Les Banshees d’Inisherin

Frères ennemis

Nicolas Winter
Published in
6 min readJan 5, 2023

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Sur la petite île d’Inisherin au large de l’Irlande, tout semble immuable.
Mais un jour, Pádraic arrive au pub du village et se retrouve seul au comptoir. Son ami, Colm, n’est pas là.
Colm et Pádraic sont pourtant toujours là à cette heure, sur une petite table près d’une fenêtre, à boire des pintes de bières en discutant de tout et de rien.
Surpris, Pádraic retourne voir chez Colm et constate que celui-ci n’a pas bougé de chez lui, qu’il ne lui répond même pas quand il s’adresse à lui à travers la vitre. Que se passe-t-il donc ?
Pourquoi Colm ne veut soudainement plus parler à Pádraic alors qu’ils semblaient parfaitement inséparables ?
Une parole déplacée ? Un acte malvenu ? Une rumeur de trop ?
La réponse est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus cruel : Colm ne supporte plus Pádraic qui l’ennuie et gaspille ce qui lui reste de ses jours en de vaines discussions.
Colm ne veut juste plus de Pádraic comme ami.
Mais Pádraic, lui, incrédule et choquée, compte bien tout faire pour changer les choses.
Voici l’histoire, finalement très simple et dépouillée, des Banshees d’Inisherin du réalisateur Irlandais Martin McDonagh qui retrouve pour l’occasion Colin Farrell et Brendan Gleeson, les deux acteurs de son premier long-métrage, Bons baisers de Bruges.
Après avoir filmé la vengeance dans Three Billboards en 2017 et empoché par la même occasion une pluie de récompenses aux Golden Globes et aux Oscars, le metteur en scène revient à un film plus modeste mais non moins important où la fin de l’amitié se transforme peu à peu en un conflit absurde et implacable.

Les Banshees d’Inisherin dresse son cadre à l’écart de la Grande île, l’Irlande, sur une minuscule langue de terre fictive afin de mieux représenter l’improbable bras de fer entre Colm et Pádraic.
Pádraic, interprété par un Colin Farrell toujours formidable, est un peu le simplet de l’île. Un « brave gars » un peu « creux » et surtout très entêté.
Pádraic est l’image même du personnage doucement bête et attachant malgré lui, qui fait soupirer d’agaçement mais qui, dans le même temps, suscite une certaine sympathie, une certaine pitié de la part su spectateur.
De l’autre côté, il y a Colm, joué par le non moins formidable Brendan Gleeson, un vieux (et gros) violoniste qui tire les dernières notes de son existence et qui, d’un coup d’un seul, ne veut plus voir Pádraic car il a la sensation qu’il gaspille le temps qui lui reste à parler crottin d’âne avec lui. Conscient du temps qui s’écoule, Colm veut laisser une trace, et ce n’est pas en étant gentil qu’il pourra le faire.
D’où l’incompréhension de Pádraic qui ne parvient pas à comprendre ce concept un peu trop métaphysique pour lui.
Martin McDonagh décide de filmer la fin d’une amitié et comment les gens peuvent changer. Surtout, il capture l’image d’une société où l’on peine à se comprendre, hantée par le pouvoir néfaste (et inefficace) de l’Église et de la police. En un sens, Pádraic est un peu comme Mildred dans Three Billboards, engagé dans un combat perdu d’avance et qu’il ne maîtrisera jamais malgré tout ce qu’il pourra faire… sauf à perdre qui il est au fond de lui.
Jouant sur le climat calme et placide de l’île, Martin McDonagh restitue avec authenticité le caractère irlandais jusqu’à ce déchirement entre frères qui tourne en jeu de massacre.

Au loin, en parcourant la plage, Pádraic et Colm verront régulièrement les explosions qui secouent la Grande île et entendront les coups de feu de ceux qui s’entretuent là-bas, comme un écho du propre conflit qui les anime, un conflit qui semble impossible à résoudre et qui s’enlise parce que plus personne n’arrive à le comprendre.
Siobhán, la sœur de Pádraic, devient le témoin le plus rationnel et le plus sensé de la folle rupture entre les deux anciens amis. Elle incarne à elle seule l’image de la femme face au conflit sans queue ni tête de l’homme, tour à tour confrontée à la bêtise candide de son frère et au caractère borné de Colm. Martin McDonagh s’empare donc de la place de la femme dans cette société curieusement immobiliste où on l’a dit « méchante » puisqu’elle est encore seule à son âge, sûrement frigide puisqu’elle n’a connu aucune aventure sur l’île. Mais comment être une femme dans ce petit village peuplé d’idiots, au mieux gentiment bêtes et insipides comme le jeune Dominic — plus pathétique que méchant et victime lui aussi — où la rumeur devient presque une monnaie d’échange et où son seul rôle consiste à faire à manger pour son frère ?
De ce personnage triste, le réalisateur Irlandais offre une parabole sur la nécessaire fuite vers l’ailleurs, laissant les hommes à leurs conflits autodestructeurs et comprenant que certains différents ne pourront jamais être résolus.

Martin McDonagh aime les personnages fêlés, ceux qui sont brisés et qui deviennent les produits de leurs traumatismes.
Pádraic, Colm et Dominic en sont trois brillants exemples, chacun à leur façon. Trois destins incapables de se défaire de leur rancoeur et qui ne voit comme solution que la confrontation. Avec un ami qui les renie, avec une femme qui les ignore, avec un village qui les méprise.
Pour parfaire le tout, Martin McDonagh ajoute l’étrange personnage de Mme McCormick, vieille dame habitant dans une bicoque au bord du lac et qui ressemble à s’y méprendre à la sorcière des contes d’antan.
Elle donne à la fois une aura fantastique au long-métrage, renforçant l’esprit irlandais d’Inisherin, mais incarne aussi un écho du personnage de Siobhán, ce qui arrive à celles qui restent piéger là, à voir et prédire la mort des hommes, saluant des gens qui se cachent pour vous éviter parce qu’ils ont décidé un jour que vous étiez inutile et ennuyeuse.
Les Banshees d’Inisherin est donc un film presque fantastique qui finit dans le sang, forcément. Parce que plus personne ne se comprend, parce que plus personne n’est capable de lâcher prise ou de revenir sur ses positions, parce que personne n’évolue et que les vilains secrets, eux, restent ignorés pour le bien commun. Reste les bêtes, innocents témoins de la rage et de la colère, victimes collatérales d’une humanité devenue complètement folle.

Peut-être le plus grand film à ce jour de Martin McDonagh, Les Banshees d’Inisherin est une étude au microscope de la folie des hommes, de leur entêtement devant l’incompréhensible, du chemin qui mène de l’amitié à la guerre ouverte et qui ne connaît pas de fin. Partir ou mourir, en somme.

Note : 9/10

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