Les Flibustiers de la mer chimique

À l’abordage, capichef !

Nicolas Winter
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7 min readOct 25, 2022

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Après un premier roman chez Albin Michel en forme d’interrogation sur le futur avec Qu’allons-nous faire de ces jours qui s’annoncent ?, la française Marguerite Imbert passe du côté science-fictif de la force avec son second livre publié cette fois chez Albin Michel Imaginaire !
Diantre, mais que s’est-il passé ?
Rien qu’au titre, on devine que Les Flibustiers de la mer chimique n’aura pas autant les deux pieds sur terre que son prédécesseur…et pourtant, c’est bien de notre monde dont nous cause Marguerite Imbert sous prétexte d’une aventure post-apocalyptique mêlant balade en sous-marin et leçons d’Histoire fumeuse entre une Rome-ZAD ultime phare de l’humanité et un Océan Pacifique aussi dangereux que pollué !

« Peut-être que seul l’effroi pouvait gouverner un peuple de survivants. »

Punk-Apocalypse

Il faut bien le dire, les choses ont (encore) mal tourné pour l’humanité.
En rejoignant Ismaël et les siens à la dérive sur l’Océan, on comprend même que les mers polluées du Globe cachent désormais des Mâts, sorte d’organismes marins mutants gigantesques et pas forcément animés des meilleures intentions. Heureusement pour nos explorateurs en herbe, voici qu’un sous-marin émerge des flots pour les sauver d’une mort certaine et peu ragoûtante.
Rapidement, le sauvetage tourne court puisque Jonathan, truculent capitaine du sous-marin Player Killer, n’est pas un bon samaritain mais le chef de file des fameux flibustiers de la mer chimique qui écument les flots en quête de vitamines et de médicaments, autant de trésors facilement revendables aux survivants éparpillés de part le globe.
En compagnie de ce croisement improbable entre le capitaine Achab de Moby Dick, le Jack Sparrow de Pirates des Caraïbes et un Peter Pan nihiliste fan de jeux vidéos à l’ancienne, Ismaël va peu à peu comprendre ce qui fait tourner le monde de ces forbans tout en constatant la cruauté qui règne dans le submersible entre deux parties de jambes en l’air réglementaires.
De l’autre côté du Globe, quelque part dans une grotte française à l’écart du monde, une gamine plus maligne que les autres, déesse auto-proclamée et dernière Graffeuse de son état, est enlevée par Horeb, Ezri et toute leur bande qui se sont mis dans la tête de la ramener à Rome, dernière capitale européenne connue où la Métareine et Jericho l’attendent pour prendre la relève de leur dernier Graffeur en date, Mohammed. Sauf que le chemin ne va pas être de tout repos dans une Italie envahie par les meutes de chiens sauvages et les clans belliqueux qui refusent encore de se joindre aux Étoilés, les disciples tout en muscles de la Métareine. Qu’à cela ne tienne, Alba est bien plus maligne que l’ensemble de ces imbéciles gesticulants de mâles et elle a un plan.
Alba a toujours un plan. Enfin, souvent. Peut-être.
Nous voici donc dans l’ambiance à la fois délirante, hilarante et succulente du roman de Marguerite Imbert qui offre aux lecteurs un univers post-apocalyptique complètement décalé et savoureux où se mêle une atmosphère d’aventures à la Jules Verne sous acide et de science-fiction à la fois divertissante et sérieuse que n’aurait pas renié Catherine Dufour.
Une fois le décor planté, entrons tout de même dans le vif du sujet : que donne ce joyeux foutoir ?

« Je crois que je suis une déesse. C’est peu plausible, mais si l’on y réfléchit cinq minutes, je suis unique. Personne n’est unique à part moi, ce qui est en soi une autre preuve. Je sais quels États se sont rendus à la COP 26 et lesquels se sont défilés. Je sais qui sont Sophocle, Anthony Hopkins et Margaret Thatcher. Je sais pourquoi l’Union Européenne s’est dissoute. Je sais à quel moment le réchauffement climatique a commencé à tuer par millions. J’ai la généalogie des clans, décennie par décennie, après la catastrophe. Et surtout, je sais ce qui a mis fin au temps des Républiques, c’est-à-dire ce qui a tué la quasi-totalité de l’humanité. »

