L’École des bonnes mères : Dystopie glaçante sur la maternité

Je suis une mauvaise mère, mais…

Nicolas Winter
Published in
6 min readJul 31, 2023

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Parmi la masse des romans dystopiques déjà parus, difficile de se faire une place au soleil. C’est pourtant ce qu’essaye l’américaine Jessamine Chan avec son premier roman, L’École des bonnes mères, dans laquelle elle imagine une société tellement terrifiée par les violences envers les enfants qu’elle a décidé de prendre les choses en main de façon plutôt…radicale.
Traduit en France par l’excellente Anne-Sylvie Homassel et publié par les éditions Buchet Chastel, le roman de Jessamine Chan questionne et file la chair de poule.

« Pourquoi serait-ce toujours de la faute de la mère ? »

« Nous avons votre fille », une phrase simple, percutante, directe.
Ainsi s’ouvre L’École des bonnes mères dans laquelle le lecteur suit la descente aux enfers de Frida, Américaine d’origine Chinoise, qui se voit confisquée la garde de sa propre fille pour négligence.
Mais quelle négligence ? Celle d’avoir laissé seule Harriet, son enfant de 18 mois, dans son appartement alors qu’elle n’en pouvait plus. Qu’elle voulait simplement sortir, respirer. Dénoncée par ses voisins qui ont entendu les pleurs de la gamine, Frida se précipite au poste de police et la voici confronté au Service de Protection des Mineurs.
L’histoire pourrait s’arrêter ici mais dans ces États-Unis-là, on ne plaisante plus du tout avec le bien-être des enfants et tout ce qui peut s’apparenter à de la maltraitance. Envoyée dans une école pour y être rééduquer, une « école de bonnes mères », Frida comprend qu’elle n’est pas prête de revoir Harriet. Laissée aux bons soins de son père, Gust, et Susanna, la nouvelle femme de celui-ci, séparé depuis plusieurs années d’avec Frida, la petite fille commence à grandir dans l’inconnu.
Jessamine Chan se focalise entièrement sur le destin terrible de Frida, une mère imparfaite (une mère ordinaire, donc), qui se retrouve broyée par un système devenu complètement fou et extrémiste, centré sur le bien-être de l’enfant et qui veut transformer les mères en modèles parfaits, calibrés, minutés, rééduqués. Avec un soupçon de Servante Écarlate, à ceci près que le garde-chiourme ici est bel et bien féminin.

« Les mères des squares la terrifiaient. Elle était incapable de les égaler en ardeur, en habileté ; elle n’avait pas lu assez de livres, elle avait arrêté d’allaiter après cinq mois alors que ces femmes donnaient encore joyeusement le sein à des enfants de trois ans.
Elle pensait qu’en devenant mère, elle ferait partie d’une communauté. Les mères qu’elle a croisées étaient aussi mesquines que les membres d’une sororité nouvellement constituée — comité de travail voué de son propre chef à la défense de l’extrémisme maternel. »

La quasi-totalité du roman se déroule donc dans cette école spéciale où Frida va faire la connaissance d’autres « mauvaises » mères.
Certaines coupables sans aucun doute possible de mauvais traitements, d’autres d’atteintes bien plus discutables. Mais la nuance n’existe plus, si vous commettez une erreur dans votre rôle de mère, alors vous êtes une criminelle. Et vous serez traité comme telle.
Imaginant un substitut d’enfants grâce à des sortes de poupées-robots dérangeantes autant qu’attendrissantes, Jessamine Chan explore avec minutie la culpabilité de Frida et les racines de celle-ci qui, on le devine rapidement, est aussi le fruit d’une société où la mère est toujours coupable, quoiqu’elle fasse. Suivant les différentes étapes de la rééducation maternelle, sorte de cours intensifs à la parentalité bienveillante version camp de redressement, le roman glace le sang par les épreuves psychologiques qu’il fait subir à Frida et à ses codétenues.
Souvent absurdes jusqu’à l’extrême — le câlin est minuté en fonction du rôle qu’il doit remplir par exemple — , les consignes et le code moral que l’on inculque à ces femmes n’a plus rien d’humain. L’erreur n’est plus tolérée et une forme de perfection maternelle malade, perverse prend la place de ce qui devrait être un apprentissage progressif et tâtonnant, en réalité naturel.
C’est pourtant la souffrance de mère de Frida mais aussi son histoire personnelle, intimement liée à ses origines chinoises et à ses relations avec ses parents, qui fera toute la force de ce roman. Car Frida n’est pas une mauvaise mère, elle est juste une maman qui a fait une erreur, une maman qui n’en pouvait plus et que la société écrase de tout son poids.
Au fond, le roman de Jessamine Chan raconte sans tabou tout ce qui constitue le rôle de mère, du pire au meilleur, de la solitude qui l’accompagne au jugement constant qui l’éreinte.
Car être mère et être femme, avec tout ce que cela présuppose, de l’amour au sexe en passant par le besoin d’être soi, sont deux choses que la société moderne refuse de concilier.

« Quelques mois plus tôt, les mères n’auraient eu droit qu’à des cours de parentalité, avec des manuels obsolètes, Mais à quoi cela aurait-il servi ? La parentalité n’est pas un exercice abstrait. Les mauvais parents doivent être réformés de l’intérieur. Ils doivent acquérir les bonnes impulsions, les bons sentiments, les bonnes aptitudes à effectuer en un quart de seconde des décisions qui sauvent, qui nourrissent, les décisions aimantes. »

Dans son versant dystopique, L’École des bonnes mères reconstruit un système totalitaire en huit clos où la femme devient son propre prédateur.
À force de jugements, de mesquineries, de rumeurs et d’inhumanité.
Plus fort encore, Jessamine Chan inclut bel et bien des femmes qui ont maltraité leurs enfants. Mais elle arrive à en tirer quelque chose, à ne pas les réduire aux monstres que les journaux et le cinéma nous vendent, à tenter de comprendre sans excuser pour autant.
En réalité, le roman nous explique aussi comment en utilisant un sujet-choc qui devrait de facto mettre tout le monde d’accord, à savoir la maltraitance infantile, il devient possible d’infliger les pires choses à ces êtres qu’on déshumanise. La mauvaise mère n’est plus vraiment humaine, elle est une chose défaillante et répugnante qu’il faut corriger, qu’il faut punir. En jouant sur l’émotion, il devient possible de tout faire accepter, même le pire. Surtout le pire.
Si le roman semble tout de même tirer à la ligne par moment en démultipliant les enseignements et en diluant ainsi son impact émotionnel, il parvient à capter toute la détresse de celles qui sont piégées et qui ne veulent que serrer leur enfants dans leurs bras de nouveau.
C’est aussi l’occasion de démontrer la différence de traitement entre les pères et les mères, comment ces dernières sont beaucoup plus sévèrement réprimandées et condamnées. Et puis, bien sûr, de comprendre qu’on n’a pas le même destin si l’on est une mère blanche américaine aisé ou une mère noire sans le sou. Que l’environnement et les origines sont toujours là, quoiqu’on fasse.

Dans ce roman-cauchemar où l’on s’enferme avec une mère condamnée au pire, le lecteur passe par toute une palette d’émotions parfois contradictoires, épluchant la maternité et le rôle de mère dans toute sa complexité. Jessamine Chan livre une histoire de notre époque, où la mère se doit d’être parfaite et n’a le droit que d’être jugé encore et encore. Une histoire banale, presque.
Reste à savoir ce qu’est, au fond, une bonne mère dans notre époque malade.

Note : 8.5/10

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