L’Ours et le Rossignol

Contes et légendes des peuples Rus’

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6 min readJan 22, 2019

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Éditions Denoël, Collection Lunes D’encre, 368 pages
Traduction par
Jacques Collin, Couverture par Aurélien Police

Malgré la richesse de son folklore, la culture russe a bien du mal à trouver son chemin sur les étals des librairies françaises. Si l’on omet le succès d’un certain Dmitry Glukhovsky avec sa série Metro (largement popularisée grâce aux excellents jeux-vidéo qui en ont été tirés), l’amateur d’écrivains russes dans l’imaginaire n’a guère d’œuvres récentes à se mettre sous la dent ces derniers temps. En attendant que certains éditeurs écoutent enfin les conseils en la matière de Patrice Lajoye (traducteur émérite s’il en est) et avant la parution en fin d’année de Vita Nostra de Marina Dyachenko chez L’Atalante, Pascal Godbillon et la collection Lunes D’encre ont décidé de couper la poire en deux en traduisant L’Ours et le Rossignol de l’américaine Katherine Arden.
L’écrivaine texane, qui a notamment étudié en France et en Russie avant de retourner aux États-unis, décide ici d’explorer les contes et légendes de la Russie médiévale (ou Rus’) pour livrer une fantasy dépaysante et glacée à travers les yeux d’une jeune héroïne farouche : Vassia.

« L’espace d’une respiration, le vent lui raconta une histoire : une histoire de vie et de mort mêlées, d’une naissance en fin d’année. »

La magie Rus’

Difficile de restituer le charme exquis de L’Ours et le Rossignol sans évoquer son cadre. Katherine Arden nous entraîne dans la Russie médiévale et nous balade entre un village du nord, Lesnaïa Zemlia, et la grande Moscou de l’époque. Nous sommes au XIVème siècle et la Russie ne porte pas encore son nom actuel mais celui de Rus’, où s’affrontait des princes rivaux (ou knèzes) bien avant l’avènement du premier grand-prince Ivan le Terrible deux cents ans plus tard. Dans L’Ours et le Rossignol, le grand-prince de Moscovie, Ivan Ivanovitch, règne de façon précaire sur Moscou. Pour asseoir son pouvoir, il décide d’unir son fils Vladimir Andreïevitch à l’aînée de la famille Vladimirovitch dont le patriarche, Piotr, boyard de Lesnaïa Zemlia, vient d’arriver en ville en quête d’une nouvelle épouse après le décès de la demi-sœur d’Ivan, la belle et sauvage Marina. Pour faire d’une pierre deux coups, Ivan demande également à Piotr d’épouser sa fille Anna Ivanovna réputée folle et qui passe sa vie à l’Église. Ce que Piotr et Ivan ignorent, c’est qu’Anna voit des démons autour d’elles qui semblent l’épier constamment. Celle-ci s’aperçoit rapidement une fois dans le Nord que Vassia, la plus jeune des filles de Piotr, semble elle aussi voir ces mêmes démons. Vassia n’est cependant pas une fille comme les autres et renferme un pouvoir singulier qui en font un enjeu majeur entre deux puissantes entités surnaturelles : Morozko, démon du gel et seigneur de la Mort, et son frère maudit, L’Ours borgne Medved.
Malgré l’apparente complexité de cette hiérarchie (encore vous a-t-on évité d’expliquer les rapports entretenus entre grand-princes et Tatars ou la nature du Tsar de l’époque), L’Ours et le Rossignol s’avère un roman remarquablement passionnant et accessible. La faute à la forme adoptée, celle d’une chronique familiale et d’un conte populaire. En effet, l’histoire s’ouvre en réalité sur l’une des aventures légendaires du peuple Rus’ racontée par Dounia, la vieille nourrice-mère de Vassia. Dès lors, le charme opère.
Katherine Arden multiplie les créatures fantastiques avec une habilité rare : la roussalka aux cheveux perpétuellement trempées, le domovoï protégeant le foyer, le vazila qui garde cheveux et étables, le vodianoï tapi dans les rivières… Toute ces légendes prennent vie et s’inclut à merveille dans la trama narrative de L’Ours et le Rossignol. De façon plus terre à terre, c’est aussi l’environnement immédiat de Piotr et Vassia qui charme le lecteur. La forêt russe et son hiver terrible, la chaleur au coin du poêle, les coutumes de l’époque et les croyances populaires… Tout cela donne un cachet unique à cette aventure pourtant un peu banale de prime abord.

