Malou dit vrai

Il était une fois…

Nicolas Winter
Juste un mot
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5 min readJan 4, 2022

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Dans Le Codex du Sinaï, premier volume de l’extraordinaire tétralogie d’Edward Whittemore, on peut lire cette phrase : « Les hommes tendent à devenir des fables, et les fables des hommes ».
Pour la française Gwen Guilyn, il semble que cette maxime soit plus qu’une simple formulation et que son premier roman, Malou dit vrai, publié aux éditions du Panseur, se centre complètement sur cette porosité entre la fable et les hommes… ou plutôt les femmes puisque ce sont bien deux femmes qui occupent le centre de ce récit étrange entre fantasy, exercice de style littéraire et poésie.

« J’ai grandi sous les rires narquois d’une sorcière au cœur de pierre, arrosée de brimades de remontrances et d’humiliations. J’ai poussé dans l’ombre de tes peurs, Ivraie, comme une mauvaise herbe au nom perdu, mais qu’il faut s’efforcer d’arracher. Comme toi, je brûle d’envie de montrer que j’existe. »

Il était deux fois…

Malou dit vrai commence avec un curieux marchand d’histoires : On.
On raconte des histoires, vendant sur son étal des romances ou des contes, des épopées ou des légendes. On répare aussi les histoires qu’on lui amène, il les ressoude, les réassemble à qui mieux mieux.
Et devant lui, les habitants se pressent pour vendre et pour acheter.
L’une de ses clientes, c’est Ivraie. Elle connaît bien le bonimenteur et aime l’écouter façonner les histoires et les modifier à sa guise.
Parfois, il arrive même qu’Ivraie, en jeune fille effrontée et curieuse, lui vole certains récits au rebut. Ces morceaux-là, elle les cache dans son tablier bien à l’abri des regards indiscrets et, surtout, de celui de sa maîtresse, une redoutable sorcière répondant au nom étrange de Malou dit vrai.
Chaque jour, après son tour de la ville, Ivraie rentre et Malou la « nettoie » des bribes d’aventures et de rumeurs qu’elle ramène de la cité, car Malou ne veut qu’une Ivraie à son service, vierge de toute chose hormis sa volonté.
Voilà pourtant qu’Ivraie, subtilisant des histoires rejetées à On, se plonge dans des récits qu’elle n’aurait certainement pas du connaître, réveillant sa sœur jumelle, Rage, qui bouillonne d’envie d’indépendance et d’une véritable existence plutôt que ce pâle reflet de vie qu’elle mène dans l’ombre de Malou.
C’est à travers ces deux personnages, celui de la vieille sorcière impitoyable, rancunière et aigrie et celui de la jeune fille en quête d’un elle-même, que Malou dit vrai va se poursuivre, utilisant la plume fantastique de Gwen Guilyn pour bâtir un univers singulier et surréaliste, tenant à la fois de la fantasy, du conte et du récit intimiste/psychologique où l’émotion devient personne, où le dicton se fait chair.

« C’est ainsi que vont les choses depuis des temps immémoriaux : ceux qui croient s’élever ne font que baisser le front, ils se soumettent devant plus puissants qu’eux. »

Il était toutes les fois

Petit à petit, Malou dit vrai construit une cité où le Verbe peut prendre vie, où les personnages sont des archétypes qui aiment et qui pleurent. On y croise la Grosse Hilde, la prostituée imposante qui aime d’un amour simple et sans condition son jeune garçon, Chaude-Pisse, qu’elle a arraché à Malou elle-même. On y croise aussi un Capitaine qui, comme on le sait, possède une femme (et des enfants) dans chaque port, fuyant la malédiction d’une sirène en compromettant son âme si nécessaire. On y croise une femme-de-rien et un patriarche qui cache un bien vilain squelette dans ses placards.
Gwen Guilyn tisse son récit à partir d’autres récits, elle entrelace les légendes et les On dits pour mieux perdre le lecteur dans cette cité qui semble parfois animée d’une vie propre, avec ces « Boyaux » dangereux et ces chemins trop longs ou pas assez courts.
Au milieu de tout ça, Ivraie nous raconte l’histoire qui tourne en boucle, celle d’un Vieux Roi et d’un Jeune Prétendant, une histoire de pouvoir où les hommes succèdent aux hommes et où, finalement, rien ne change.
Entre les deux, voici les femmes et, surtout, la femme, la Reine trahie devenue Sorcière, celle qui se nourrie de la souffrance des autres et les brise, confondant son indépendance avec de la bienveillance, enchaînant une jeune fille pour son propre plaisir en oubliant qu’elle existe, elle, Ivraie, qu’elle n’est pas une femme-de-rien qui n’a pas eu de fin joyeuse comme dans les contes.
Malou dit vrai, c’est l’histoire dans l’histoire, c’est le récit dans le récit, c’est la prise de conscience des personnages de leur propre insuffisance, de leurs propres limites.
Et c’est salement beau à lire. Si le roman de Gwen Guilyn joue souvent sur la corde raide de l’écriture pour l’écriture, qu’il tourne pendant quelques pages à la répétition et à l’exercice de style trop conscient de lui-même, force est de constater qu’il fait preuve d’une originalité sidérante dans sa construction et qu’il mène jusqu’au bout du bout son tour de passe-passe narratif.
Ivraie, sublime personnage féminin et bouillonnante somme d’émotions contraires, Malou, triste reine en perdition dévorée par ses désillusions et ses déceptions. Voici bien deux figures qui méritent au moins la lecture de ce récit où tout prend vie, même l’incroyable et l’improbable.

« Accrocs et maladresses ne sont pas à redouter, car ils créent des beautés uniques à chaque pièce. »

Récit-conte, expérimentation sur l’écrit et le « on-dit », Malou dit vrai puise à la source, dans la force du mot et des histoires que l’on se raconte ou que l’on tait. Avec une plume superbe et des personnages féminins fascinants, Gwen Guilyn accorde, raccorde et déborde, avec cette proposition audacieuse et imparfaite qui vaut assurément le détour.

Note : 8.5/10

« On raconte cet envers de lui-même, à la fois pluriel et minuscule, désincarné, mais ô combien alerte, dans les allées du marché, les arrière-cours et les vides du port. Ce fonds de commerce inavouable, fait d’allusions, de sous-entendus et de silences complices dont il se servait pour colmater les vides, attirer et médire, plus fréquemment qu’il ne souhaiterait l’avouer. Tous ces petits on, ces presque-rien qu’il recueillait, nourrissait et partageait à l’envi. Souvent pour mieux vendre, mais parfois pour le simple plaisir d’étaler ce pouvoir du sachant, ce mépris de qui ne partage pas la confidence, et ne peut se défendre. »

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