Le Cinquième Principe

Dystopie ultra-capitaliste

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
7 min readDec 26, 2017

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Editions La Volte, 576 pages, traduction Jacques Barbéri

Quasiment inconnu en France, l’italien Vittorio Catani n’avait jusqu’ici été traduit qu’à deux reprises dans la langue de Molière avec Dans la boule de Cristal (Le Livre d’Or de la science-fiction italienne, 1981) et Histoire d’un homme (Galaxie n°26, 2013).
Autant dire que la traduction de l’une de ses œuvres majeures, Le Cinquième Principe, avait de quoi attiser la curiosité, surtout quand on connaît l’importance de l’auteur au sein de l’imaginaire italien. Après le joyau Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer (Cf. Chronique Bifrost n°88 ), c’est à nouveau La Volte qui nous offre cette traduction signée Jacques Barbéri sous une couverture aussi sobre que maligne de Corinne Billon.
576 pages et autant d’idées science-fictives plus tard, Le Cinquième Principe prouve que l’oeuvre de Vittorio Catani mérite toute notre attention.
Explications.

Un premier contact ébouriffant

Sans véritable introduction, le lecteur est jeté dans un monde dystopique foisonnant où Vittorio Catani met en place un nombre de problématiques science-fictives et sociales tout à fait impressionnant.
Découpé en chapitre point de vue à la façon d’un Trône de Fer, Le Cinquième Principe est en réalité un roman choral où les fils narratifs de divers personnages s’entrelacent et se répondent.
Difficile ainsi de véritablement résumer l’histoire du Cinquième Principe autrement qu’en extirpant les différents fils conducteurs du récit.
Nous sommes en 2043 sur la Terre… ou plutôt ce qu’il en reste. L’ultra-capitalisme a eu des conséquences désastreuses sur l’ensemble de la planète, à commencer par les milliards de déshérités qui survivent dans une société où pauvreté et privation vont de pair. Au dessus de ces Bhumans (Comprendre humains de catégorie B), règne une élite dirigeante au sein d’une cité à la technologie de pointe abritant quatre-vingt-dix millions d’individus : Cité Grande aussi nommée Diaspar. Pour asseoir leur domination, les Cité-Grandins ont réussi à imposer une sorte de capitalisme absolu à l’ensemble de la population et à faire s’endetter les populations pour tout et rien tout en pénétrant leur esprit au moyen des PEMs. Ces Prothèses Électroniques Mémorielles se branchent directement sur votre cortex apportant quantité de bienfaits comme la communication par télépathie.
Sauf que grâce à celles-ci, la caste dirigeante sait tout sur tout de ceux qu’elles exploitent et, pire, peut les manipuler pour consommer encore et encore.
C’est dans ce contexte que plusieurs personnes vont se croiser : Yarin Radeanu, ultra-riche qui souhaite acquérir l’Antarctique pour exploiter ses ressources en eau potable, Alex Brandon Pantega (ou Ehrlic Axel Braun Goldfüsenberg, c’est au choix) qui détient le secret du Cinquième Principe de la Thermodynamique, Mait, résistant membre des Déraisonnables ou encore Lauri, épouse-victime de Yarin dont l’exploitation agricole est dévastée par d’étranges créatures.
Au milieu de tout ça, des Événements Exceptionnels ou EE (Tempêtes impossibles, colonnes d’eau surgissant de nul part, effondrement de pays entiers) viennent perturber l’hégémonie capitaliste des citoyens de Diaspar qui prévoit de relancer l’économie réel en créant une sorte d’immense camp de travail sur l’ancienne Amazonie.
Rajoutez-y la découverte d’une autre dimension, le monde B, et vous aurez une petite idée de la densité du roman de Vittorio Catani.

Les riches ont toujours acheté des choses économiquement inutiles, comme les tableaux impressionnistes ou les manuscrits de Léonard. Que gagne-t-on à avoir dans son salon les gribouillages du parachute de Léonard ? Peut-être la jalousie de celui qui ne les possède pas.

Charge anti-capitaliste

La plus évidente réussite du Cinquième Principe n’est pas forcément la science-fiction (nous y reviendrons) mais la vision sociale d’un Vittorio Catani toujours aussi féroce malgré ses 77 ans bien tassés. Ancien employé de banque, l’italien livre dans ce roman une charge contre le monde capitaliste d’une violente inouïe mais en restant toujours juste et lucide. Loin du jeune révolutionnaire plein d’espoir, Vittorio dissèque patiemment un monde dystopique où le système capitalisme a vaincu tout le reste et s’est imposé comme le maître absolu de toutes choses.
L’univers du Cinquième Principe en devient terrifiant. Même si l’auteur pousse jusqu’au bout les conséquences d’un capitalisme effréné et débridée, jamais il ne décrédibilise son propos, bien au contraire. Il change simplement l’ampleur du phénomène en l’adaptant à la Terre. Les nations ne comptent plus vraiment, la planète se divisant entre ceux qui ont de l’argent et du pouvoir…et ceux qui n’en ont pas.
Pire encore, l’être humain, jugé à l’aune de ses ressources, n’est plus qu’une chose, un animal que l’on peut chasser ou…dévorer (littéralement !). L’écologie est rangée au rayon reliques amusantes avec des habitats autonomes Vivez de vous tout juste destinés à maintenir en vie une main d’oeuvre corvéable à merci.
Sans perdre totalement espoir, Vittorio Catani montre une opposition qui existe mais qui va devoir se sacrifier pour libérer la société de ce mal insidieux et immortel : l’argent.
Dans ce monde sans limite, on achète des villes et des continents, on organise des orgies qui tournent au massacre (scène hallucinante de violence narrée à la seconde personne du singulier pour en maximiser l’impact sur le lecteur) et l’on réduit finalement l’humain à sa dimension de pur consommateur.

