La Maison aux pattes de poulet : un sublime roman fantastique qui a la mémoire longue

Soyez témoins

Nicolas Winter
Published in
7 min readJan 22, 2024

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Parcourir le monde des mythes et légendes n’est pas une chose aisée. Surtout lorsque l’on touche à certaines histoires racontées encore et encore et qu’il faut leur trouver quelque chose de neuf pour prolonger leur immortalité. Il faut alors se baisser, étudier patiemment le chemin parcouru et comprendre pourquoi le conte, le mythe, l’histoire existe.
L’américaine GennaRose Nethercott n’a pas choisi Baba Yaga au hasard, elle qui a fondé dans le réel la « Traveling Poetry Emporium », une équipe de poètes à louer. Elle sait à quel point les mots ont une importance et qu’une fois mis bout à bout, ces mots racontent des histoires, des vies, des drames.
C’est ainsi qu’arrive dans nos contrées son roman fantastique La Maison aux pattes de poulet chez Albin Michel Imaginaire, traduit de main de maître par Anne-Sylvie Homassel et sublimement illustrée par Anouck Faure. Une arrivée qui devrait faire bouger les murs, et peut-être même réveiller certains fantômes…

« Les contes, on ne les oublie pas ; ils se contorsionnent et se pelotonnent autour du cœur jusqu’à y être tranquillement logés. Ils sont fluides, changeant, ils peuvent s’adapter à toutes les circonstances qu’ils traversent. Ils changent dans la bouche des conteurs et se font au contour des oreilles des auditeurs. Les faits peuvent différer (les lieux, la couleur du manteau d’Untel, les espèces qui fleurissent dans un petit jardin circulaire) mais leur noyau reste le même. Ainsi survivent-ils. S’assimilent-ils. Et avec eux — le souvenir. »

Il était une fois…

Les contes, oui, les contes. Ils nous bercent depuis tout petit, ils nous tiennent par la main dans le noir et, comment peut-on les oublier ?
Isaac et Bellatine sont frère et sœur, eux-mêmes enfants de contes, racontés par leur mère, leur grand-mère, leur arrière-grand-mère…
Chacun à leur façon, dans cette Amérique si loin du Vieux Continent et de leur Ukraine natale, ont quelque chose à fuir ou à cacher.
Pas un conte mais une réalité, qui s’est muée en autre chose.
Tous deux ont des pouvoirs.
Isaac peut imiter à la perfection les gens qu’ils croisent et littéralement devenir eux, un Doppelgänger en puissance le long des rails.
Bellatine a des mains uniques, qui embrasent, qui redonnent la vie et réveillent, mais ces mains lui semblent maudites, ses mains animent ce qui ne devrait plus l’être, même la pierre.
Un jour, alors que tout les sépare, la distance comme l’existence, ils se retrouvent héritiers. Leur grand-mère leur a légué un bien étrange cadeau : une maison avec des pattes de poulet !
Cette maison, dès le premier regard, dès la première porte ouverte, leur semble la leur, un apaisement et un bouleversement en même temps.
Cette maison qui bouge, qui vit, qui obéit, qui court, qui fuit.
Comme eux.
Dans son sillage, elle amène autre chose, un être plus pernicieux, un autre vilain conte qu’il murmure à l’oreille de ceux qu’il rencontre pour les pousser à la violence, à la mort, au massacre.
Ombrelongue est son nom.
Croisant la route d’un groupe de musiciens bien décidé à s’opposer à lui, les deux Yaga vont comprendre, petit à petit, histoire avouée par histoire avouée, qu’ils ne faut jamais oublier.
GennaRose Nethercott reprend un mythe venu de l’Est, celui de la sorcière Baba Yaga et de sa maison affublée de pattes de poulet, pour attraper notre présent et en faire quelque chose d’intemporel.
C’est avec poésie et subtilité, intelligence et perspicacité, que le lecteur rassemble les morceaux du puzzle.

« Avant d’être une maison, j’étais un poussin, un poussin sorti de son œuf. C’est peut-être difficile à imaginer quand on me voit avec les bons gros murs et mon toit bien épais, mais c’est vrai, pourtant. Enfin, c’est ce qui se dit et c’est ce que je vais vous raconter. »

