La Sonde et la Taille : Chef d’œuvre de fantasy barbare

Et le Vieux Roi chuta

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9 min readMay 6, 2024

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Les modes vont et viennent mais les livres, eux, restent.
Parmi ces classiques, certains sont tellement indissociables d’un genre qu’ils peuvent l’incarner aux yeux du grand public pendant des années.
C’est le cas des écrits de l’auteur américain Robert E. Howard dont les nombreux héros ont marqué la littérature allant jusqu’à forger un sous-type précis de fantasy à lui seul : l’heroic fantasy.
Mais aucun n’a plus marqué l’histoire que le Cimmérien Conan le Barbare, popularisé au cinéma par John Milius et un certain Arnold Schwarzenegger. Une empreinte si profonde et durable dans l’imaginaire collectif qu’elle a touché des millions de lecteurs et spectateurs.
Une empreinte qui rougeoie encore dans le cœur de certains comme celui d’un français jusque là cantonné chez des micro-éditeurs de genre et qu’on attendait pas sur le devant de la scène chez Albin Michel Imaginaire.
Laurent Mantese, professeur de philosophie, rencontre Conan le Barbare pour une dernière aventure de plus de 600 pages illustrée par Didier Graffet. Et la légende peut revivre l’espace d’un livre.

« Sans sa couronne, un roi ressemble à n’importe quel autre homme. »

La grande nuit d’orage

Quelque part en Hyperborée, dans la vieille citadelle royale de Kaldré, la Septaine de réconciliation touche à sa fin. Les ducs et les puissants ont accouru des quatre coins du Royaume pour venir verser doléances et présents à un seul homme, un seul Roi, une seule légende.
Il est le Roi-Barbare souverain des Sept Nations, Seigneurs des Terres d’Aquilonie, de Némédie, de Brythunie, d’Ophir, de Zingara, d’Argos et de Corinthe, dernier fils de la Cimmérie, il est l’unificateur et le Pacificateur par qui règne la paix.
Il est Conan, le Barbare.
…et il est vieux. Trop vieux.
Dans cette carcasse amaigrie se devine l’auréole de gloire des jours d’avant, la musculature d’un géant qui écrasait ses ennemis de ses mains et les tranchaient de son épée. Conan est vieux… et malade.
Un caillou bloque ses urines, un kyste grossit contre son testicule et la souffrance ne fait que grandir chaque jour qui passe.
Conan sait qu’il approche de la fin mais il veut encore se battre, tenter le tout pour le tout, malgré les revendications de la Congrégation du Très Haut, malgré les rumeurs de malheurs qui s’abattent sur son Royaume, malgré l’orage qui s’annonce dans le lointain.
Entouré de Tokaiev, son Khajym, de Cassius, capitaine de la garde royale et de son cher fils adoptif, Colin, le Roi-Barbare s’apprête à livrer un ultime combat contre le mal qui le ronge, dans une dernière tentative désespérée, par la sonde et la taille. Mais il lui faudra faire vite pour survivre car l’Orage approche, il gronde sur les contreforts des montagnes Cimmériennes toutes proches, et des torches surgissent dans le froid au pied des murailles de la Citadelle.
La maladie n’est pas la seule à guetter Conan.
L’orage est là.
C’est un récit très resserré que propose Laurent Mantese. Un récit de quelques jours, rapport scrupuleux et particulièrement généreux dans ses détails sur les derniers jours d’un Roi. Une unité de lieu, presque, dans cette citadelle bouffée par le bruit de la pluie et de la nuit. Puis la neige, l’enfer blanc et sauvage, la véritable mesure des hommes.
Quand on y pense, Laurent Mantese tient son histoire sur un timbre-poste qu’on pourrait résumer à la dernière lutte de Conan.
612 pages plus loin pourtant, le lecteur ne s’en remet toujours pas.
Alors que s’est-il passé sur ce postulat pourtant déjà vu et revu du vieil héros fatigué qui se découvre mortel enfin ?