C’est la raison pour laquelle on a également décidé de l’abolition scolaire, en instaurant la précarité des programmes individuels culturels dans les PEM : plus les gens sont ignorants, plus le jeu tourne à leur avantage. Ils veulent créer une élite restreinte définitive et s’assurer une gigantesque foule d’assujettis pour rendre le système irréversible, blindé. Éternel.

La PEM, instrument de contrôle suprême

Bien davantage que les Événements Exceptionnels, les Prothèses Électroniques Mémorielles jouent un rôle primordial dans l’histoire de Vittorio Catani.
Imaginez un petit module que vous posez sur votre front et qui s’incruste dans votre crâne pour vous offrir une interface neuronale vous rendant omniscient. Plus besoin d’école ou d’éducation, la PEM pourvoit à tout. Elle vous dira également quoi acheter et où sortir. La plupart des personnages du Cinquième Principe sont dépendants à cette technologie révolutionnaire mais totalement liberticide.
En réalité, la PEM n’est que le prolongement science-fictif des Smartphones actuels. La seule différence, c’est que cette fois le gouvernement et les multinationales ont un accès direct au cerveaux des clients et peuvent littéralement les reprogrammer.
Consommez ! Consommez !
…Mais sans s’en apercevoir. De même, on peut changer le sentiments d’une personne ou reprogrammer sa personnalité. Dès lors, la liberté n’existe plus et Big Brother a gagné. Le plus terrifiant là-dedans, c’est qu’à aucun moment le consommateur n’a été forcé à les porter, la chose s’est faites naturellement. Parce que c’est technologiquement grisant et parce que les dirigeants l’ont rendu petit à petit indispensable. Combien de personnes bavent devant le dernier iPhone ? Terrifiant, on vous dit.
Le contrôle des masses pourtant ne passe pas que par la PEM mais également par les fausses promesses et le maintien dans l’ignorance. La culture a quasiment disparu, tout passe par des encyclopédies officielles fournies gracieusement par les PEMs. Le contrôle parfait en somme.

Dans cette société qui ne recherche que le plaisir, le spectacle de la douleur finit par avoir un effet libérateur. Pour ceux qui s’offrent, la douleur, la mort, sont la seule façon d’affirmer leur existence. Mais peut-être est-ce seulement une fiction.

Sodome et Gomorrhe… ou Diaspar

Au-dessus du commun des mortels se tiennent donc les ultra-riches vivant à Diaspar. Ici, Vittorio Catani dresse un portrait sans concession d’une fraction répugnante de l’humanité.
Une humanité qui se complaît dans la souffrance de son prochain et qui s’amuse aux dépends des autres. Les catastrophes naturelles sont devenues des attractions, l’Afrique dépouillée de ses ressources a gentiment été prié de mourir dans son coin, l’esclavage est une activité légale, et puisqu’il faut bien que l’économie tourne, on construit un immense camp de travail dans l’ex-Amazonie pour occuper les moins qu’humains : les pauvres.
Apparaît alors la logique fasciste de ce système : avec la déshumanisation du pauvre, tout est permis ! Il n’est plus un être vivant mais un consommateur, une chose étrange qui doit acheter ce qu’on lui demande pour faire vivre la fabuleuse Diaspar.
Au milieu, des EEs se produisent et le monde devient fou. Mais ne l’était-il pas déjà ? Ces désastres surnaturels permettent à Vittorio Catani de mettre en exergue les deux solutions qui s’offrent au citoyen lambda : fuir vers une réalité alternative, le Monde B, ou se battre pour périr contre le grand capitalisme. A moins que la nature dévastée et violée ne reprenne ses droits.
En fait, le seul vrai reproche que l’on fera à ce Cinquième Principe c’est qu’à force de vouloir multiplier les pistes, certaines intrigues apparaissent inutiles (on pense aux chapitres concernant Julien et Hervé, et dans une moindre mesure, à quelques autres autour de Mait). La densité faramineuse de ce roman peut avoir tendance à devenir étouffante…mais reste tout à fait gérable si l’on prend son temps pour absorber les nombreuses réflexions de Vittorio Catani.
Un Vittorio Catani finalement bien pessimiste sur la nature humaine en jugeant indécrottable l’humanité au cours d’un épilogue aussi sévère qu’amer.

Brûlot anti-capitaliste, Le Cinquième Principe brasse un nombre proprement ahurissant de thématiques science-fictives. Pourtant, Vittorio Catani n’oublie jamais ses personnages et son univers en route. Il lance un grand cri d’alarme face à un monde moderne qui semble dangereusement dériver vers cette Terre de 2043 à l’atmosphère irrespirable.
Une densité apoplexiante au service d’un message politico-social essentiel.
De la grande science-fiction en somme.

Note : 9/10

La marchandise idéale est celle que l’on obtient d’une main d’oeuvre à coût pratiquement nul, c’est-à-dire esclavagisée, et inséré dans un automatisme qui fonctionnera de lui-même pour l’éternité.

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