L’homme qui mit fin à l’Histoire

Unité 731

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
6 min readSep 16, 2017

--

Lancée en ce début d’année 2016, la collection Une Heure Lumière des éditions du Bélial avait convaincu grâce à la qualité de ses textes franchement impressionnante. Aux quatre premiers volumes viennent s’ajouter en ce mois d’Août deux nouveaux ouvrages avec Un pont sur la Brume de Kij Johnson et L’homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu. Ce dernier ne sera pas inconnu au lecteur assidu de littératures de genres puisqu’il avait déjà beaucoup fait parler de lui à travers son recueil La Ménagerie de Papier paru chez les même éditions du Bélial. Il était donc logique que l’une des plumes les plus géniales de la science-fiction moderne se retrouve dans la collection Une Heure Lumière, d’autant plus que l’américain a un goût prononcé pour le format court. Finaliste du prix Hugo et du prix Theodore Sturgeon de l’année 2012, L’homme qui mit fin à l’histoire est une novella de 104 pages qui prend le prétexte du voyage temporel pour parler d’un sujet brûlant d’actualité : le négationnisme. Et pour ce faire, Ken Liu plonge l’une des horreurs absolues de l’histoire de l’humanité, l’Unité 731.

Nombreux seront les lecteurs de cette critique (et par conséquent de la novella de Ken Liu) à ignorer l’existence de l’Unité 731 dirigée par le japonais Shiro Ishii. Alors que l’on connaît parfaitement aujourd’hui l’horreur représentée par l’Holocauste et les camps de concentration nazi, les crimes contre l’humanité commis par l’Empire Japonais avant et durant la Seconde Guerre Mondiale restent largement méconnus. Non loin de la ville d’Harbin dans l’état fantoche du Mandchoukouo (le régime japonais instauré suivi à la conquête du Japon de la Mandchourie lors de la guerre sino-chinoise), cette unité avait pour but dès 1936 de concevoir des armes bactériologiques en utilisant des cobayes humains. Responsable de la mort de plus d’un demi-million de personnes, pour la plupart chinoises, cette unité est au cœur du récit de L’Homme qui mit fin à l’histoire. Akemi Kirino et le Pr Evan Wei ont réussi à mettre au point un voyage dans le temps d’un genre un peu particulier qui permet à la personne concernée d’être le témoin d’une certaine période de l’histoire. Le revers de la médaille de cette technique est que le laps de temps observé par le voyageur temporel n’est plus jamais visible par la suite. Pour ainsi dire, le procédé efface définitivement le passé. Mais c’est seulement lorsque le Pr Wei commence à envoyer des proches des victimes de l’Unité 731 que les choses se compliquent puisque personne ne sait comment gérer les retentissements géo-politiques et humains d’une telle entreprise.

L’homme qui mit fin à l’histoire n’aurait pu être qu’un prétexte pour Ken Liu pour nous parler de l’Unité 731. Il aurait également pu être un texte manichéen traitant de façon simpliste d’un concept finalement très complexe. Sauf que Ken Liu est un génie et qu’il le prouve en une centaine de pages. Tout d’abord, il y a cette idée de base, celle d’un voyage dans le temps qui efface le moment observé. De ce fait non seulement l’Histoire devient un bien fragile et fugace mais en plus cela pose la question de la responsabilité des explorateurs temporels. L’américain exploite cette thématique de façon tout à fait brillante puisqu’il place volontairement son récit dans un contexte géopolitique tendu (et pas du tout SF pour un sou)où la recherche de la vérité passe par un questionnement humain (qu’en découle-t-il pour le survivants…mais aussi pour les autres ?) ainsi que purement politique (la responsabilité du massacre bouleverse l’échiquier mondial). Alors qu’il aurait pu se contenter du voyage temporel comme d’un simple outil narratif, Ken Liu en fait une profonde et difficile réflexion sur la propriété de l’Espace-temps. S’il est facile de dire à qui appartient à l’instant t un endroit donné, difficile de déterminer la même chose en faisant varier l’instant. A qui appartient l’histoire d’un territoire ? Celui qui en fut le propriétaire à l’époque de l’exploration ou celui qui l’est à l’époque moderne ? De ce fait, un pays qui a conquis un territoire nouveau devient-il de facto responsable de l’histoire entière de ce territoire ?

