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La Ronde de Nuit : Histoires maudites

Garder les secrets

Nicolas Winter
Juste un mot
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5 min read1 day ago

Après Kim Bo-young et son Odyssée des Étoiles, c’est une autre autrice coréenne qui prend ses quartiers chez Rivages Imaginaire.
Et celle-ci n’est pas inconnue en France puisqu’il s’agit de Bora Chung qui avait fait forte impression en 2023 avec la parution dans l’Hexagone de son recueil de nouvelles Lapin Maudit (depuis repris en poche chez Rivages également). C’est toujours dans la forme courte que nous retrouvons l’écrivaine avec un fix-up de sept nouvelles intitulé La Ronde de Nuit qui troque le lapin pour le mouton mais garde la même ambiance.

« Du moment que vous acceptez l’existence de quelque chose, ce quelque chose existe et grandit dans votre esprit. Vous vous ensorcelez vous-même, vous êtes possédée par vous-même. »

C’est en rejoignant un parking que Suk tombe sur un homme qui lui interdit d’aller plus loin. Il faut remonter à l’étage supérieur, sans discussion. Mais qui est cet homme au juste ? Que fait-il là à cette heure tardive ? Et pourquoi interdit-il l’accès d’un parking qui a toujours été accessible jusque là ?
En y réfléchissant, ce n’est pas la première fois qu’une telle chose se produit. C’est ce qu’explique l’Ancienne, la véritable narratrice de cette première nouvelle intitulée Défense d’entrer et qui servira de fil rouge à l’ensemble de l’ouvrage. On y apprend plus loin que Chan, un autre employé, a lui aussi été victime de cet agent de sécurité sorti de nul part. Mais Chan est aussi traité pour des hallucinations depuis les mauvais traitements qu’il a subi lors d’une thérapie de conversion. Chan est homosexuel et sa religion (ainsi que sa famille) rejettent violemment cette « déviance ». Dès lors, est-ce que Chan hallucine ou est-ce que sa rencontre est bien réelle ? Pire, il finit par se retrouver piégé dans un tunnel qui n’en finit pas et qui semble s’allonger à mesure qu’il cherche à s’en éloigner. On échappe pas à certaines choses. Et certainement pas aux évènements étranges qui se produisent quand on travaille dans un certain institut de recherche.
Les sept nouvelles de La Ronde de Nuit ont toutes à voir avec un centre secret conçu pour garder et étudier divers objets ou animaux qu’on pourrait facilement qualifiés de maudits ou d’hantés. Ainsi, durant les fameuses rondes de nuit, l’Ancienne (qui fait office de sous-cheffe d’établissement) accompagne d’autres employés et leur raconte les différentes histoires de ce que renferment les laboratoires dont ils ont la garde.
« Surtout ne regardez pas en arrière », leur dit-elle régulièrement…

« Ce que les humains peuvent voir, entendre et tenir dans leurs mains est assez limité. Dès le départ, ils ne connaissent pas grand-chose du monde dans lequel ils vivent. Ils affirment que l’univers est une roue, que la vie se répète au rythme du karma et du samsãra, mais la plupart du temps ils ne sont même pas capables de dire ce qui tourne, ni ce qui revient. »

Dans un style froid mais précis, Bora Chung imagine des histoires à glacer le sang. On y trouve pêle-mêle un mouchoir irrésistible qui cause la perte d’un fils cadet égoïste et bien trop gâté par sa défunte mère dans Le Mouchoir, un gardien de nuit qui vole la mauvaise basket et se retrouve à escalader d’immenses marches tout en évitant de se faire écraser comme un vulgaire insecte dans Mouton Maudit, ou encore une directrice adjointe qui nous révèle son passé improbable de medium possédé par un mouton fantôme (sisi !) dans Le Silence de l’agneau.
En réalité, Bora Chung invente des vies fantasques aux objets et aux animaux enfermés dans ce bien étrange laboratoire, laboratoire que n’aurait certainement pas renié au passage une certaine fondation SCP.
Ces existences sont émaillées de leçons sinistres pour les personnages qui les habitent et servent bien souvent à parler en filigrane de pesants carcans sociaux au sein de la société coréenne. On pense notamment à la condition féminine et à la dimension quasi-sacrée du mariage.
Si l’on est fasciné par les différents tournants pris par les mésaventures des uns et des autres, il faut avouer que le style très froid et démonstratif de Bora Chung mise davantage sur l’efficacité narrative que sur l’émotionnel. Ainsi, on regrette que La Ronde de Nuit reste une sorte de pur exercice de style et qu’il n’arrive jamais à dépasser son statut de « Contes de la Crypte » à la coréenne. Ce qui ne signifie pas pour autant que le livre soit mauvais, bien au contraire. Par son fantastique souvent inattendu et ses images saisissantes, comme celle de DSP pourchassé par une basket géante dans Mouton Maudit, ou celle de ces oiseaux vengeurs faits de fils meurtriers dans Oiseau Bleu, ou celle de ces objets dangereux et pourtant d’allure banale étalés au soleil le temps d’une journée-rituelle dans Bain de Soleil, La Ronde de Nuit devrait ravir tous les amateurs de l’étrange.
On regrette simplement qu’il ne reste qu’un objet de frayeur calibré.
Saluons de même cette tentative convaincante pour construire un univers cohérent dans la droite lignée des SCPs ou d’un Control, transformant ce qui pourrait être une série de contes traditionnels en légendes urbaines modernes dans le but à peine dissimulé d’exposer au grand jour les défauts d’une société encore très inégalitaire.

« La famille ne se maintient qu’en suçant le sang et la moelle de ses membres les plus fragiles. »

La Ronde de Nuit n’est pas au même niveau que Lapin Maudit mais reste un bon moment de fantastique (et parfois d’horreur) dépaysant et moderne. Bora Chung sait à la fois construire une mythologie cohérente et porter un regard critique sur la société coréenne. On regrette simplement le manque de chaleur de son écriture et une émotion qui ne vient jamais vraiment.

Note : 7/10

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