L’Épouse d’Amman
J’aimerai si je veux
Éditions L’Asiathèque, Collection L’Asiathèque Littérature,194 pages
Traduit par Davide Knecht
En 2012, le Jordanien Fadi Zaghmout publie une petite bombe qui deviendra vite un best-seller dans son pays d’origine : L’Épouse d’Amman. Traduit en anglais en 2015, c’est seulement aujourd’hui qu’il nous arrive en langue française grâce aux excellentes éditions L’Asiathèque. Derrière ce titre évocateur se cache un roman choral où Fadi Zaghmout explore la question féminine, la tradition, la religion et la question LGBT en Jordanie (et dans le monde arabo-musulman en général).
Bienvenue à Amman, capitale de la Jordanie…
« La vie est la plus rude des écoles.
Elle nous lâche au moment de l’examen sans nous avoir donné les moyens de réussir. »
Ouvrir la voix
C’est avec cinq personnes que nous ferons ce voyage en terres étrangères.
D’abord, il y a Leila, une jeune femme qui vient de boucler avec succès quatre longues années d’étude. On pourrait croire Leila au comble du bonheur mais…ce n’est pas le cas. Pour sa famille, le plus dur reste à faire : trouver un mari, LE signe incontestable de réussite sociale.
Ensuite, voici Salma, la grande sœur de Leila qui, du haut de sa trentaine, incarne la vieille fille de la famille. Un échec. Une honte. Surtout que Salma refuse tous les maris qu’on lui présente et que, dans le plus grand secret, elle tient l’un des blogs les plus lus du pays : la vieille fille jordanienne.
Puis voilà Hayat, virée de l’atelier où elle travaille car elle fréquenterait un homme marié. Pas de « filles faciles » ici ! Et Hayat a peur en rentrant chez elle, très peur. Elle sait que son père sera très mécontent de son renvoi…son père qui, parfois, est beaucoup trop proche d’elle.
Passons à Rana, quatrième et dernière jeune femme de cette histoire, seule chrétienne du lot et qui tombe folle amoureuse d’un étudiant de vingt ans, Jantay. Mais comment vivre avec un musulman quand on est chrétienne ? Comment conserver l’honneur de la famille quand on aime la « mauvaise personne » ?
Enfin, il reste Ali, un client irakien de la banque où Leila est amenée à travailler après ses études. Un client qui va lui offrir le fabuleux sésame attendu par toute la famille : le mariage. Sauf qu’en secret, Ali en aime un autre mais que ce genre de pensées est haram en Jordanie, surtout lorsque l’on est un bon musulman.
Autour de ces cinq personnages, Fadi Zaghmout construit un roman choral où les voix intérieures s’entrecroisent et se rejoignent, un roman choral à la fois blog, journal intime et laboratoire d’émotions.
En s’attaquant de front aux traditions de la société Jordanienne par le versant privé, l’auteur ouvre la porte à une réflexion large sur la place de la femme dans un monde rudement patriarcal et fondamentalement excluant.
« Un jour, alors que j’étais assise en pleurs dans une rue de notre quartier, un papillon s’est posé sur mon épaule. Dans les frémissements de ses ailes, j’ai aperçu la vie. Et depuis, je m’accroche à l’existence dans l’espoir de m’envoler, même si mes ailes à moi sont déchirées. »
La femme avant l’épouse
Avec concision et sans faux-semblants, Fadi Zaghmout donne la voix à des personnes qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer dans la société Jordanienne. C’est l’occasion de comprendre l’étendue du malheur et des privations endurées par les femmes jordaniennes. Dans cette société hautement patriarcale, la femme n’est pas fiable, c’est l’homme qui doit veiller sur elle et sur l’honneur familial qu’elle représente. À la fois objet de désir et enjeu social, la femme devient davantage un trophée qu’une personne.
Le mariage n’est pas qu’une simple étape de la vie mais un but, un but qui doit être atteint rapidement, sous peine de se voir coller l’étiquette honteuse de vieille fille, et qui doit se faire dans les règles de l’art avec l’accord des familles respectives et une attention toute particulière à la fois à la tradition et à la religion. Car plus que le monde musulman (et le monde chrétien avec Rana), c’est celui de la tradition dont nous parle Fadi Zaghmout. Une tradition étouffante qui consacre la femme en tant mère et épouse…et rien d’autre.
