
Le Fini des mers
Les Autres sont là
Éditions du Bélial’, collection Une Heure-Lumière, 112 pages
Traduction par Pierre-Paul Durastanti
Gardner Dozois était un géant de la science-fiction américaine.
Décédé le 27 mai 2018, Dozois était non seulement un novelliste reconnu mais également un éditeur et anthologiste réputé. Directeur éditorial de la fameuse revue Asimov’s Science Fiction de 1986 à 2004 et responsable de The Year’s Best Science Fiction depuis 1984, l’américain récolte pas moins de treize prix Hugo (!!) pour son travail d’éditeur.
Côté roman, l’oeuvre de Gardner Dozois est beaucoup plus limité puisqu’il n’a écrit qu’un seul roman en solo, L’ Étrangère (traduit chez ActuSF), et deux autres bouquins en collaboration dont Le Chasseur et son ombre avec George R.R. Martin et Daniel Abraham (disponible chez Bragelonne).
Pour remettre Gardner Dozois à l’honneur, Pierre-Paul Durastanti et les éditions du Bélial’ nous offre la traduction d’une de ses novellas dans la fameuse collection Une Heure-Lumière : Le Fini des mers, un récit de science-fiction datant de 1973 et finaliste du prix Hugo.
“Un jour, ils débarquèrent, comme tout le monde l’avaient prévu. Tombés d’un ciel bleu candide par une froide et belle journée de novembre, ils étaient quatre, quatre vaisseaux extraterrestres à la dérive tels les premiers flocons de la neige qui menaçait depuis déjà une semaine.”
Le Fini des mers s’ouvrent sur une invasion extra-terrestre (dont les vaisseaux ressemblent étrangement à ceux de Ted Chiang dans L’Histoire de ta vie). Gardner Dozois emprunte le ton des classiques de la science-fiction et se contente de rapporter comme un historien ou un journaliste cette arrivée que “tout le monde avait prévu”. Non dénué d’humour et de second degré, l’américain s’amuse de la lenteur de réaction humaine mais aussi, et surtout, de son incapacité à comprendre ce qu’il se passe. Les extra-terrestres n’ont en occurrence aucun comportement rationnel aux yeux des humains qui finissent même parfois par se faire éliminer…accidentellement. Ce qui n’est pas sans rappeler le Stalker de Arcadi et Boris Strougastki d’une certaine façon. Sur fond de guerre froide, Gardner Dozois imagine surtout une humanité dépassée par les IAs qu’elle a elle-même conçu et qui finissent par être les seules à pouvoir appréhender la situation convenablement. À nouveau, l’américain se moque gentiment de ces humains aux réactions futiles et incapables de prendre la mesure de ce qu’il se passe réellement. Le Fini des mers n’est-il donc qu’un énième récit d’invasion ? Pas vraiment.
“Tommy se percha sur un bloc de roche pour sentir le sel et l’humidité du vent. Non loin de là, des daelors, qui vivaient dans et sous la mer, s’activaient (en tendant l’oreille, il capta leurs chants atonaux portés par l’eau). Sortis en masse, ils semblaient aussi agités que les Autres des terres ; il les voyait voltiger à la surface, plongeant et émargeant de l’écume des vagues glacées. Tout soudain, parce qu’il se sentait redevenu bien vivant, il décida de raconter une histoire à lui.”
Car à côté de ce fil rouge planétaire, Gardner Dozois plante l’histoire d’un petit garçon, Tommy. Tommy n’est pas du tout le plus populaire de l’école mais peut compter sur quelques amis pour partir en vadrouille et se raconter des histoires. Mais Tommy est aussi un garçon très spécial et particulièrement sensible, capable notamment de communiquer avec d’étranges créatures invisibles pour ses camarades : les Autres. Dozois confronte sa science-fiction à la fantasy en employant les Autres comme autant d’habitants échappés des contes et folklores traditionnels. L’histoire de Tommy semble pendant longtemps n’avoir rien à voir avec l’invasion en cours. L’américain y parle surtout de la cruauté dont est victime le jeune garçon terrifié par un père violent et dégoûté par une mère passive. Pire encore, Dozois dresse entre les lignes un portrait bien triste de la société américaine puisque tous les enfants qui accompagnent Tommy sont plus ou moins victimes de ce genre d’abus. L’humour devient bien moins féroce cette fois et Tommy incarne à la fois un brutal retour vers le réel mais aussi une ouverture sur un monde que l’on pourrait supposer imaginaire jusqu’à ce que l’on se rende compte que les Autres vivent sur un autre plan d’existence. Pire, ils apparaissent comme les seuls interlocuteurs dignes d’intérêt aux yeux des extra-terrestres.
Avec malice, l’américain explique la solitude d’un gamin qui ne trouve pas d’échappatoire par un monde imaginaire mais par la communication avec un autre peuple. Le sien, celui des hommes, a perdu la sensibilité nécessaire pour le comprendre lui…et tout le reste. Son institutrice n’arrive pas à voir ce que Tommy travers et l’envoie chez un psychiatre qui passe lui aussi totalement à côté des préoccupations de Tommy tandis que ses parents sont… ce qu’ils sont. Gardner Dozois constate l’échec de la race humaine à travers Tommy. Obsolète, son destin semble évident. Tommy pourtant n’a pas grand chose à faire d’autre ici, comme un Dragon incapable de quitter la mer, il finira sur Terre, comme les autres. La compassion a ses limites, surtout quand il s’agit d’un sentiment éminemment humain au fond. L’humanité du texte et la tristesse lancinante qui le sous-tend permettent au Fini des mers de s’affirmer comme une novella à la fois sensible et drôle, cruelle et réaliste. C’est surtout une façon de démontrer que l’humanité d’un personnage peut sublimer une histoire déjà vue et revue des dizaines de fois ailleurs.
