Les Métamorphoses, Tome 3: Migrant

Mise à l’Épreuve !

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6 min readFeb 14, 2024

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Après Vita Nostra en 2019 et Numérique en 2021, voici que les éditions L’Atalante concluent la traduction de la trilogie thématique des Diatchenko dans l’Hexagone… et cela, évidemment, toujours sous la houlette de l’excellent Denis E. Savine.
Intitulé Migrant, ce dernier volet quitte le fantastique et le thriller technologique pour nous emporter très loin de notre planète Terre en compagnie de Krokodile, un homme qui ne s’attendait certainement pas aux déboires que lui réserve l’univers…

« La mémoire d’un temps inexistant, transmise d’un porteur à l’autre et encodée plusieurs fois, à ce qu’il pouvait en juger, était inaccessible aux sens d’un humain normalement constitué. »

Vers l’infini…

Si l’on ne peut pas reprocher une chose aux Diatchenko avec Migrant, c’est de prendre son temps pour démarrer. Dès les premières pages, Krokodile, de son vrai nom Andreï Stroganov, est brutalement soustrait de son quotidien pour être envoyé à la fois dans l’espace et le temps vers une toute nouvelle planète. Une demande qu’il aurait lui-même formulé deux ans plus tard à un mystérieux Bureau intergalactique qui a décidé d’accéder à sa demande… à un détail près. Au lieu de l’envoyer sur Kristal qui vient tout juste de changer de législation en matière d’immigration, le voici sur Raa, une magnifique planète à la végétation luxuriante où vit paisiblement une communauté humanoïde. Autre surprise, ce voyage à l’autre bout de la Galaxie se fait aussi à rebrousse-temps, plaçant le malheureux Krokodile des millions d’années avant sa propre époque.
À peine arrivé sur Raa, les autorités locales lui proposent un choix : être Dépendant ou devenir Citoyen. La principale différence étant que seul le Citoyen a le droit de s’impliquer dans les décisions politiques qui auront une influence sur Raa et sa population.
Pour être Citoyen, une seule solution : passer l’Épreuve !
Mais de celle-ci, Krokodile ne sait quasiment rien si ce n’est qu’elle semble d’une extrême difficulté et qu’aucun Migrant ne l’a jamais réussi.
C’est cette fameuse Épreuve qui occupe la première moitié de ce nouveau roman qui plonge sans vergogne dans la science-fiction la plus frontale.
Marina et Sergueï Diatchenko reprennent l’idée commune aux deux précédents volets, à savoir un challenge pour le personnage principal qui va le transformer profondément. Pas d’Institut des Technologies Spéciales ou de tests de jeux-vidéos mais une sorte de Koh-Lanta de l’extrême où il faut marcher sur des braises, s’orienter dans le noir complet ou encore faire cicatriser ses propres plaies. Toujours remarquables dans leur maîtrise du suspense, les Diatchenko restent assez évasifs sur les tenants et aboutissants de l’Épreuve afin de garder le lecteur en haleine.
Mais on comprend vite que le divertissement n’en est pas vraiment un et que tout ça finit par impliquer bien davantage de choses qu’un simple rite de passage à l’âge adulte. C’est un authentique test autour de l’individualité et à propos de la volonté de groupe que passent Krokodile et les jeunes aspirants qui l’accompagnent, dont l’énigmatique Timor-Alk, un métis qui semble lui aussi mis à l’écart par les autres.

« La peur importe peu, se dit-il, ce qui importe, c’est ce au nom de quoi on la surmonte. »

