Le Programme Lazare

Dystopie glaçante et justice réparatrice

Nicolas Winter
Published in
7 min readApr 29, 2023

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Au petit jeu du premier roman, on distingue deux catégories d’auteurs.
D’abord, ceux qui tâtonnent et cherchent du solide et de l’efficace pour offrir au public un premier contact plutôt fédérateur.
Ensuite, ceux qui veulent imposer leur marque, leur style d’emblée, quitte à s’aliéner une partie du public.
Brice Reveney, ancien avocat et juriste, appartient clairement à la seconde catégorie. Pour preuve, son premier (gros) roman publié chez la jeune collection du Rayon Imaginaire aux éditions Hachette : Le Programme Lazare. Flirtant avec les 500 pages, ce pavé intrigue autant qu’il met mal à l’aise, et cela dès la quatrième de couverture qui nous parle de meurtres d’enfants et d’avenir, deux notions à priori incompatibles.
Mais Brice Reveney a un plan, ou plutôt un programme, et vous n’êtes vraiment pas prêts pour ce qu’il vous réserve…

« Plus le temps passait, plus la détresse creusait entre eux un fossé au lieu qu’ils s’unissent pour y faire front ; ils souffraient côte à côte, mais ensemble jamais, car la fustigation a sa loi, s’accomplir seule au rythme du flagellant. »

Nous sommes dans un futur proche, très proche. Tellement proche qu’on ne décèle de prime abord aucune véritable différence avec notre monde.
Frère Marjorie vient d’arriver dans un lieu reculé, une sorte de monastère dirigé par un certain Frère Séverine, et qui sert à la foi de lieu de repentance mais aussi de prison. Une prison d’un type très particulier.
Dans cette France là, le meurtre d’enfants devient une cause nationale, surtout depuis que le susnommé Frère Séverine a jeté un pavé dans la mare en proposant une solution pour le moins inattendue au problème posé par ce genre d’atrocités.
Frère Séverine n’est pas un moine, même s’il en arbore la bure.
Frère Séverine est un tueur d’enfants qui porte le prénom de la petite fille à laquelle il a ôté la vie quelques années plus tôt. Alors qu’il purgeait sa peine, notre homme a une illumination en récupérant les effets personnels de sa victime : Et s’il pouvait ressusciter la gamine ?
Maniaque et obsessif, il entreprend alors d’imaginer ce à quoi aurait ressemblé la vie de Séverine si elle n’avait jamais croisé sa route.
Pièce par pièce, morceau par morceau, la petite reprend chair dans l’esprit de son tueur devenu Tuteur. Et voici que naît le Programme Lazare.
Voté après un débat des plus houleux à l’Assemblée Nationale, le programme prévoit que le tueur d’enfants soit condamné à prolonger la vie de sa victime en imaginant jour après jour ce que son existence aurait pu être sans l’horreur qui s’est abattue sur elle au bénéfice des parents éplorés. Installés dans un Monastère, suivi de près par les autorités, les dix premiers Frères s’attellent dès lors à cette tâche ardue proche de l’impossible. C’est le dernier arrivant, un certain Frère Marjorie, qui va plonger le plus loin dans cette entreprise insensée pour offrir à Véronique et Bertrand Goubreau une chance de « voir » leur fille grandir.
Ainsi, tel le chat de Schrödinger, Marjorie est à la fois morte et vivante.
Dire que le postulat de départ du roman de Brice Reveney est d’une audace rare serait un euphémisme. D’autant plus que le bonhomme n’a nullement l’intention de faire les choses à moitié.
Pendant près de 500 pages divisées en trois parties, nous allons suivre de près ce fameux programme Lazare en nous centrant principalement sur la tentative surréaliste de Frère Marjorie sous la houlette du fascinant Frère Séverine. Pour se faire, Brice Reveney emploie tous les moyens mis à sa disposition par la fiction. Le roman traditionnel, bien sûr, mais également des documents officiels tel que le compte rendu d’une séance de l’Assemblée Nationale, un extrait de programme éducative, un article de journal ou encore une lettre d’officier de justice. Pour mieux figurer encore les multiples niveaux de lecture de cette histoire et rendre compte des moments où fiction et réalité s’entremêlent, l’auteur change de police d’écriture ou scinde la page en plusieurs colonnes, mettant sur le papier la scission mentale qui se produit pour ses personnages.
Le Programme Lazare est une entreprise d’un sérieux impressionnant à peine entrecoupée d’excès humoristiques pour éviter de sombrer entièrement tant la noirceur du sujet va loin, très loin.

