La Monture

« …ou comment démonter le système »

Nicolas Winter
Juste un mot
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8 min readNov 26, 2021

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Tombée dans l’oubli en France, l’américaine Carol Emshwiller méritait très certainement un coup de projecteur. C’est grâce aux jeunes éditions Argyll et à l’excellent traducteur Patrick Dechesne (à qui l’on doit la découverte en France de Sofia Samatar qui sera bientôt réédité aux mêmes éditions Argyll avec Un Étranger en Olondre) que l’on peut enfin lire dans la langue de Molière l’une des œuvres les plus singulières de la romancière avec La Monture, un court roman d’environ 200 pages qui marie à la fois le conte philosophique et la science-fiction pour résultat totalement inattendu. Sous la sublime couverture du livre-objet concocté par Xavier Collette, voici venir le temps des Hoots

« Le travail de ce monde est toujours accompli par des créatures trop fatiguées pour le faire. »

« Ho ! »…

Mais qui sont les Hoots ? Il s’agit en réalité d’une race extra-terrestre qui a échoué sur la planète Terre quelques siècles avant le récit qui nous est ici rapporté. Ces étranges visiteurs aux mains imposantes et aux bonds mortels ont une faiblesse évidente : leurs jambes fragiles et quasiment incapables de les porter. Du moins, c’est ce dont ils sont intimement convaincus…et ce qui les fait admirer la musculature des êtres humains qui peuplent cette étrange planète bleue. Sans que l’on sache réellement comment, Carol Emshwiller explique que les Hoots ont réussi à imposer leur domination. Est-ce que leurs fameux bâtons qui lancent des boules de feu ont fait ployer l’humanité ou est-ce leur étrange cri à base de « Ho » dont ils tirent leur surnom et qui paraît insupportable pour les oreilles humaines ? Peu importe, les Hoots ont mis l’humain à leur botte et les survivants sont désormais des « montures ».
Les hommes et les femmes du roman de Carol Emshwiller sont des esclaves, ou, plutôt, des animaux serviles pour un maître qui se pense miséricordieux et particulièrement supérieur. Divisé entre Sue (femme) et Sam (homme), les humains sont aussi scindés en « races » avec les Seattle (les plus grands et les plus forts) et les Tennessee (les plus rapides) et ne vivent que pour servir de monture aux Hoots, concourir dans des courses organisées par les extra-terrestres aux larges mains et faire la fierté de leur maître en tant que Dompté. Charley (ou Smiley de son nom de monture) a onze ans. C’est un Seattle très prometteur mais qui souffre de la brutale séparation d’avec sa mère Merry Mary. Charley n’est pas n’importe qui puisqu’il est destiné à devenir la monture d’un Hoot de haut rang appelé son Excellente Excellence, Vouée-à-Devenir-Notre-Maître-à-Tous. Mais Charley préfère l’appeler Petit-Maître. Lors d’une attaque surprise des humains sauvages qui vivent dans les montagnes, Charley et Petit-Maître s’accrochent l’un à l’autre pour survivre jusqu’à ce que le jeune Seattle tombe sur un homme immense et charismatique nommé Héron. Ce nom, il ne le connaît pas encore puisque c’est sous son nom Hoots, Beauty, qu’Héron est connu de Charley. Son père l’a enfin retrouvé pour le mener sur le chemin de la liberté…mais qu’est-ce que la liberté quand on a toujours été esclave dans une stalle avec de l’eau fraîche et un lit douillet ?
Après un prologue énigmatique, mais qui s’éclaire rapidement une fois que l’on avance dans l’histoire, La Monture adopte le point de vue de Charley, jeune homme captif depuis son enfance et prisonnier d’un système où l’humain est traité comme un animal (et notamment comme un cheval de course ou de trait). Ce choix délibéré de l’autrice sera primordial pour la suite du récit et donne une fausse sensation de naïveté au lecteur puisque Charley s’exprime de façon simple et naïve, embourbé dans sa propre conception d’un système dont il est la première victime. Notre narrateur n’est pas tout à fait fiable mais Carol Emshwiller est assez intelligente et roublarde pour faire filtrer la colère, la tristesse et l’injustice à travers la vision biaisée de notre jeune héros.

« J’ai passé toute ma vie à grimper et à cueillir des fleurs […] Dans le vent ou la grêle ou n’importe quoi. Ton père a besoin d’errer comme je l’ai fait. J’avais toutes, toutes, toutes ces montagnes pour être libre, alors qu’il était dans un enclos toute sa vie, même quand il était bébé. »