Contre les victimes de cette atrocité, les négationnistes commettent un nouveau crime. Non seulement ils soutiennent les meurtriers et les tortionnaires, mais ils effacent et réduisent au silence les victimes du passé. Ils les tuent une fois de plus.
Jusqu’à présent, ils avaient la tâche facile. A moins qu’on ne s’oppose avec vigueur à leur déni, les souvenirs perdaient leur netteté avec l’âge, les voix s’éteignaient dans la mort, et les négationnistes finissaient par l’emporter. Les personnes du présent devenaient les exploiteurs des morts. C’est ainsi qu’on a toujours écrit l’histoire.

En intriquant cette question avec l’un des rapports politiques les plus tendus de l’époque moderne, à savoir les relations entre la Chine et le Japon, Ken Liu trouve une illustration formidable à sa problématique. Non content de nous offrir une passionnante réflexion temporelle, géopolitique et science-fictive, Ken Liu apporte une dimension morale en s’attaquant à l’un des secrets les plus horribles du XXième siècle. Il dresse le portrait de l’Unité 731 avec une exactitude qui rend malade son lecteur — tant les atrocités commises dans les laboratoires de Shiro Ishii ont tendance à faire passer les nazis pour des enfants de chœur — mais il reste toujours parfaitement impartial. Le personnage d’Akemi Kirino illustre à merveille cette volonté et évite justement tout le manichéisme du procédé. L’homme qui mit fin à l’histoire a le mérite de lever le voile sur une atrocité sans nom très peu connue de l’Occident. Le fait que les “chercheurs” de cette unité et leurs trouvailles aient été sauvés par les Américains à l’époque, ainsi que la volonté forcenée du Japon de nier l’existence de cette Unité, a surement quelque chose à voir avec cette méconnaissance du grand public. A sa façon, Ken Liu vous offre quelque chose qui n’a pas de prix : le souvenir. Mieux encore, L’homme qui mit fin à l’Histoire se penche sur le négationnisme qui, actuellement, s’impose de façon insidieuse dans la société. Son texte, au final, est une réponse d’une intelligence sans faille aux ordures négationnistes actuelles qui prospèrent sur les morts d’antan. Pour tout dire, la démarche du Pr Wei (et donc de Ken Liu) est une cinglante et définitive réponse à des ordures comme Dieudonné ou Soral. En oubliant jamais la dimension intimiste (par le point de vue de Kirino), l’américain achève de donner un côté poignant à son récit qui renoue avec la sensibilité de ses œuvres précédentes.

L’homme qui mit fin à l’histoire se révèle exceptionnel. Un texte d’une intelligence et d’une finesse extrêmement rares qui ose dire la vérité nue, celle qui fait mal et qui remet en question. En évitant les réponses trop simplistes et en insérant des remarques de l’homme de la rue, Ken Liu terrifie mais rassure. Il y a encore de l’espoir en ce monde avec des gens de cette stature, des écrivains dont la plume peut faire la différence.
L’homme qui mit fin à l’histoire devrait être un texte obligatoire pour tous. Un antidote à la haine et au négationnisme.
Chapeau bas Monsieur Liu !

Note : 10/10

>> Ce roman fait partie des 100 livres de la Bibliothèque idéale de SF

Remarque :
Le livre cite un film,
Philosophy Of A Knife, qui existe réellement. Attention à ceux qui voudraient le découvrir, il s’agit d’une expérience extrême qui peut traumatiser.

Critique de La Ménagerie de Papier de Ken Liu

--

--