamais d’État. La raison nécessaire et sacrée de l’existence de l’État est notre méfiance réciproque, d’ailleurs bien légitime. Celui qui ébranle cette base ébranle en même temps l’État. »

Là où l’écrivaine prouve qu’elle a tout compris au système totalitaire, c’est lorsqu’elle pousse le jeu tellement loin qu’elle révèle que la paranoïa de ce régime causera sa perte. Même sans ennemi, même sans menace concrète, l’avènement de la Kallocaïne et l’inclinaison à passer tout le monde à la question prouve que le monstre finira par se bouffer lui-même. Que la chose est insupportable en fin de compte. Et puis, à côté, il y a Rissen. Il reste des hommes qui gardent toujours une flamme au fond d’eux, qui s’attise avec le temps, avec les horreurs et qui finiront par résister. En soi, le simple fait d’exister en tant qu’être humain sensible devient un acte de résistance. Le roman donne pourtant des frissons. Il prévoie déjà l’avènement des caméras de sécurité et des microphones, les glisse partout, jusque dans la chambre conjugale, il dénature l’amour et l’acte de concevoir des enfants, il montre comment contrôler jusqu’aux faits les plus intimes qui soient. Kallocaïne est un roman violent au final, une histoire d’une extrême violence, moralement et psychologiquement. L’utilitarisme de cette société où tout doit être fait pour le bien-commun devient une absolue horreur. L’être n’existe plus, il doit s’effacer, disparaître derrière des considérations plus grandes.
Comme englouti par une bête immonde.

Cette œuvre visionnaire bouleverse. Elle prend aux tripes quand on s’y attend le moins tout en montrant par le menu la privation d’humanité qu’induit le régime totalitaire qu’elle qu’il soit. En choisissant de miser sur l’intime et la psychologie plutôt qu’une critique sociétale froide et rigide, Karin Boye dépasse toutes les espérances. Kallocaïne terrifie.
Mais de façon tout à fait essentielle.

Note : 9.5/10

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