Des calmars et des hommes

Marguerite Imbert a des idées en pagaille et un style enlevé et décomplexé qui fait merveille pour les mettre en œuvre.
En alternant les chapitres narrés par Ismaël et Alba, la française fait le grand écart. D’un côté nous avons un vieux naturaliste de cinquante ans qui donne une perspective posée et à peu près sérieuse sur un sous-marin devenu le royaume-refuge d’un éternel adolescent impulsif, borderline et parfois complètement cintré, de l’autre voici Alba, dégorgeant une logorrhée qui confine à l’hyperactivité textuelle et qui sait tellement trop de choses sur le passé qu’elle les mélange et les confond.
Deux façons de narrer les choses, deux façons d’appréhender des personnages décalés et inattendus.
Car ce sont eux, plus que Jonathan ou la Métareine, qui font le succès de cette aventure haute en couleurs, deux individus perchés chacun à leur façon et qui ne sont que le produit de leur éducation et du monde dans lequel ils évoluent. Marguerite Imbert fascine par sa capacité à les incarner jusqu’au bout, à les faire vivre dans leurs propres contradictions, à les nuancer même quand ils font du mal. On prend un plaisir presque indicible à les suivre et les multiples références au Vieux Monde du temps des Républiques disparues, sont autant de sucreries gourmandes que dissémine la française sur le chemin avec une nonchalance particulièrement réjouissante. Les clin d’œil à la pop-culture, aux jeux-vidéos, à la littérature ou à l’Histoire sont ici le signifiant d’un monde qui s’emmêle les pinceaux et explique avec une drôlerie sans fin comment les mythes survivent mais changent de visage. On s’amuse d’autant plus que la chose est juste suffisamment bien placée pour ne pas embrouiller le reste et que l’ensemble n’est jamais totalement gratuit. La connivence avec le lecteur fonctionne à plein régime tandis que l’histoire avance inlassablement avec une cohérence qui force le respect.

« Rien n’a la valeur de l’innocence dans ce cloaque. Tout a un prix : vous, moi, les gamins. Et si vous ne voulez pas être cédé au plus offrant, vous vous battez comme un chien ! Là d’où je viens, c’est des parents qu’il faut se méfier le plus . Ils procréent comme de la vermine afin de pouvoir bouffer ou vendre leur progéniture en période de disette — et devinez quoi ? Cette période ne semble jamais vouloir finir. Vous ne pouvez vous fier à aucun geste tendre, à aucune affection. Tout le monde veut votre peau, et je me suis farouchement accroché à la mienne. J’ai été plus malin que les brutes, et plus brutes que les petits malins. J’ai bâti mon putain d’empire sur du vent et du foutre ! »

Se souvenir des choses moches

Ce qui transparaît vite dans cet univers où les Clans sont devenus la nouvelle norme de la civilisation et où chacun y va de sa croyance, du transhumanisme à la rédemption écologique en passant par l’omnipotente Compagnie des Limbes Orientales, c’est qu’il faut se souvenir.
Alba se souvient mais avec trop d’ardeur, elle se méprend et impose avec trop de certitudes une science qui l’asphyxie presque elle-même.
Jonathan aussi se souvient, mais il s’en contrefout et utilise ce savoir pour son propre profit, tirant les mauvais enseignements des erreurs du passé, nihiliste et désespéré dans un monde dans lequel il refuse de vieillir.
Et puis au-delà, Marguerite Imbert parle de notre déni individuel et collectif face au délitement écologique. Elle discute de la revanche de la Nature ainsi que de l’adaptabilité des espèces tout en disséquant les mécanismes de la sujétion et de l’autorité.
En définitive, soyez sûrs que si l’apocalypse a lieu, la vie trouvera toujours un chemin, comme disait ce grand film avec des dinosaures réalisé jadis par Steven Seagal ! Enfin… Steven quelque chose.
Derrière ses airs de grande farce aventuresque portée par des personnages truculents au possible, Les Flibustiers de la mer chimique montre à quel point l’homme dépend de la Terre et non l’inverse. Voici un continent de plastique et des mers complètement toxiques, des terres ravagées par les inondations ou devenues arides et sèches comme des pruneaux.
Mais la vie, elle, s’est adaptée, a fini par coopérer là où les hommes ont un mal de chien à s’entendre, prisonniers de leurs démons et de leurs cupidité, continuant à s’entretuer qui pour une croyance qui pour un nouveau morceau de pouvoir.
Sous ce sentiment écologique évident, on sent poindre une profonde révolte, une envie de faire basculer le globe sur son axe et de secouer le lecteur par les épaules pour lui dire que nous vivons en sursis, prêt à crever à force de déraciner des arbres. Heureusement, au lieu de nous faire pompeusement la morale comme une Alba mal lunée, Marguerite Imbert choisit la voie du divertissement malin et enjoué, où l’on assiste à des choses aussi improbables que de voir des pieuvres géantes droguées à l’héroïne s’en prendre à un gigantesque squale mutant au milieu de l’océan.
La fin du monde est peut-être pour demain, mais on peut aussi la prévenir sans tomber dans le sinistre et le moralisateur. Bougez-vous qu’ils disaient et évoluez ! Nous avons la technologie pour ça et les enseignements du passé qui vont avec. Suffirait juste d’ouvrir un livre, moussaillon !

Roman jubilatoire aussi référencé que drôle et intelligent, Les Flibustiers de la mer chimique va ravir vos lorgnons. Marguerite Imbert parvient à ce point d’équilibre qu’on croyait définitivement perdu en France entre science-fiction divertissante et engagée, talent insolant et désinvolture textuelle.
Une vraie et belle surprise, à tel point qu’on en reprendrait bien encore pour un p’tit voyage à Vingt Mille lieux sous les mers comme dirait Zola !

Note : 9/10

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