La Cité des Marches : Fantasy divine

Cacher l’Histoire aux yeux du monde

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7 min readApr 7, 2024

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L’Américain Robert Jackson Benett n’est plus un inconnu en France.
Après la publication d’American Elsewhere et, surtout, de la trilogie des Maîtres Enlumineurs chez Albin Michel Imaginaire, il s’est imposé comme une figure incontournable en fantasy.
Il nous revient aujourd’hui avec le premier tome de sa trilogie des Cités Divines, écrit en réalité bien avant les Maîtres Enlumineurs.
Que réserve La Cité des Marches au public français ?

« La cité sait. Elle se souvient. Son passé est gravé dans ses os, même s’il ne s’exprime plus à présent que par ses silences. »

Manichéisme, où es-tu ?

Nulle crainte, jeune lecteur (et même vieux baroudeur), Robert Jackson Bennett n’a pas l’intention de quitter les terres fantasy qu’ils lui sont si chères. Avec La Cité des Marches, nous voici en territoire connu avec ce qu’il faut de magie et de créatures extraordinaires.
Curieusement pourtant, la scène d’ouverture n’est pas vraiment celle que l’on attend dans ce type d’ouvrage puisqu’il s’agit ni plus ni moins qu’un procès. Un homme est accusé d’avoir utilisé le symbole d’une ancienne divinité alors que cela lui est formellement interdit.
On apprend rapidement que cet homme est un commerçant d’une ville jadis monumentale : Bulikov, le Siège du Monde, aussi connu sous le surnom de Cité des Marches.
Nous sommes sur le Continent et tout a changé pour ceux que l’on appelle un peu grossièrement les « Continentaux ».
Quelques décennies plus tôt, les îles de Saypur ont envahi ledit continent et l’occupe désormais en imposant des lois de « Régulation Temporelle » interdisant aux autochtones de connaître leur Histoire, de vénérer leurs défunts Dieux ou même de les évoquer.
Voilà qui établit assez facilement le rôle du méchant et du gentil.
Sauf que…
Si l’on remonte le fil de l’Histoire, le Continent avait jadis réduit en esclavage Saypur commettant des crimes innommables au nom de ses Dieux tutélaires, des êtres divins à l’existence bien réelle qui influaient directement sur la vie de leur peuple.
Un jour pourtant, un homme s’est dressé pour renverser la situation : le Kaj. En tuant les Dieux des Continentaux et en mettant à genoux leur Empire, la héros de Saypur a complètement inversé le cours des choses.
Et le colonisé est devenu le colonisateur.
… De quoi rebattre les cartes morales qu’on croyait pourtant assez simples à comprendre au départ.
Robert Jackson Bennett construit un univers à la fois très crédible (avec son sous-texte sur la colonisation et les solutions à y apporter) et très fantaisiste (avec ses Divinités extraordinaires, ses miracles et ses Bénis).
Mais La Cité des Marches n’est pas qu’un livre-univers justement.

« Les cicatrices sont des fenêtres sur l’amertume — mieux vaut ne pas en parler. »

