Le Sang des fleurs

La fin des abeilles

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Published in
5 min readSep 3, 2018

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Éditions Actes Sud, 288 pages
Traduction par
Anne Colin du Terrail

Actes Sud est l’un des meilleurs éditeurs français. Pour preuve, on y trouve vraiment de tout et notamment des livres exceptionnels — tel que le dernier pavé de Svetlana Alexievitch ou le joyau brut Anima de Wajdi Mouawad. Brisant un peu les barrières des genres, la maison d’édition publie un beau nombre de livre hors littérature générale pour notre plus grand bonheur. Ainsi, aujourd’hui nous parlerons d’un roman de science-fiction/ fantastique fascinant et vraiment très fort : Le Sang des Fleurs de la finlandaise Johanna Sinisalo. Ce n’est pas le premier ouvrage publié chez Actes Sud de cette auteure puisqu’un intriguant roman à base de troll était paru par le passé, mais nous en reparlerons une prochaine fois.

En l’état, Le Sang des Fleurs suit Orvo, un directeur de pompes funèbres et apiculteur amateur à ses heures perdues, dans une Finlande du futur…en 2025. Pourtant, pas grand-chose de futuriste dans ce monde-là, sauf un phénomène qui était déjà connu en 2014 mais qui a pris un tour dramatique dans le monde d’Orvo : le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles. Malheureusement pour l’homme, cet insecte pollinisateur joue un rôle crucial dans la chaîne alimentaire et notamment dans l’agriculture. Alors que la Finlande reste indemne de cette catastrophe, le reste du monde s’écroule littéralement. Mais les pays scandinaves sont-ils encore à l’abri ? Rien n’est moins sûr, d’autant plus avec la découverte d’une ruche désertée parmi celles appartenant à Orvo. Alors que celui-ci accuse le coup, il découvre une « faille » vers une dimension parallèle et inhabitée. Sombre-t-il dans la folie ou vient-il de découvrir la réponse à la disparition massive des abeilles ? Malgré les douloureux événements récents, Orvo se lance dans l’inconnu.

Le Sang des Fleurs alterne les chapitres courts et entrelace, en gros, deux fils narratifs. D’un côté on suit le récit d’Orvo lui-même entre ses états d’âme et ses découvertes fantastiques, et de l’autre, divers blogs internet où poste son fils Eero, un militant écologiste. Et contre toute attente, le roman de la finlandaise devient très rapidement glaçant.
Commençant par dépeindre un monde qui tombe en morceaux du fait des famines diverses engendrées par l’effondrement des colonies, l’histoire fait vite la part belle à la place de l’écologie dans le monde moderne. Johanna Sinisalo fait d’abord preuve d’un grand talent pour mêler pédagogie et intrigue, puisqu’elle se paye de luxe d’expliquer le syndrome d’effondrement des colonies — devenu Colony Collapse Catastrophe (ou CCC) — en même temps qu’elle installe ses personnage principaux et sa sous-intrigue fantastique. Et cela en un minimum de pages permettant de mettre quasi-immédiatement le lecteur dans le bain. Elle dresse un portrait humain et très sensible de son principal protagoniste, Orvo, et laisse la peine du personnage se deviner plutôt que d’assommer le lecteur avec celle-ci. Autant le dire clairement, le background mondial occupe donc une part importante dans Le Sang des Fleurs et donne clairement à ressentir la fin du monde à travers la simple vision d’Orvo.

Or, alors que l’on pourrait s’attendre à ce que le récit s’axe sur la découverte hors du commun d’Orvo, Sinisalo déjoue les attentes et utilise cette découverte comme un choix moral pour son personnage principal. Avec une grande roublardise, la Finlandaise réserve le gros de sa réflexion pour les pages de blogs d’Eero. Ceux-ci se présentent comme autant de billets d’informations et de réflexions autour de l’animal — et des abeilles forcément — pour lentement s’acheminer vers un activisme écologiste radical. Autant le dire tout de suite, le vrai cœur du roman et tout le punch de l’auteure se trouve dans ces pages-là. En écologiste convaincue, Sinisalo — à travers Eero — explique sa position de défenseure de la nature avec une logique et une précision quasi-implacable. Non content de fournir des dissertations extrêmement intéressantes, ces passages laissent apparaître des commentaires d’internautes à la façon d’un vrai blog. C’est là qu’on s’aperçoit du réalisme et de la justesse du travail de recherche sur les types de réactions des gens réalisé par la Finlandaise puisque tout sonne authentique. Et C’est hautement agaçant. Mais dans le bon sens, car on réalise à quel point la personne lambda est d’une bêtise et d’une mauvaise foi incroyable autour du sujet des animaux et de leur traitement. Le lecteur d’ailleurs ne sera pas ménagé non plus.

Ces passages « internet » du roman constituent, mis bout à bout, une charge extrêmement virulente à l’encontre de la société moderne et de son rapport au monde animal. De l’abattage industriel en passant par les conditions d’élevage ou la constante perception des animaux en tant qu’objets, Sinisalo a la main lourde sur le sujet, et ça fait du bien. Difficile de dire quelle sera la perception finale de chaque lecteur, mais force est de constater que la lecture du roman secoue les à priori et tape très juste. On comprend d’autant mieux la radicalisation d’Eero en voyant le contexte mondial et en y ajoutant la réaction des internautes. Bien sûr, on se demande un temps comment vont se rejoindre les deux arcs narratifs, mais la réponse s’avère aussi évidente que douloureuse, un moment où Sinisalo joint l’intime à l’ensemble du tableau et fusionne les choses dans un tragique assumé.

Le côté fantastique n’est donc pas si développé que cela, mais il a le mérite d’apprendre une foule de chose sur la place de l’abeille dans les diverses mythologies de par le monde et de donner un choix moral à Orvo, qu’on ne dévoilera pas, mais qui semble aussi cynique que logique. Par l’entremise de cet autre monde, la finlandaise donne une résonance encore plus forte à l’abeille en la replaçant comme un être surnaturel, presque divin. Une façon comme une autre de rappeler à son lecteur à quel point l’insecte constitue la clé de voûte de l’écosystème actuel. Pourtant, il serait injuste de croire que toute l’histoire d’Orvo se fait occulter par le blog d’Eero. C’est là où le talent d’écrivain de Sinisalo fait des merveilles, celui de raconter la souffrance et la peine à mots couverts mais aussi les relations familiales et les sales petits secrets sans jamais en rajouter, sans déborder. En fait, en faisant quelque chose de concis, particularité assez remarquable par ces temps d’inflation littéraire.

Mine de rien, Le Sang des Fleurs, tout science-fictif qu’il soit, parle de notre monde et de notre présent. Avec une virulence magnifique et une conviction impressionnante, il fait trembler son lecteur devant le rapport homme/animal. Sans jamais oublier ni l’émotion ni la surprise ni ses personnages, la finlandaise mène une histoire renversante et maîtrisée. Il n’en faut pas plus pour recommander chaudement son roman qui mérite vraiment votre attention.

Note : 9/10

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