« C’était là chose naturelle et nécessaire, et il était vain d’espérer que la civilisation l’emportât un jour sur la barbarie, si ce n’était à l’état de phase temporaire.
Chaque existence individuelle, chaque cité, chaque règne, chaque empire, avait sa durée de vie propre, naissait, vivait puis retournait à la dislocation et à la ruine. Il en allait ainsi pour chaque être vivant, pour chaque réalité de ce monde, et, à la fin des fins, que l’on soit roi, manant, prêtre ou brigand, c’était toujours sur l’état de barbarie que la grande roue des évènements, propulsée par la main capricieuse des dieux, achevait de faire tourner ses gigantesques pales. »

Le crépuscule des Dieux

Ce qui fait la grande littérature, qu’on le veuille ou non, c’est certes l’histoire, le récit, l’émotion, mais c’est surtout le style, la plume, la gouaille. Depuis longtemps, le lecteur n’avait pas connu plus incroyable et incandescent que la plume de Laurent Mantese.
Son parler incroyable, sa façon de décrire si vivante, si collante, si poisseuse, ses phrases interminables comme des ruisseaux qui peuvent tout à coup se transformer en torrents de sang, de merde ou de pus, ses coups d’éclats lyrique et brutaux. On passe son temps à déguster les lignes, s’arrêter, à lire et relire, parce que c’est beau et étouffant en même temps. On se noie dans ces descriptions vertigineuses, cette façon de parler qui tape dure et vraie, avec des dialogues d’une authenticité à faire peur, à filer la nausée, avec ce patois de mercenaire crasseux ou la verve enragée d’un prête fanatique. Ce qui fait immédiatement la différence et qui fait que La Sonde et la Taille va vous retourner comme un gant, c’est cette faculté à glisser entre les lettres, à absorber chaque détail d’une scène pour la restituer intact aux yeux du lecteur, pour donner à voir quelque chose de tellement réaliste qu’on en arrive à la nausée, à l’effroi, aux larmes.
Mais le style ne peut pas tout faire, il fournit un squelette, une charpente pour le récit et… quel récit !
La Sonde et la Taille, c’est une fantasy crue et violente, c’est une épopée qui regarde en face l’abjection humaine et qui la recrache devant vous sans vous épargner rien, jamais. Laurent Mantese regarde ses personnages avec l’œil d’un chirurgien dément, capture leurs douleurs et leurs peurs au scalpel avec une lucidité incroyable et presque terrifiante. Il faut vivre la fameuse scène qui donne son nom au bouquin pour comprendre à quel point la précision de l’auteur fait tout, à quel point il pénètre les attentes et tort les tripes parce qu’il sait restituer le vrai, le douloureux, le dur et le mou, les tripes et la sueur. Aucune concession ne sera faites, aucun compromis, aucun trigger warning, rien. Parce que la vie est brutale et que la mort l’est encore davantage. Alors que l’on comprend que la maladie cache en fait une ultime trahison, que Conan va devoir affronter la duplicité, encore, on découvre l’antagoniste du récit : Tranche-Gueule.
Géant barbare qui renvoie le Roi à une certaine image de ce qu’il aurait pu être, meneur d’une troupe d’égorgeurs, de violeurs et de meurtriers.
Avec cette entrée, le récit change complètement et s’écoule dans la crasse, le sang, le foutre et les cris. C’est toute la violence des hommes et la mort des Dieux qui s’étalent devant nos yeux. Laurent Mantese n’est pas là pour le paraître ou la bienséance, il est là pour donner du sens au mot « barbare ». Comme par une sorte d’ironie insidieuse, le Barbare de jadis, celui venu d’ailleurs, de Cimmérie, rencontre le Barbare du commun, celui qui jaillit de la misère, des basses fosses et de l’horreur, qui n’a plus ni sens moral ni humanité. Que reste-t-il à la fin des fins quand toute société s’écroule et que le dernier cadenas qui forçait la civilisation à rester en place saute à son tour ?

« La vie n’existait plus.
Seuls existaient ceux qui tuaient, ceux qui allaient mourir, ceux qui mouraient, et ceux qui déjà étaient morts. »

