Les voleurs d’innocence : un roman de fantômes et de femmes

Six jeunes filles en fleurs

Nicolas Winter
Juste un mot
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7 min readOct 25, 2023

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À travers ses tableaux, Sylvia Wren est devenue l’une des artistes américaines les plus importantes de l’Histoire.
Mais qui connaît vraiment cette femme mystérieuse et recluse qui refuse toutes les demandes d’interviews ?
Quelque part au Nouveau-Mexique, Sylvia reçoit une lettre qui va la bouleverser. Une lettre d’une journaliste qui a découvert un secret soigneusement et profondément enfoui sur sa vie.
Et si Sylvia Wren n’avait pas toujours été Sylvia Wren ?
Voilà comment débute le prologue de ce roman de 600 pages signé par Sarai Walker et qui nous est vendu dès la quatrième de couverture comme un page-turner gothique absolument captivant par le New York Times.
Sous ses dehors floraux, l’ouvrage publié par Gallmeister et traduit par Janique Jouin-de Laurens, cache un parfum fantastique aussi vénéneux que fascinant, comme un serpent au milieu du jardin d’Éden.
L’autrice de Dietland quitte rapidement le Nouveau-Mexique pour le Connecticut et le Bellflower Village : bienvenue dans la demeure de la famille Chapel !

« Quelle horrible chose, être un fantôme alors qu’on est encore en vie. »

Filles de bonne famille

Changement de lieu et changement d’époque puisque la confession de Sylvia Wren nous transporte dans les années 50 sous la plume d’Iris Chapel, avant-dernière fille de la richissime famille Chapel… et véritable nom de notre artiste du Nouveau-Mexique.
Iris est donc l’une des héritières de l’immense fortune des Chapel construite sur la vente de fameuses carabines Chapel. Une chose qui horrifie sa mère, Belinda Chapel, mais qui ne semble pas accabler plus que cela son père, Henry Chapel.
Iris vit dans une immense demeure en forme de gâteau de mariage en compagnie de ses cinq sœurs : Aster, Rosalind, Calla, Daphne et Zelie.
La plus âgée, Aster, rencontre Matthew, un jeune homme de bonne famille qui la demande rapidement (et logiquement) en mariage.
Tout pourrait se poursuivre comme la chronique ordinaire d’un monde pris dans l’ambre, comme hors du temps. Celle d’une Amérique fière et souriante où l’argent appelle l’argent.
Mais Sarai Walker en a décidé tout autrement.
La famille Chapel conserve un secret, un secret intimement lié à Belinda Chapel, la mère de cette joyeuse et resplendissante petite famille.
Belinda est hantée, elle voit des fantômes, en réalité les victimes des armes à feu produites par son mari.
Alors que le mariage approche, Belinda sent que quelque chose d’horrible va se produire… et tout vire au cauchemar.
Les voleurs d’innocence n’a pas prévu d’emprunter des chemins évidents et préfère le flou et la brume pour noyer sa narration.
Le fantastique s’installe doucement, discrètement, comme un bruit à votre porte alors que la nuit s’épaissit.
Et si Belinda n’était pas folle ?

« C’est quoi la vie, sans amour ? »

L’atmosphère qui vous colle à la peau

Cet énorme roman, véritable petit Everest où se collisionne Emily Dickinson, Sarah Winchester et Georgia O’Keefe, ne devrait pas vous effrayer par son nombre de pages. À l’instar d’un autre pavé, Notre Part de Nuit de Mariana Enriquez, l’aventure d’Iris Chapel se dévore sans pouvoir se lâcher. Sarai Walker vous prend au piège dès son prologue bourré de mystères et de pistes à moitié avouées.
Pendant plusieurs centaines de pages, vous voici plongé dans l’Amérique des années 50 d’un point de vue purement féminin, aux côtés d’une jeune fille qui va progressivement comprendre que le monde qui l’entoure, dirigé par des hommes pour des hommes, est certainement l’élément le plus effrayant et nocif de sa propre réalité.
Nous allons suivre les morts mystérieuses des sœurs Chapel et c’est Iris qui nous guide autant que faire se peut, car elle-même n’a pas toutes les clés, elle-même hésite encore sur ce que fut sa jeunesse et les traumatismes qu’elle renferme.
Avant toute chose, Les voleurs d’innocence est un pur roman d’ambiance gothique, une sorte de petit miracle qui arrive à marier à la perfection un fantastique constamment sur le fil et une narration dense comme un témoignage d’une extrême précision de toute une époque.
Sarai Walker excelle à dépeindre cette immense bâtisse qui abrite les Chapel et à en faire à la fois un refuge et une prison, un lieu de vie et un lieu de mort. Le malaise insidieux qui se diffuse dans le récit d’Iris n’est pas uniquement dû au background savamment étudié de cette période mais c’est surtout la façon de confidences et les doutes qui rongent notre narratrice qui rend le tout d’une sincérité confondante.
Iris Chapel est un personnage de fiction absolument fabuleux… comme l’est sa mère dès ses premières apparitions.
Double fictionnel d’une certaine Sarah Winchester, Belinda Chapel est une femme hantée, une mère hantée. Elle est surtout et avant tout un portrait de femme du XXème siècle aux États-Unis absolument bluffant, criant de vérité, formidablement touchante et tranchante dans sa tristesse profonde. Car, inutile de vous le cacher plus longtemps, Les voleurs d’innocence n’est pas juste un roman de fantômes qui murmurent des choses terribles sur votre avenir, c’est surtout un roman de femmes.

