L’Aube : Science-fiction hybride et dérangeante

Reconstruire, à quel prix ?

Published in
6 min readFeb 18, 2024

--

Encore peu connue du public français, l’américaine Octavia Butler peut compter sur la farouche détermination de son éditeur pour remettre son œuvre sur le devant de la scène. Depuis quelques temps maintenant, Au Diable Vauvert s’est mis en tête de rééditer ses romans les plus célèbres, comme La Parabole du Semeur et sa suite, La Parabole des Talents, ainsi que Liens du Sang récemment adapté en série TV par la chaîne FX.
Mais ce n’est pas tout puisque c’est maintenant au tour de L’Aube, premier volet d’une trilogie de science-fiction encore inédite jusqu’à récemment dans l’Hexagone, de connaître les honneurs d’une traduction française sous la houlette de Jessica Shapiro.
Octavia Butler n’a pas fini de nous surprendre…

« Vous êtes un mélange rare d’horreur et de beauté. Vous nous avez véritablement capturés et nous ne pouvons nous échapper. Mais vous êtes plus que la simple composition et le fonctionnement de votre corps. Vous êtes votre personnalité, votre culture. Celles-ci nous intéressent aussi. C’est pourquoi nous avons sauvé autant d’humains que possible. »

La fin d’une ère…

Les choses commencent mal. Du moins pour la Terre.
Dans un accès de folie collective, les humains se sont entretués.
Une catastrophe prévisible au milieu d’une Guerre Froide qui n’attendait pas grand chose pour passer en mode apocalypse nucléaire.
Heureusement, une race extra-terrestre qui passait par là s’est mise en tête de récupérer les survivants pour les maintenir en animation suspendue dans l’attente de la lente régénération de la planète Bleue.
C’est ainsi que débute l’histoire de Lilith, l’une des survivantes en question, qui se retrouve nez à nez (ou plutôt nez à tentacules) face à l’un de ces énigmatiques bienfaiteurs venus d’ailleurs.
La rencontre est rude puisque les Oankalis ne sont que vaguement humanoïdes avec un corps volontiers recouverts d’appendices semblables à des lombrics et des bras surnuméraires comme d’immenses tentacules menaçantes.
Pour établir un premier contact et éviter la crise de panique à notre survivante, les Oankalis ont décidé de confier cette tâche à un certain Jdahya, un de leurs membres dont le schéma corporel se rapproche le plus possible de la morphologie humaine. Du moins de loin.
Peu à peu, Lilith va surmonter sa terreur initiale et comprendre qu’elle a à faire une race intelligente extrêmement avancée mais aussi complètement différente de la sienne. Manipulant l’ADN et les structures biochimiques avec la facilité d’un enfant s’amusant avec des briques de Lego, les Oankalis voyagent à travers l’espace dans des vaisseaux vivants et s’hybrident avec les peuples qu’ils rencontrent. Ne parlons même pas de leur acceptation de la notion de famille qui relève davantage du polyamour que de la cellule nucléaire traditionnelle à l’américaine.
Évidemment, le sauvetage de la race humaine et la volonté de les réintroduire sur leur planète remise à neuf n’a rien d’un acte altruiste et désintéressé car les Oankalis comptent bien tirer profit de la situation en fondant les deux races en une civilisation nouvelle et meilleure.
Lilith sera l’une des pionnières en la matière, héritant ainsi d’une tâche peu commode : éduquer les humains et les éveiller à la nouvelle ère qui se lève.
Autant dire que si vous aimez les romans de premier contact, Octavia Butler risque de devenir votre nouvelle idole tant L’Aube vous réserve de surprises dans son déroulement comme dans les réflexions qu’il offre.
Mais surtout, le récit se permet une ambiguïté réjouissante qui devrait faire pâlir le plus woke/conservateur des lecteurs puisque l’Américaine n’a pas du tout une pensée binaire et aime jouer sur les niveaux de gris lorsqu’elle s’attaque à des conflits moraux, raciaux et sociaux.

« Le chagrin est ce qu’il est […]. Douleur, perte et désespoir — une fin abrupte là où il devrait y avoir une suite. »

… De plein gré ?

L’aspect le plus fascinant, et certainement aussi le plus dérangeant, c’est bien évidemment la relation entretenue par Lilith et ses geôliers, les Oankalis. Il s’agit ici clairement d’une position dominé/dominant mais qui n’est pas du tout clair dans son abord moral puisque tout ça va bien au-delà des méchants dominants et des gentils dominés. Octavia Butler réfléchit aux mécanismes qui se mettent en place entre humains et extra-terrestres disséquant patiemment la nature des uns et des autres, de ce que les différences corporelles et mentales peuvent faire pour séparer (ou rapprocher) les deux espèces. Elle pousse si loin sa réflexion qu’elle la fusionne avec les questionnements liés aux genres et au rôle de la sexualité dans la capacité d’une personne à en dominer une autre. Le viol redevient la traduction littérale d’un asservissement de l’autre et la notion même de consentement se brouille quand on commence à aborder les étranges coutumes des Oankalis.
Ceux-ci comptent des membres mâles et femelles ainsi qu’un genre tout autre appelé Ooloi. Ces derniers jouent un rôle complètement inédit pour les humains et c’est avec l’un d’entre eux, Nikanj, que Lilith va finir par s’unir.
Outre l’aspect physique dérangeant que peut revêtir cette relation, c’est l’utilisation de drogues et autres substances chimiques qui va venir titiller l’esprit du lecteur qui n’aura de cesse de se demander si toutes les décisions des personnages humains en contact avec les Oankalis sont uniquement de leur fait ou s’il ne s’agit en somme que de manipulation.
Dérangeant, vous avez dit ?
Octavia Butler n’aime pas la facilité, elle l’a déjà prouvé dans La Parabole du Semeur ou dans sa sublime nouvelle Enfants de Sang.
L’Aube poursuit et magnifie sa réflexion sur la dépendance à la domination et comment l’enfantement peut devenir une forme d’entretien de l’esclavage, la femme transformée en incubateur pour une nouvelle génération de dominés. L’un des points les plus perturbants du récit reste que tout nous est narré du point de vue de Lilith, elle-même modifiée et droguée à plusieurs reprises par les Oankalis qu’elle finit par accepter ou, du moins tolérer. Mais dans quelle mesure les actes de l’héroïne sont-ils libres ? C’est ce qui ronge l’esprit des nouveaux humains qui l’entourent.
Outre ce dilemme moral profond, c’est l’inventivité de Butler qui fait des merveilles. La société Oankali et sa façon de penser les choses, avec l’hybridation comme réflexe civilisationnel. C’est aussi le sexe et tout ce qui s’y rattache, une nouvelle façon d’aimer l’autre et de l’accueillir en soi qui n’ont rien de confortable pour le lecteur. Lilith et d’autres humains ressentent constamment un mélange étrange de dégoût-haine-amour-excitation pour les Oankalis qu’ils côtoient.
Ce premier volet, aussi passionnant que malaisant, laisse nombre de réflexions en suspens qui ne trouveront leur suite logique que dans un second volet se déroulant bien des années plus tard sur une Terre retrouvée. Octavia Butler a encore bien des choses à dire…

Formidable roman de premier contact mais aussi véritable plongée philosophique et anthropologique autour des rapports dominants/dominés, L’Aube est un roman de science-fiction indispensable qui semble parmi les plus pertinents à lire et relire à l’heure actuelle.
Impressionnant !

Note : 9/10

→ Consulter la critique du Tome 2 : L’Initiation d’Octavia Butler

→ Consulter la critique du Tome 3 : Imago d’Octavia Butler

--

--