Pour l’amour d’un enfant

Élément étonnant, presque dissonant dans cette galerie des brutes et des tueurs, un simple enfant, Colin, fils adoptif du Roi-Barbare.
Colin, un beu beu, un gamin difforme qui n’a pas tout en place là-haut et qui parle un dialecte que lui seul peut vraiment comprendre.
Colin et ses petites chèvres.
Laurent Mantese réinvente l’innocence par le contour d’un enfant retardé mental au faciès disgracieux, aux membres trop longs.
Ce qui échappe encore au lecteur est là, dans cette volonté d’une dernière étincelle de rédemption, d’humanité, de beauté.
C’est le lien qui unit le Barbare d’avant, le Roi fatigué de maintenant et le fugitif pitoyable de demain.
Tout autour, le monde subit la grêle et dégorge de sang et de merde.
Les cadavres mutilés accusent le survivant qui à son tour agonise aux pieds de ceux qui n’ont plus d’humains que le noms.
Mais dans l’étable, caché et silencieux : Colin.
Laurent Mantese montre qu’il existe quelque part une chance pour la beauté avec l’amour inconditionnel que voue Conan à Colin. Ils se comprennent sans se comprendre, ils sont père et fils sans un seul lien du sang. Et pourtant.
En offrant au lecteur ce minuscule point de chaleur véritable, en noyant tout sous un déluge d’horreurs abominables, Laurent Mantese éclaire comme jamais la nuit des hommes. Colin, émouvant dans sa naïveté, innocent jusqu’au bout, authentique dans ses sentiments, vaut mieux que tout ceux qui défilent au gré du temps et des pages.

« Quand elle est condamnée, la bête blessée ne se défend plus, elle offre sa gorge à l’assaillant. »

L’homme et la beste

Pour qui lira attentivement ce pavé de fantasy, une chose deviendra clair. Plus que l’horreur des humains privés de valeurs, plus que l’hypocrisie des dévots et des ducs, c’est autre chose qui imprègne le récit, autre chose qui effraie au fond : le temps.
Comme étiré infiniment par la prose de Laurent Mantese et ses descriptions qui n’en finissent pas, le temps devient le maître du récit et marque tous ceux qui y passent. C’est le temps lui-même qui fait de Conan ce qu’il est dans La Sonde et la Taille, c’est aussi le temps qui pourchasse l’humain et étonne dès son premier chapitre longtemps énigmatique.
C’est le temps que l’on voit venir, ce futur qui effraie, qui terrifie quand on se rend compte des possibles, de ce que les actes et les morts vont entraîner. Le temps devient un leitmotiv pour le récit et s’incarne même dans un élément surnaturel dont on vous laisse la surprise, l’autre antagoniste qu’on oublie trop facilement avant de comprendre sa puissance une fois les murs laissés vides derrière soi.
Laurent Mantese maîtrise l’intime et l’épique mais se paye aussi le luxe de flirter avec le fantastique, l’horreur ou…même… le survival-horror.
De façon complètement inattendue, on passe par de vraies moments de terreurs dans La Sonde et la Taille, de vrais instants glacées qui ne sont pas le fait que de l’humain vicié. Ainsi l’auteur respecte le mythe à la lettre, du Conan jusqu’au bout de la hache pourrait-on dire.
Pour autant, vous n’avez aucun besoin de connaître les textes originaux de Robert E. Howard pour aborder cette dernière aventure du Cimmérien.
C’est peut-être là ce qui achève de convaincre de la grandeur de celui qui écrit, être capable de ne perdre ni le connaisseur ni le novice et d’offrir simplement un texte de fantasy monumental qui ne demande rien d’autre au lecteur que son propre courage.

« Il portait dans sa chair cette terre dure à vivre, ces immensités grisâtres impossibles à cultiver, ce monde impossible à haïr, impossible à aimer, la sève de ces arbres noueux dont les troncs monstrueux abritaient le gîte du loup et la caverne de l’ours, les sentes perdues où le renard était le seul à passer, ces sous-bois hantés de noirceur végétale où jamais un pas humain, depuis les premiers temps du monde, n’avait dessiné son empreinte. »

Chef d’œuvre fou, baroque et violent, cruel et éreintant, voici la Sonde et la Taille, l’entrée fracassante de Laurent Mantese sur la scène de l’imaginaire francophone.
Un sommet de fantasy barbare, un miracle brutal qui laisse le lecteur hagard.

Note : 10/10

« Et toutes les nuées du ciel et toutes les misères de la terre et tous les grands effrois du temps s’étendront sur toutes choses avant et après nous, et nous irons pourrir dans des fosses à bestiaux au milieu de nos frères tombés sous l’épée, et de nos charognes monteront des puanteurs rouges et du sang et de la fange merdeuse et les vers mangeront tout cela de leurs cent mille dents creuses infiniment multipliées. »

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