La force du roman réside certainement là, dans sa capacité à analyser dans détourner les yeux, dans sa capacité à dire les choses et à les dépouiller des jugements hâtifs. Mettre un hijab n’est pas forcément un signe de ferveur religieuse, le cousin n’est pas toujours le protecteur que l’on croit, l’entretien des injustices n’est pas uniquement le fait des hommes mais aussi des femmes qui finissent par perpétuer un système qui les a pourtant broyé.
Dans la droite lignée de long-métrages aussi réussis que Wadjda, Je Danserai si je veux ou Mustang, L’Épouse d’Amman dit la souffrance cachée, la liberté mise en cage, les rêves impitoyablement brisées.
« En tant que femme, j’incarne l’honneur de la famille que je me dois de préserver. Mais on me considère aussi comme une enfant à qui on ne peut pas confier une tâche pareille. C’est aux hommes de la famille qu’il appartient de garder les oreilles et les yeux grands ouverts, et de lui dicter la bonne conduite pour éviter tout écart. L’honneur est si fragile, si facile à entacher.
Mais, en même temps, il est aussi malléable que l’argile. Les hommes l’invoquent à leur guise pour légitimer leur domination sur les femmes. Ils contrôlent leur code vestimentaire, leur liberté de mouvement, leurs horaires de sorties, jusqu’au choix de leurs amitiés, qu’elles soient féminines ou masculines. »
Aimer librement
La plus grande audace de l’ouvrage vient cependant du « seul » personnage masculin du roman : Ali. Cette fois, Fadi Zaghmout s’attaque à un tabou dans le monde arabo-musulman, celui de l’homosexualité masculine.
Dans le récit d’Ali, on assiste à la souffrance d’un homme qui doit composer entre ce que lui dit son cœur, ce que veut son corps, ce que lui dicte sa famille, ce que lui intime sa religion…et ce que ne veut pas voir la société.
Ali ne sait plus ce qu’il est. Doit-il se faire soigner ? Doit-il accepter ce qu’il est ? Pour survivre, il doit cacher sa nature et sa sexualité, au risque de blesser gravement certaines personnes qui, elles, n’ont rien demandé. C’est la misère de ceux qui sont considérés comme haram, volontiers arrêtés et torturés, rangés parmi les adaptes de Satan. L’authenticité du récit d’Ali frappe à la fois par sa violence (l’histoire de Tamir est parfaitement horrifiante) et par l’absolue détresse qui s’en dégage.
Pour autant, Fadi Zaghmout refuse de voir tout en noir. Avec force et détermination, il dresse finalement le parcours de cinq personnes qui vont changer les choses, chacune à leur manière. Car pour le Jordanien, l’espoir existe, il réside dans la prise de conscience, la parole offerte et l’humanité retrouvée devant l’autre. Même devant l’horreur, de l’inceste au suicide, L’Épouse d’Amman refuse d’abandonner, car la Jordanie est une belle terre, une terre qui demande à grandir et à changer comme le reste du monde arabo-musulman.
Jusqu’au bout, on y croit avec Leila, Rana, Hayat, Salma et Ali. Et on continuera d’y croire bien après le livre refermé.
« La plupart des enfants ne réalisent pas les sacrifices qu’on fait pour eux. Ils ne savent pas que la joie et la fierté dans le regard de leurs parents sont le résultat d’une vie de privations. Dans certains cas, cette joie peut même transcender tous les sacrifices. »
Premier roman indispensable, portraits de femmes qui explosent les cases assignées par la tradition, vibrant appel à la tolérance et plaidoyer pour un changement des mentalités en terres arabo-musulmanes, L’Épouse d’Amman émeut, secoue et ouvre le champ des possibles. Fadi Zaghmout offre un livre essentiel que chacun devrait lire pour comprendre l’autre.
Note : 9/10
« La Suède compte environ cinq pour cent de musulmans et leur intégration constitue un défi pour toute la société. Son attachement à ses traditions ne semble connaître aucune barrière géographique ou sociale. Elle transporte sa culture et ses coutumes où qu’elle aille et elle y recompose des microsociétés en tout semblables à celle du pays d’origine de ses membres. Les problèmes des Arabes de Suède ne diffèrent en rien de ceux qui sont restés au pays. Les femmes du Proche-Orient, où qu’elles soient, portent le poids du passé et de la tradition. L’honneur des hommes arabes cramponné au sexe de leurs femmes, à Amman comme au Caire, à Chicago comme à Stockholm.
Nous, les femmes arabes, aurons-nous la force de transformer notre société et d’y imposer de nouvelles règles ? Ou les seules chanceuses sont-elles celles qui peuvent s’en échapper et embrasser une nouvelle culture ? »
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Illustration couverture + Bandeau : FALK LEHMANN / AKUT