Les Dieux de la Cité

Pour faire battre le cœur de son lecteur et le tenir en haleine, l’Américain choisit de structurer son récit autour d’une enquête policière confiée à une ambassadrice de Saypur qui se révèle bien plus importante qu’on ne pourrait le croire de prime abord.
Shara descend de la lignée du Kaj et travaille pour le Ministère des Affaires Étrangères sous la protection « bienveillante » de sa tante Vynia Komaid.
Expédiée à Bulikov pour élucider la mort d’Efrem Pangyui, un professeur passionné par l’histoire du Continent, elle tombe alors au milieu d’imbroglios politiques inattendus qui font bourdonner la vieille Cité entre ceux qui veulent restaurer sa grandeur et ceux qui souhaitent tourner la page en la modernisant. Avec l’aide de son secrétaire très particulier, le géant taciturne Sigrud venu du Nord, elle entreprend de mettre son nez là où il ne faut pas.
La suite, vous la devinez : Shara va découvrir pas mal de surprises et faire de désagréables rencontres qui vont mettre sa vie en danger.
Du classique au fond mais d’une efficacité redoutable, tant par le talent de Jackson Bennett pour construire ses différents personnages que pour les mettre en rapport avec son univers profondément passionnant et original.
Ce qui passionne en premier lieu, c’est bien évidemment cette monstrueuse Cité elle-même, une cité littéralemen tbrisée.
La mort des Dieux a entraîné des conséquences physiques étranges lors d’un évènement appelé le Cillement. Depuis, Bulikov n’est plus même et les murs eux-mêmes semblent parfois s’être fondu les uns dans les autres.
On retrouve même la cohabitation de deux Bulikovs, celle de jadis et celle d’aujourd’hui, un phénomène qui ne manque pas de rappeler The City & the City de China Miéville. Inspiré par l’Europe centrale/de l’Est, le Continent contraste avec Saypur et ses traditions tout droit venues de l’Inde, les multiples Dieux en moins.
C’est ensuite la mythologie qui happe le lecteur avec cette capacité surprenante que possède l’Américain à nous décrire un Panthéon de divinités complètement fascinantes et qui va bien au-delà de Dieux combattants. Kolkan, par exemple, est absorbé par le jugement des hommes jusqu’à en devenir complètement fou tandis qu’Olvos, elle, préfère fuir les humains qu’elle sent basculer vers un extrémisme de plus en plus dangereux. Robert Jackson Bennett glisse une idée géniale dans cette ménagerie divine en réfléchissant sur le rôle des hommes, et donc des croyants, sur la religion elle-même. Qui influence qui ? Qui a le dessus sur qui ? L’auteur emploie le prisme de la fantasy pour rejouer à sa sauce la partition de « Dieu créé l’homme puis l’homme a créé Dieu ».
Une variation intéressante et particulièrement fine sur notre époque où la religion devient une excuse confortable et facile pour la guerre avec son voisin. Enfin, ce sont toutes les créatures et les objets magiques qui gravitent autour de ce petit monde qui achève de convaincre le lecteur.
Avec l’Entrepôt Innommable et ses artefacts aux pouvoirs inattendus, on retrouve un peu des SCPs ou des inquiétants pensionnaires inanimés du jeu Control. De quoi réjouir le lecteur de fantasy en quête d’originalité.

« La vie est pleine de beaux dangers et de beautés dangereuses. […] Elles nous blessent d’une manière que nous ne percevons pas : des blessures qui irradient, comme une pierre lâchée dans l’eau, dont les remous finissent par toucher d’autres moments, des années plus tard. »

Panser le passé

Cependant, que serait vraiment la Cité des Marches sans sa réflexion profonde et captivante sur le rôle de la Culture, de l’Histoire et, tout simplement, de l’Identité sur tout un peuple.
Cette réflexion, intimement liée à la question de la colonisation, permet à Robert Jackson Bennett de montrer que le plus dangereux n’est pas forcément le fait magique mais bel et bien la connaissance de soi, des autres et du passé. On peut tordre le visage d’une nation tout entière mais peut-on l’empêcher indéfiniment de savoir qui elle est vraiment ?
Plus intéressant encore, en effectuant une « colonisation à l’envers », l’Américain s’intéresse à l’après. Victime des pires horreurs, le colonisé aspire logiquement à la vengeance mais, une fois celui-ci libéré de la domination à laquelle il est soumis, doit-il emprunter le même chemin que celui de l’oppresseur de jadis ? La Vengeance est-elle la solution ?
La réponse de Robert Jackson Bennett se fera au gré des découvertes de Shara ainsi que de son cheminement intellectuel, un cheminement naturellement influencé par un « ami » proche, Votrov, qui lui aussi doit cacher son Histoire et sa Nature profonde pour vivre en pleine lumière.
Chacun des personnages qui peuple La Cité des Marches dissimule des blessures et des souffrances, renvoyant à l’image de ce Continent qui n’arrive pas à panser les siennes parce qu’on lui interdit de faire son Deuil et de tourner la page. Sigrud, le fameux secrétaire de Shara, incarne d’ailleurs à merveille cette métaphore narrative.
Ce genre de détails et ces thématiques sur la nécessité des peuples à la liberté et l’égalité, mais aussi à la rédemption et au renouveau, donne à ce premier opus une saveur particulière qui permet d’aller bien au-delà du simple récit d’aventures fantasy lambda.
Même si le dénouement repose sur des mécanismes narratifs très classiques du genre policier à base d’épilogue sur-explicatif sur le pourquoi du comment de l’assassinat d’Efrem Pangyui (qu’on aurait presque oublier dans l’intervalle tant les moments de bravoure s’enchaînent), on peut clairement dire que La Cité des Marches donne envie de passer à la suite… qui arrive en fin d’année dans l’Hexagone !

Fantasy riche et hautement politique, La Cité des Marches ne ménage ni ses personnages ni son lecteur et l’entraîne dans une enquête riche en questions et réflexions éthiques. Robert Jackson Bennett pose la première pierre d’un univers fascinant qui ne demande qu’à trouver une place dans votre bibliothèque.

Note : 9/10

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