Les Oiseaux du Paradis : Fantasy mythique et poétique !

Manchester by the garden

Nicolas Winter
Published in
6 min readJun 23, 2023

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Après Analog/Virtuel, l’excellent premier roman de l’indienne Lavanya Lakshminarayan, voici que la collection Rayon Imaginaire poursuit la traduction de nouvelles voix singulières avec Les Oiseaux du Paradis de l’écossais Oliver K. Langmead. Magnifié de nouveau par la sublime conception graphique de l’objet-livre, découvrons à présent cette fantasy pleine de poésie et d’êtres fantastiques…

« Pour lui, penser à Ève est comme essayer de regarder une lumière trop vive. Il n’arrive pas à la contenir tout entière dans son esprit, aussi est-il obligé d’y penser par fragments. Parfois, il pense à ses mains : les lignes qui traversent ses paumes en dessinant comme des racines, la douceur de son toucher. Parfois, il pense à ses lèvres : leur plénitude, leur tendre contact sur sa peau. Et parfois, il pense à ses yeux : leur couleur de terre après la pluie, la dilatation presque imperceptible de ses pupilles quand elle le regarde. »

Dans un jardin perdu…

Cette histoire, vous pensez tous la connaître.
C’est celle d’un jardin et des premiers êtres humains, Adam et Eve, celle de deux êtres légendaires entourés de plantes et d’animaux tout aussi extraordinaires et uniques.
Jusqu’à la chute. Jusqu’à la pomme.
Et à notre monde.
Seulement voilà, cette fois, l’histoire commence d’une façon un peu différente. Avec Adam et Eve qui échangent leur cœur, littéralement.
Un lien unique, immortel et puissant.
D’autant plus que la mort n’existe pas encore.
Bien des années plus tard, l’homme s’est emparé de la Terre et Eden n’est plus. Du moins, c’est ce que tout le monde pense.
Adam, lui, existe toujours dans le monde des hommes, ses fils.
Il a vécu bien des vies et traversé bien des époques, mais c’est aujourd’hui qu’il renoue avec ses anciens compagnons, les bêtes du Paradis.
Ces êtres hors du temps, eux aussi immortels, ont acquis la capacité de se métamorphoser. En humains, bien sûr, pour survivre et se camoufler.
Mais aussi en d’autres créatures plus létales, plus dangereuses.
Ainsi, Adam retrouve Corbeau, Pie, Corneille, Papillon, Sanglier… tous ces êtres qu’il a nommé et qu’il a appris à aimer et respecter.
Il se lance alors à la recherche de Pie afin d’élucider ses folles dépenses d’argent au dépend de son frère, Corbeau. Traversant l’Atlantique pour retourner en Angleterre, Adam s’apprête à faire la plus stupéfiante des découvertes : l’Eden n’a pas disparu, il a juste été éparpillé à travers le monde !
Le reste, nous nous garderons bien de vous le raconter, car il faut bien garder la surprise de cette lecture fantasy pas comme les autres.
Une lecture poétique dès les premiers instants et qui met un point d’honneur à mettre en avant la beauté de la langue comme celle du monde. Une langue encore sublimée par l’excellente traduction signée Gilles Goullet, comme à son habitude.
Mais revenons à nos oiseaux et entrons dans le vif du sujet…

« Quand on réduit une chose — une fortune, un grand âge ou un bilan de victimes — à un nombre, elle devient comprimée, simple chiffre qui ne tient pas vraiment compte des énormes sommes d’argent accumulées, ni du temps écoulé ni des vues perdues. »