De plein droit

Migrant devient beaucoup plus intéressant dans sa second moitié, dès qu’il quitte l’île de l’Épreuve et qu’il s’attarde sur la planète Raa.
Celle-ci apparaît comme une sorte d’utopie où personne ne manque de rien, où l’on peut se nourrir à volonté et exercer n’importe quel métier pourvu que l’on s’en donne les moyens. En gros, les ressources sont communes, les actions se font dans l’intérêt général et tout le monde a un bout de quelque chose pour vivre décemment.
Mais cette proto-utopie communiste n’est pas non plus dénuée d’une certaine hiérarchie puisqu’on peut certes vivre par la dépendance de l’État, mais cela implique une absence de prise de décisions en retour.
En d’autres mots : si vous voulez peser dans le game, il va falloir passer l’Épreuve, prouver votre valeur et devenir Citoyen de plein droit.
Même ainsi pourtant, les choses ne sont pas parfaitement égales car chaque Citoyen se retrouve avec une côte qui montre son poids/importance/implication dans la vie politique de Raa.
Plus la côte est élevée, plus la voix du Citoyen va avoir de l’importance.
C’est une sorte de démocratie proportionnelle à l’engagement civique et à la pertinence décisionnelle. Une idée particulièrement intéressante mais qui comporte bien sûr d’énormes risques tant certains pourraient arriver en position de force et exercer un monopole du pouvoir.
Toute la question de Migrant va tourner autour de la responsabilité individuelle et de la transformation nécessaire pour que l’individu devienne conscient qu’il n’est rien sans la communauté. Le cheminement de Krokodile n’est pas tant d’accepter son sort et d’habiter paisiblement sur Raa que de comprendre l’importance d’agir de façon judicieuse et réfléchie pour faire bouger les choses autour de soi.
L’exemple ambiguë de Makhaïrod, consul de Raa aux pouvoirs exceptionnels, illustre à merveille le paradoxe politique du récit.
Faut-il agir ou non ? Voilà l’interrogation centrale de Migrant.

« Es-tu capable de conceptualiser un monde où la réalité serait tout ce que les individus sont capables d’imaginer? »

Changer le monde

Autre originalité qui rejoint très exactement la démarche des volets précédents, Migrant imagine un monde où le mythe de la Création — et donc le Créateur lui-même — n’est en rien une abstraction mais une réalité scientifique. Raa a été créé, continuant même à être stabilisé par le même Bureau qui gère l’émigration intergalactique.
Ce qui donne au monde lui-même un caractère instable, malléable.
Où il revient pourtant à Makhaïrod, Krokodile et Timor-Alk de décider s’il faut laisser ce monde évoluer, avec tous les risques que cela peut comporter, ou s’il faut le garder figer.
Migrant parle de la tentation du conservatisme au détriment du reste, il parle de ce que l’individualisme peut apporter à une communauté embourbée dans ses propres habitudes, mais il n’ignore pas pour autant les dangers d’une telle démarche. Comme toujours, peu importe que la Métamorphose soit littérale ou numérique, elle coute toujours quelque chose à celui ou celle qui l’entreprend.
Le seul regret finalement c’est que Krokodile n’est pas un personnage à la hauteur des deux précédents. Son passé reste trop élusif, son regard trop hautain et il n’est en même temps jamais le véritable centre de l’Histoire puisqu’il ne sert que de révélateur/catalyseur à l’évolution d’un monde/d’une société. Migrant trouve de bien plus beaux personnages en Timor-Alk ou en Makhaïrod qui ont chacun traversé des épreuves qui les rendent uniques et passionnants.
Enfin, il est assez drôle de voir que pour un roman portant ce titre, le sujet de la migration soit aussi marginal dans le récit, les Diatchenko se contentant tout au plus de relever l’hypocrisie d’une société censée accueillir l’autre à bras ouverts mais qui le renvoie sans cesse à sa condition première d’étranger. Encore une fois, le sujet n’est simplement pas celui-là, ne vous y trompez pas.

Même s’il est le plus faible de la trilogie, Migrant reste une excellente aventure science-fictif qui sait réfléchir sur la notion de responsabilité et d’évolution. Certainement plus politique que ses prédécesseurs, le roman des Diatchenko se dévore toujours avec plaisir et devrait logiquement ravir ceux qui aiment découvrir d’autres mondes et d’autres modes de pensée.

Note : 8.5/10

→ Retrouvez la critique de Vita Nostra, le premier tome de la trilogie
→ Retrouvez la critique de Numérique, le second tome de la trilogie

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