« Toute ma vie, on m’a dit “Viens” et “Va”. On me dit comment je dois vivre et on me dit comment je dois mourir. Je dois être la servante d’un homme et sa jument pour ses plaisirs, ou me cacher derrière des murs et abandonner ma chair à un dieu froid et silencieux. Je préférerais encore me jeter dans la gueule des enfers, si c’était de ma propre volonté. Je préfère mourir demain dans la forêt plutôt que vivre cent ans de la vie qui m’a été choisie. »

Une histoire de femmes et de sorcières

L’Ours et le Rossignol, lorsqu’on s’y intéresse de façon superficiel, ne dévie pas beaucoup d’un récit traditionnel. La jeune héroïne mis au ban de son village car un peu bizarre va finir par s’imposer comme sauveuse des siens tout en révélant un pouvoir capable de renverser le grand méchant de l’histoire. Tout cela aurait pu, en effet, être bien ennuyeux sans les multiples sous-textes politiques, féministes et théologiques du roman. Car dès que l’on s’approche de plus près, le roman de Katherine Arden renferme des trésors d’intelligence, à commencer par sa vision féministe du conte traditionnel qui s’offre une résonance toute particulière avec notre époque actuelle. Voici l’histoire d’une gamine qui n’abandonne aucun de ses rêves et aucune de ses croyances devant les hommes de sa famille et tous les autres qui voudraient la voir devenir une marchandise autour d’elle. Car ne nous y trompons pas, à l’époque, la femme n’est guère davantage qu’un objet ou une monnaie d’échange, un moyen de consolider son pouvoir ou de faire des enfants. Et si elle a la mauvaise idée d’être un peu hors de la norme, direction le couvent et le silence !
Sauf que Vassia refuse tout net cette convention-là. Enfant farouche et rebelle, amoureuse des contes et rêveuse en diable, la petite devient vite une jeune fille qui n’a guère besoin d’hommes pour s’affirmer. Mieux, elle impose sa volonté aux autres et va même jusqu’à forcer la main de Morozko lui-même. Dans L’Ours et le Rossignol, le statut se tord et se modifie, que le monde le veuille ou non, et la femme en ressort comme une héroïne qui n’a rien à envier aux guerriers et autres princes factices. Une belle façon de détourner quelque chose de fondamentalement traditionnel (le conte) pour en faire une allégorie féministe puissante et bourrée d’intelligence.

« C’est une tâche bien cruelle, d’effrayer les gens au nom de Dieu. »

La collision des mondes

Et puis, au-delà de son versant féministe, L’Ours et le Rossignol parle de deux mondes qui s’affrontent.
D’un côté celui des contes et légendes Rus’, de la tradition païenne avec ses créatures qu’il faut honorer et respecter. De l’autre celui du christianisme qui s’impose petit à petit avec ses icônes froides et sa peur insidieuse de l’après.
Katherine Arden oppose avec malice un univers où l’on honore et où l’on parle aux entités qui nous protège (la relation de Vassia avec les créatures) à celui d’un univers froid et sévère où l’on prit en silence et où l’on tremble devant le châtiment divin (Konstantin et son emprise terrifiante sur le peuple). Ici, le christianisme vient détruire un monde et faire vaciller un équilibre naturel, symbole d’une foi aveugle qui finit par devenir un véritable système d’oppression des esprits. Ce changement de paradigme renferme d’ailleurs une lourde part de mélancolie car le lecteur sait le monde fascinant de Vassia condamné aux affres des églises silencieuses et aux prêtres culpabilisateurs. Le roman de Katherine Arden offre une fascinante passation de pouvoir qui, pourtant, s’avère bien plus difficile qu’il ne pourrait le sembler de prime abord. Les vieilles habitudes ont la peau dure et les légendes ne s’éteignent pas sans combattre à l’image de Vassia, cette héroïne indomptable qui savait la langue des chevaux.

Superbe plongée dans un folklore slave délicieux, L’Ours et le Rossignol n’est pas qu’un excellent premier roman, c’est également et surtout une magnifique réflexion sur le rapport à la foi et un hymne à la liberté. Embarquez sans tarder pour ce périple glacé qui vous mènera au cœur de la forêt Rus’, dans un hiver dont vous vous souviendrez longtemps.

Note : 9/10

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