La Route en BD : Manu Larcenet au sommet de son art

Nous sommes ses Prophètes

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4 min readMar 31, 2024

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Sorti en 2007, La Route de l’américain Cormac McCarthy est aujourd’hui un classique de la littérature, récompensé à juste titre par le Prix Pullitzer et déjà adapté par John Hillcoat pour le grand écran.
Cette année, c’est un autre support qui accueille la magnificence de cette oeuvre au noir : la bande-dessinée.
Pour le mettre en images, les éditions Dargaud ont confié l’affaire à l’un des plus grand dessinateurs-auteurs du domaine : Manu Larcenet.
Que trouvera-t-on cette fois sur La Route ?

Des cendres et la fin du monde

La Route raconte une histoire d’une simplicité désarmante.
Celle d’un père et de son fils en guenilles qui avancent encore et encore sur une route sans nom dans un monde mort.
L’Apocalypse a eu lieu, les feux et l’homme ont ravagé tout ce qui existe pour n’en laisser qu’un cadavre froid.
Au cours de leur périple, ils rencontreront d’autres hommes, des survivants comme eux. Certains voudront les tuer, d’autres se cacheront.
Il en existe même qui veulent manger. Tout. N’importe quoi.
En s’emparant de cette histoire en forme de mythe, comme une parabole sur l’amour et le lendemain, Manu Larcenet trouve un terrain de jeu à la hauteur de son talent.
Il dépeint ce monde glacial en gris délavé qui ne se réhausse presque jamais de véritables couleurs, ou alors affadies, vieillies, fatiguées.
Le monde n’a plus de couleur, il est un enfer gris où les cadavres s’accumulent, ou les scènes murmurent le passé, aussi terrible soit-il.
Manu Larcenet a l’art du laconique, comme McCarthy.
Sauf qu’il emploie des crayons pour le non-dire à la place de la plume.
On se trimballe de villes désossées et villages abandonnées, on regarde les morts se balancer la corde au cou et l’on s’interroge sur l’horizon, où les personnages voient parfois des choses quand nous-mêmes ne voyons rien.
Au cœur de cette avancée inlassable, l’amour d’un père en son fils, l’amour total qui détruirait le monde s’il venait à le perdre.
Il n’y aurait plus de monde sans lui.

« Dites-lui bien qu’il n’y a pas de Dieu et que nous sommes ses prophètes. »

Le gentil pour dernier refuge

Manu Larcenet montre l’horreur sous toutes ses formes, les choses qui ont transformé l’homme en monstre. Qui laisse des traces.
Des caches de nourritures semi-vivantes ou des sectes qui se traînent dans la poussière.
Deux choses hantent le récit : la mort et le bien.
La première est omniprésente, elle semble inéluctable et pourtant le Père refuse que son fils pense à la Mort. Il veut qu’il vive, par tous les moyens possibles. La Mort est le tabou de la délivrance qu’on doit enseigner mais qu’il faut éviter de regarder. Sinon, elle nous rentre dans la tête.
Comme l’horreur, comme le Mal.
Dans un monde où tout s’est écroulé, la morale n’existe plus.
En fait, elle n’a même plus aucun sens.
Sauf pour l’enfant.
« Nous sommes les gentils ? » répète-t-il à son père régulièrement ?
La réponse est oui, bien évidemment. Toute personne veut être le gentil de l’histoire. Celui qui n’est pas le vilain, le monstre.
Mais quel sens quand les notions de bien et de mal n’existent plus ?
Quand plus rien n’existe.
Comment peut-on être humain demain quand être gentil peut signifier la mort ou d’abominables tortures ?
Manu Larcenet regarde le monde en imaginant un autre possible, celui d’un enfant qui veut continuer à être gentil même si cela n’a plus de sens.
On retrouve les couleurs dans l’ancien, dans les décombres de l’avant.
Dans une canette ou un emballage encore intact.
Aussi dans les yeux de l’enfant, dans sa volonté, jusqu’au bout d’être gentil.
Le père sait pourtant le risque, lui ne peut plus se permettre.
Alors il doit préparer son fils du mieux qu’il le peut.
Comment dire à son enfant qu’il n’y a plus d’espoir nul part et que la dernière balle doit être gardé pour soi-même ?
Peut-être en lui laissant sa chance. Peut-être.
En suivant la Route. Sa Route.
Et la gentilesse pourrait sauver le monde.

Œuvre terrible transcendée par le talent d’un Manu Larcenet au somme de son art, La Route en bande-dessinée est un crève-cœur et un tour de force complet où le trait se fond avec le drame et l’amour.
C’est immense, c’est grandiose.
C’est Larcenet.

Note : 10/10

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