« Voilà les histoires que nous racontait notre mère quand nous étions enfants. Nous savions qu’elle avait passé ses premières années à hurler et qu’elle n’avait jamais voulu épouser notre père. Mais le récit de sa vie s’arrêtait inévitablement le jour de son mariage, comme la majorité des contes de fées. La plupart des enfants n’imaginent pas que leur mère a eu une vie avant eux, mais, pour mes sœurs et moi, c’était l’inverse. Le mariage était toujours la fin de l’histoire. Nous étions l’épilogue. »

Sororité nouvelle

Sarai Walker imagine une sororité prise au piège d’une époque où la femme reste un objet décoratif, quelque chose que l’homme utilise pour son plaisir et pour l’enfantement, pour le mariage et pour habiter les demeures trop grandes et poussiéreuse. On comprend que le pire ici n’est certainement pas l’évocation de créatures surnaturelles ou de sinistres visites nocturnes, mais bel et bien la vie qui attend ces jeunes femmes qui n’ont guère que le mariage pour horizon, enfants et bons repas à cuisiner en prime. C’est le gouffre qui sépare l’enfance et les liens qui unissent les six sœurs d’avec cette vie qu’on leur promet qui va activer le processus voulu par l’autrice. Cette vision terrible qui réduit la femme à une condition triste et dégradante, non seulement illustrée par l’histoire de Belinda mais bien sûr par la tragédie inexplicable qui va toucher toutes les filles Chapel…sauf une.
Cette exception, bien évidemment, c’est Iris. La seule qui choisit de croire sa mère, la seule qui choisit de la considérer sérieusement au lieu de la cataloguer comme folle ou hystérique et de l’enfermer dans un asile qui n’a même pas la décence de porter ce nom. Iris, qui n’aime pas les hommes et qui veut autre chose qu’un mariage ou une vie rangée.
Au fond, Les voleurs d’innocence est un (r)éveil à la conscience, un éveil à soi d’une jeune fille qui choisit d’affronter son sexe, son désir et son avenir.
C’est une artiste qui comprend que l’art ne doit pas être un tableau banal de plus mais quelque chose qui doit vous sortir les tripes, vous mettre à genoux, vous faire hurler, pleurer, aimer.
Car qu’est-ce qu’une vie sans amour ? Qu’est-ce qu’une vie passée à sentir des roses que l’on déteste ? Qu’est-ce qu’une vie passée dans les bras d’un homme que l’on aime pas ? Qu’est-ce qu’une vie passée dans l’ombre et rejetée dans la folie ?
La puissance du récit de Sarai Walker s’explique par la rage qui l’habite, une rage qui n’est pas brandit sans raison, une rage qu’elle arrive à mettre en forme au cours d’une histoire incroyable et vibrante d’émotions.
Opposant la violence des hommes, de leurs guerres, de leurs fusils, de leurs bombes et les espoirs, la poésie, la beauté de ces jeunes femmes que l’on formate à devenir des épouses avant de les voir disparaître, littéralement.
On pourrait arguer que le roman n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il cultive le doute entre le surnaturel et le réel, entre le fantôme au pied du lit et les pierres tombales du jardin. Mais ce qu’on retiendra surtout, c’est la toute puissance d’une narration d’une maîtrise implacable dans le suspense et dans sa façon de passer un message féministe radical en faisant revivre toutes ces sorcières du passé brûlées ou muselées qui préféraient simplement regarder le ciel.

Les voleurs d’innocence est un piège mortel pour le lecteur comme pour les sœurs Chapel, le genre d’œuvre qui vous retient quelque part entre le réel et l’irréel, hantant vos nuits pour longtemps une fois l’histoire terminée. Un chef d’œuvre.

Note : 10/10

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