Famille perdue

Au centre se trouve cette fabuleuse maison. Dans un monde où l’on a déjà vu à maintes reprises les habitations prendre vie et se transformer.
On parle d’habitations avec des branchies ou des yeux, des maisons qui respirent et qui voient. Mais celle-ci a quelque chose d’autre en elle, un passé lourd et terrible. Un passé qu’elle vient partager avec Isaac et Bellatine qui fuient chacun à leur façon, le premier sur les routes, la seconde dans la sculpture. Elle est un catalyseur, un révélateur fabuleux qui permet d’ouvrir grand les portes.
Deux personnes nous guident en plus de la maison elle-même, c’est bien évidemment Isaac et Bellatine, deux êtres blessés, qui ont peur de qui ils sont, de ce qu’ils pourraient devenir. La Maison aux pattes de poulet est un roman sur l’identité, sur soi, sur l’acceptation de ses dons, de ses malédictions, de son chagrin, de ses forces, de ses faiblesses, de ses envies, de ses souvenirs. Nous suivons deux personnages rongés par une peur si vieille qu’ils ne savent même plus d’où elle vient en vérité.
C’est cette terreur insidieuse qui les a séparé, qui a mis leur amour de côté et la maison va leur rappeler l’importance d’être ensemble.
Mais entre deux, GennaRose Nethercott intercale les récits propres de la Maison, comme un véritable personnage, narratrice joueuse qui sait les contes et leur utilité, peu importe la duplicité et le mensonge tant qu’on décèle derrière des bouts de vérités.
Décidant à arpenter le pays dans cette maison bien étrange, les deux comparses rejouent une vieille pièce de théâtre avec des marionnettes.
Un Idiot qui se noie, qui raconte des blagues, trop de blagues.
Une série de paraboles, de métaphores, d’histoires, encore et encore.
Pour GennaRose tout est histoire. Le fantastique jusqu’à bout des pattes.

« Les hommes les plus dangereux, les plus violents, sont ceux qui croient n’avoir aucune peur au monde. »

Se souvenir pour exister

Pourtant, comme toute bonne histoire, celle-ci a besoin d’un méchant, d’un adversaire. Ce sera le rôle d’Ombrelongue, insaisissable et insatiable.
À première vue, un Russe venu pour répandre la confusion, la crainte et fausser le réel. Toute ressemblance avec le réel, les réseaux sociaux, les élections, oui, tout cela n’est que fortuit.
Mais Ombrelongue, comme tout le monde, a son rôle à jouer, aussi sinistre soit-il, comme un vilain croquemitaine, un fantôme des Noël passés.
Son pouvoir asservi, corrompt, écrase. Comme tout pouvoir dès que l’on s’y abreuve, dans une fiole qui sent le foin brûlé comme à travers les racontars de dangers fantasmés à votre oreille.
Passionnante dans sa façon d’alterner les points de vue, La Maison aux pattes de poulet séduit également par sa prose pleine de poésie, changeant en intensité selon votre narrateur.
Et qui a-t-il de plus poétique qu’une vieille maison qui vous raconte son histoire encore et encore ?
Peut-être un petit village qui ne veut pas mourir ?
Peut-être un Idiot qui veut raconter une dernière blague pour vous faire sourire avant de se noyer ?
Peut-être un chat noir qui ne vous lâche pas, jamais, pour éponger votre fardeau ?
Tout entier, ce récit repose sur le souvenir. C’est la mémoire que convoque GennaRose Nethercott, celui du peuple juif, qui va déverser ici ses mythes et superstitions pour revivre l’espace d’un récit cruel.
Pogrom. Flammes dansantes.
L’autrice convoque l’atrocité pour ressusciter les victimes, elle offre au lecteur un récit sur la peur pour la vaincre, pour l’affronter.
Elle invente un monde qui n’existe pas pour dépeindre le nôtre, où les maisons ne fuient pas l’horreur mais où elles portent en elle une mémoire silencieuse. La Maison aux pattes de poulet est un livre dur et fort, qui n’hésite pas dans le drame, qui ne donne pas d’avertissement avant de vous jeter à terre, parce que le monde n’en donne jamais en vérité.
Même quand on pense qu’une telle terreur ne pourra jamais advenir.
Au final, c’est la force de l’esprit, celui qui affronte le passé pour éviter au présent de faire des boucles, qui permet de se libérer et d’être qui l’on est.
L’identité comme un fardeau n’est plus, elle est une révélation, une torche brûlante éteinte à pleines mains pour rayonner à travers la chair. Enfin.

« Il y a le temps du chagrin et il y a le temps de la colère. Les deux sont nés du deuil. Le chagrin dure plus longtemps.
Il peut, si vous le laissez faire, devenir un compagnon, un chat errant qui ne vous quitte plus. Le temps du chagrin viendra : comme le chat, il a plusieurs vies. La colère, elle ne dure pas. Elle détruit le corps, comme un feu dans la maison, puissante, avide.
Et maintenant, son temps est venu. »

Émouvant, dur et particulièrement addictif, le roman de GennaRose Nethercott est un fabuleux récit sur la puissance des contes, le genre d’histoire qui survit longtemps une fois la dernière page tournée. La Maison aux pattes de poulet vous emmène loin, sur les terres de la mémoire, et vous survivrez pour raconter.
Racontez des histoires, oui, continuez.
Toujours.

Note : 9.5/10

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