La conjonction des dominations

De prime abord, La Monture fait furieusement penser à Cadavre Exquis d’Agustina Bazterrica où certains êtres humains sont traités comme du bétail et consommés pour pallier au manque de nourriture. Pourtant, là où Cadavre Exquis joue la carte du décalque de la cause animale à l’homme et utilise le choc de la souffrance et de la déshumanisation pour désarçonner son lecteur, La Monture se révèle bien plus subtil et nuancé, provoquant un sentiment plus dérangeant encore à la lecture. En effet, alors que Carol Emshwiller aurait pu simplement se contenter de décrire l’horreur d’une société où l’homme est traité comme une bête par des extra-terrestres cruels et hypocrites, elle choisit de mêler le destin d’un Hoot, Petit-Maître, à celui d’un humain encore (trop) naïf, Charley. Cet élément qui peut paraitre anodin va cependant avoir une importance cruciale pour le récit car cela va permettre de comprendre une chose qui paraîtrait autrement inconcevable : l’oppresseur est aussi la victime d’un système qui broie tout le monde en son sein. Dès les premiers chapitres, le lecteur comprend que Petit-Maître, enfant lui aussi, est dressé/éduqué comme peut l’être Charley afin de correspondre au profil-type de son espèce dominatrice et de sa culture. On lui inculque des valeurs et des manières qui perpétueront finalement la société en vigueur. Sauf que Charley et Petit-Maître, loin des instructeurs et de leurs brimades, forgent une amitié interdite et qui déjoue les stéréotypes. Petit à petit, les deux deviennent inséparables et finissent par se comprendre en tentant de se mettre à la place de l’autre. Cette nuance incroyable dans un récit qui fustige pourtant la domination permet à Carol Emshwiller d’interroger en profondeur son lecteur et la grille de lecture qu’il applique au système des Hoots. En comprenant l’endoctrinement de Charley qui a bien du mal à comprendre lui-même qui il est vraiment, on en arrive à comprendre que Petit-Maître et les Hoots sont dans une situation similaire et qu’ils se perçoivent certainement eux-mêmes comme des gens bons et respectueux du bien-être des « montures » dont ils ont la responsabilité. Plus qu’un discours sur le rapport entre dominant et dominé, c’est aussi une réflexion tout en nuances sur la perception de ses propres erreurs et de ses propres manquements, souvent voilé par l’inconscience de sa propre cruauté.
Comment en sortir ? Comment aller faire l’autre ? Comment contourner un système qui finit par provoquer la haine de part et d’autre lorsque les victimes se révoltent ?

« Ce sont encore des enfants, mais l’innocence est nécessaire à une époque de réflexion nouvelle. »

Demain, ensemble

Carol Emshwiller adapte son récit de façon extrêmement fine puisque le monde qu’elle présente peut être perçu à la fois comme une charge contre le traitement des animaux par l’homme mais également comme une métaphore des différents systèmes d’oppression de sexe et de race. Plus fort encore, les subtiles allusions à l’esclavage des noirs (où l’on regarde les dents avant d’acheter pour évaluer la bonne santé, que l’on éduque pas parce qu’ils en ont pas besoin et qu’ils sont trop bêtes de toute façon), à la domination masculine sur les femmes (où l’on évite d’enseigner la lecture et l’écriture car à quoi cela servirait pour elles, surtout qu’elles n’ont qu’un but de reproduction, un sentiment que les Talibans n’auraient certainement pas renié) ou encore à l’invasion des Amériques par les colons européens (qui débarquent comme les Hoots avec une avance technologique certaine et des bâtons de feu) permet de comprendre que tous les systèmes de domination partagent des traits communs qui permettent de réduire l’autre à rien, ou presque. Il est d’ailleurs édifiant de s’apercevoir que dans le monde où vit Charley, si l’on est ni un Seattle ni un Tennessee…on est un rien. Et puisque les humains subissent des tortures et des brimades terribles (de l’isolement aux mors qui détruisent les dents et empêchent la parole), c’est bien parce qu’ils sont considérés comme des animaux ou, pire, comme des riens. C’est le fondement même de tous les régimes et systèmes de pensée fascistes/génocidaires modernes : réduire l’autre à l’état de cafard ou de rat, que l’on soit Juif ou Tutsis.
Là où le récit touche pourtant au sublime, c’est par la confrontation entre le point de vue du narrateur englué dans sa position de victime qui ne connaît que cette vue à priori bien plus confortable que le rude climat des montagnes où vivent les Sauvages libérés des Hoots, et celui d’Héron, le père du héros, démolit par sa vie de servitude et dont la rage devient le moteur de son existence pour faire en sorte que son fils ne finissent pas comme lui. La rudesse du traitement d’Héron n’est qu’entraperçue et laisse le soin aux lecteurs d’imaginer toutes les horreurs qu’il veut. Mais comme toujours Carol Emshwiller montre également la part sombre de cette révolte fondée sur l’abus et la violence. Une révolte qui tient en équilibre sur la haine et qui mène à des individus brutaux et dangereux comme ces montures de garde violentes et, pour tout dire, effrayantes. Pour mettre fin à ce système d’oppression vieux de plusieurs centaines d’années, doit-on détruire l’oppresseur en le massacrant ou faut-il trouver un autre moyen de bouger les lignes pour un résultat qui ne fera pas entrer l’histoire dans un cercle vicieux de révoltes où l’oppresseur de jadis se rêve en oppresseur de demain ? C’est ce que ne cesse de se demander Carol Emshwiller qui n’apporte pas de solution parfaite, puisqu’elle n’existe pas, mais qui préfère substituer un sentiment indispensable pour une société plus juste : l’amour de son prochain.
L’amour entre Lily et Charley qui brise le carcan des races et des riens, l’amour entre Petit-Maître et Smiley qui offre une nouvelle perspective d’entente et de respect à deux peuples pourtant ennemis.
Peut-être que c’est pas la compréhension et l’empathie que passeront les injustices d’hier et non par les extrémismes et les réactions épidermiques…

Simplement époustouflant par ses nuances, La Monture est une réflexion profonde et salutaire sur la manière dont se construit un système de domination et les façons d’en sortir. Carol Emshwiller livre un roman passionnant, émouvant et dérangeant qui hante par son refus des évidences et réjouit par la grandeur d’âme de ses personnages.

Note : 9.5/10

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