
Le Poirier sauvage
De père en fils
Couronné à Cannes en 2014 pour son superbe Winter Sleep, le cinéaste turque Nuri Bilge Ceylan foule de nouveau la Croisette quatre ans plus tard avec un nouveau film-fleuve à la durée impressionnante de trois heures et huit minutes (à comparer aux trois heures et seize minutes de Winter Sleep). L’auteur des Climats et d’Il était une fois en Anatolie pose sa caméra dans une petite ville de la campagne turque pour bâtir de nouveau un récit dense centré sur un personnage en proie aux doutes. S’il n’a décroché aucune récompense cette année à Cannes, Le Poirier sauvage ne démérite pourtant pas.
Il n’y a pas d’incident fondateur dans Le Poirier sauvage, pas de pierre lancée sur un pare-brise, juste un jeune homme, Sinan, qui rêve de devenir écrivain alors qu’il doit passer le concours pour devenir instituteur. La retraite glacée de l’hôtel de Winter Sleep est remplacée ici par la campagne traditionnelle d’une Turquie conservatrice dans laquelle Nuri Bilge Ceylan montre des penchants autoritaires inquiétants au détour d’une conversation téléphonique ou d’allusions récurrentes aux attentats dans l’Est du pays. Comme pris dans l’ambre, le village où vit Sinan se gausse de son père, instituteur lui aussi mais accroc aux jeux d’argent et convaincu qu’il peut trouver de l’eau en creusant un puits dans un terrain pourtant tout à fait aride.

Nuri Bilge Ceylan s’intéresse à Sinan, son personnage central, et développe la personnalité du jeune homme à la façon d’un récit littéraire. On retrouve des dialogues denses parsemés de confrontations régulières entre Sinan et d’autres personnes qui vont lui apporter chacune une réflexion sur l’un des aspects de son existence : l’amour, la foi, le talent, l’instinct… Le Poirier sauvage, comme Winter Sleep, est un voyage introspectif et lyrique qui s’interroge constamment. Sinan rêve et doute, le personnage de Nuri Bilge Ceylan possède l’arrogance d’une jeunesse incapable de reconnaître les connaissances de ses aînés et le mérite des uns et des autres. Souvent détestable, Sinan incarne la résignation d’un gamin piégé dans une voie sans issue : celle de l’armée, dernière possibilité pour un instituteur raté (et qui en dit long sur l’état de la Turquie actuelle).
Plus qu’un simple portrait sociale, Le Poirier Sauvage se double d’une quête d’identité et d’une fresque familiale. La famille de Sinan se définit à l’aune de ses interrogations et de ses colères. Nuri Bilge Ceylan capture ici le portrait d’un père médiocre mais qui essaie et, surtout, qui aime. Avec la lucidité d’un homme fait, Sinan finira par comprendre le malheur de son père mais aussi sa profonde humanité, prisonnière d’une obstination salutaire…au moins pour lui-même. Comme dans Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan déroule une intrigue d’une remarquable intelligence traversée par de véritables montagnes de dialogues. Cette fois, le cinéaste turque l’utilise également pour commenter l’amour de l’écriture de son apprenti-écrivain raté. Le Poirier sauvage en devient un film éminemment littéraire qui force l’admiration autant par sa mise en scène sublime que par la qualité de ses dialogues parfois intellectuellement éreintants.

Grand film à nouveau, Le Poirier sauvage aurait certainement mérité un prix du scénario à Cannes (remporté ex-aequo par Trois Visages de Jafar Panahi et Heureux comme Lazarro d’Alice Rohrwacher). Nuri Bilge Ceylan réalise ici un sublime portrait adolescent qui sait saisir l’intime avec une habilité rare et confirme que le cinéaste turque n’est pas qu’un metteur en scène remarquable mais également un brillant scénariste.
Note : 8.5/10
Meilleure scène : la confrontation avec les imams.