Le monde de la fin

Oliver K. Langmead imagine donc un Adam immortel qui vit parmi nous, un colosse capable de tous les prodiges physiques mais qui s’intéresse avant tout à la beauté du monde…ou ce qu’il en reste.
Car plus qu’un roman de fantasy mythologique, Les Oiseaux du Paradis est une histoire écologique sur ce que l’homme a fait du monde.
Contemplant les lieux qui l’entourent, Adam montre que tout s’est déjà fané, que tout se brise encore et encore et que, petit à petit, l’espèce humaine est en train de détruire la merveilleuse Nature dont elle a hérité jadis. Il faudrait presque un nouveau Déluge pour remettre les choses d’aplomb…
Curieusement, et malgré ses personnages, Les Oiseaux du Paradis n’est pas un roman sur la religion ou la foi, au contraire. Oliver K. Langmead mentionne un Dieu absent qu’Adam n’a jamais vu, il évoque des versions bibliques qui entrent en contradiction avec la véritable histoire et d’anges, il n’est jamais question.
Ce seront les métamorphes du Paradis, ces bêtes primordiales qui tentent de survivre aux méfaits de l’homme, qui seront les principaux apôtres d’Adam dans le récit. Ce sont eux qui errent à travers le monde et s’adaptent comme ils peuvent. Certains ont pris le taureau par les cornes, comme Corbeau et son agence d’avocats ultra-puissante, tandis que d’autres vivent à l’écart, comme Papillon ou Hibou.
Leur point commun : rester à l’écart de la nuisance des hommes ou, du moins, tenter de la contrer pour survivre.
Puissamment mélancolique, Les Oiseaux du Paradis est une histoire de perte, perte d’un monde, perte d’un être cher, perte d’un lien, perte d’un amour. Perte de soi.
Et si le résultat semble si beau et universel, c’est qu’il résonne avec une terrible véracité à propos de la bêtise humaine…

« Le hamburger est minuscule. Adam soulève le petit pain pâteux, découvre une feuille de laitue triste et molle, une rondelle de tomate sans jus et, dessous, une galette ronde et grise de viande anonyme que dissimule à moitié un carré parfait de faux fromage.
Les frites sont creuses. Il les mâche pensivement en se rappelant que manger de la viande autrefois avait un sens.
Il fallait prendre une vie.
Cela se faisait avec respect. Un respect inspiré par les années à soigner le bétail, à le surveiller, à le voir engraisser en bonne santé, qui empêchait de prendre à la légère la décision de l’abattre. Ou bien le respect gagné lors de la chasse : la poursuite, le sang, la chute. Et de vos propres mains, vous aviez à démembrer le corps. À découper, déchirer, plumer, disséquer, ce qui vous donnait une connaissance intime de votre nourriture. »

Errer seul, jusqu’au bout

Confronté à notre monde plein de haine et de violence, Adam n’en reste pas moins un personnage réaliste qui, lui aussi, usera de la force pour défendre les siens…et pour punir le véritable démon, celui d’une engeance qui ne comprend plus rien à la beauté d’un simple jardin.
Oliver K. Langmead a une façon de réenchanter notre univers en imaginant que certains joyaux nous restent cachés, immortels, hors de notre portée destructrice. Il prend au pied de la lettre l’adage qui veut qu’il faut cultiver son jardin…et quel jardin !
Traversant les époques, on constate qu’Adam tente encore et encore de faire renaître des éclats de beauté de ce temps perdu, qu’il doit encore et encore se heurter au temps, aux hommes et à la violence.
Et dans l’ombre, bien sûr, se trouve Eve.
Ombre dans le récit, épine douloureuse dans la tête de son compagnon, mais qu’est devenue la première femme dont le coeur bat toujours en Adam ? Il ne s’agira pas d’une histoire d’amour tranchante jusqu’à l’os cette fois, mais de souvenirs, de moments oubliés, qui racontent une certaine facette d’Adam et le complexifie encore davantage.
Les Oiseaux du Paradis offre ainsi une voix différente à la fantasy traditionnelle, une voix à la fois plus réaliste et plus mythique, pour revenir à l’homme, à la Nature et finalement, au temps qui passe.

Quelque part entre le Vorrh de Brian Catling et l’American Gods de Neil Gaiman, le roman d’Oliver K. Langmead saisit le coeur et l’esprit de son lecteur. À la fois récit écologique et fable mythologique, Les Oiseaux du Paradis est un premier tour de piste littéraire remarquable qu’il vous faudra forcément découvrir avant la fin.

Note : 9/10

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