« Tant qu’on n’a pas été confronté directement à la folie, la vraie, on n’a pas idée à quel point ça peut vous souiller l’idée qu’on a de l’homme, de soi. »

En inventant une sorte de justice réparatrice poussée à l’extrême, Brice Reveney ouvre les portes à une réflexion ample et glaçante sur le deuil et le déni, deux notions indissociables et inévitables. Ou presque.
Puisque par le Programme Lazare, voici que la société tente d’oblitérer le processus du deuil et la douleur qui s’y attache.
Pour traiter de ce sujet sensible, l’auteur ne fait pas dans la demi-mesure puisqu’il fonde toute son histoire sur un tabou social complet : la mort d’un enfant. Et pas n’importe quelle mort non plus, celle par la violence d’un autre, un homme devenu monstre aux yeux de tous. Les choses, cependant, sont pourtant beaucoup plus complexes, même dans des ténèbres aussi épaisses. En effet, Le Programme Lazare n’a pas peur du noir, ni du malaisant. Pire, il fait dans l’ambiguïté morale auprès du lecteur qui se retrouve bien embarrassé à suivre les états d’âmes de plusieurs personnes coupables du pire, oubliant parfois l’espace de quelques chapitres que ceux qu’il suit sont aussi des assassins ignobles.
D’écho en écho, Brice Reveney montre une société qui veut nier l’existence de crimes aussi terribles et effroyables, à la fois sur le plan de leurs conséquences à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective, sans même parler de ces encombrants tueurs qui deviennent de facto des monstres. La réalité du roman montre pourtant quelque chose de plus insidieux, qui va au-delà du sinistre conte dont on veut se convaincre.
Des raisons, des éléments prémonitoires, un environnement, bref, des explications à ce que l’on veut éviter de regarder.
Expliquer l’indicible ne veut cependant pas dire le cautionner et Brice Reveney est bien plus intéressé par l’obsession d’une société pour une justice qui frôle le grotesque et qui, surtout, permettrait de gommer le réel. Dès lors, Le Programme Lazare déploie une personnalité presque Dickienne dans son déroulé tant l’auteur met un point d’honneur à imaginer la situation de ces parents à qui l’on offre la possibilité de dérouter leur chagrin pour faire croire que l’être aimé existe toujours.
Ainsi, Marjorie semble vivre sa vie, sans chair ou chaleur mais avec un impact réel sur ce qui l’entoure. Elle intègre des classes, se fait des ami(e)s par message ou par lettre, sort même avec des garçons à qui l’on impose une relation qui, en réalité, n’existe pas. Entêtée pourtant, la société est prête à tout pour montrer sa sollicitude et sa bienveillance afin d’aider la victime pourtant décédée depuis longtemps.
Perturbant, le procédé n’en reste pas moins malin et passionnant à lire tant Brice Reveney plonge loin dans son délire et tente de rendre la chose la plus crédible possible, ou du moins, jusqu’à un certain point.

« Ces gens se laisseraient mourir plutôt que d’abandonner les Enfants à leur sort. »

De l’autre côté du mur de cette étrange réalité, on retrouve une congrégation de personnages à la fois complètement fous et complètement (extra)lucides, sortes de mélange improbable entre religieux, devins, créateurs et fous à lier.
Il est d’ailleurs cocasse de constater que Brice Reveney lie à ce point des tueurs d’enfants au fait religieux quant bien même le Doyen de cette congrégation semble à tout prix vouloir humilier son Créateur.
Le Programme Lazare se pare d’ailleurs souvent d’un ton religieux, presque mystique, mettant en avant une société qui déifie l’Enfance et fait des pauvres petites victimes des martyrs en puissance, image d’un Jésus en culottes courtes qui justifie à peu près tout.
Le problème, c’est qu’à force de pousser le plus loin possible son entreprise, Brice Reveney demande une sacré suspension de sa crédulité au lecteur, notamment dans la dernière partie, où tout cela flirte avec le grotesque ou, plutôt, avec une zone grise entre surréalisme et folie collective. Ce qui reste pourtant le plus intéressant et roublard là-dedans, outre la propension du récit à accumuler les éléments improbables pour maintenir des gamins morts en vie, c’est à quel point ce déni de réalité nécessite des cerveaux créateurs qui brisent les murs du Réel.
Ici, le roman rapproche sans le vouloir ces assassins devenus démiurges de l’écrivain et du créateur d’univers, interrogeant sur le pouvoir littéraire et les personnages de papier dont accouchent nos auteurs préférés.
Qu’est-ce qui, fondamentalement, sépare l’assassin de l’écrivain qui tue ses propres personnages ? De pages en pages, la limite entre la fiction qui fait revivre Marjorie et la réalité où elle n’existe plus se brouille, tant et si bien qu’on peine ultimement à se rappeler qu’elle est effectivement morte et qu’elle n’est qu’un personne inventée par un autre personnage.
Vertige métaphysique et angoisse existentielle.
Le Programme Lazare n’épargne donc rien à son lecteur et semble toujours vouloir le placer dans l’inconfort, niant les principes manichéens qui, pourtant, devraient très facilement s’appliquer dans le cas le plus caricatural que puisse nous offrir la justice.
Mais rien n’est aussi simple une fois que l’on passe de l’autre côté du Miroir.
Et la Justice semble ici aveugle à ce qu’elle peut causer à force d’excès et d’ampleur. Sans deuil, pas d’avenir pour les victimes et pour les assassins, pas de pénitence et un éternel recommencement au sein d’une société qui n’apprend rien et n’évolue plus.

Aussi fascinant que complètement inconfortable, Le Programme Lazare est un premier roman d’une audace qui force le respect. Soutenu par un style complexe et un jusqu’au-boutisme clivant à souhait, l’histoire de Marjorie et des Frères de cet étrange monastère risque bien de vous hanter quelques temps.
Imparfait certes, mais drôlement impressionnant.

Note : 8,5/10

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