Mini-Série : Chimerica

Il était une fois Tien’anmen

Nicolas Winter
Juste un mot
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5 min readOct 3, 2019

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S’il y a bien une chose que la mini-série Chernobyl a permis, c’est de montrer au grand public que ce format très spécifique n’avait rien à envier aux séries classiques. Une chose que bien des sériephiles savent depuis des années avec des monuments du genre tels que Band of Brothers, Generation Kill, The Corner ou encore L’Hôpital et ses fantômes.
Cette année, c’est une nouvelle fois la chaîne britannique Channel 4 à qui l’on doit les premières saisons de Black Mirror, The IT Crowd et Utopia, qui vient remuer le petit monde de la télévision avec Chimerica.
Mini-série de 4 épisodes d’une heure, Chimerica adapte à l’écran la pièce du même nom de l’anglaise Lucy Kirkwood. Elle retrace de façon admirable l’impact des événements de Tian’anmen tant sur le plan humain que politique tout en illustrant le rôle-clé du journalisme à l’heure moderne.

La Révolution oubliée

Chimerica débute en juin 1989.
En Chine, un mouvement populaire conteste la corruption et le régime communiste qui règne d’une main de fer sur le pays. Parmi ces milliers d’intellectuels, d’étudiants et d’ouvriers chinois se trouve Lee Berger, un jeune reporter indépendant américain. Dès le 4 juin, le gouvernement chinois réprime dans le sang cette tentative de révolution et reprend le contrôle de la fameuse place Tian’anmen. Le lendemain, le 5 juin 1989, une colonne de chars T-59 se voit arrêtée par un seul homme photographié par plusieurs journalistes sur place dont, justement, Lee Berger. Le cliché devient instantanément culte, symbole de liberté et d’opposition à l’oppresseur.
Bien des années plus tard, Lee Berger travaille pour un grand journal new-yorkais quand il commet l’irréparable : il trafique une photographie pour faire la une et choquer l’opinion. Débarqué par son employeur, il se met alors en quête du fantôme qui le hante depuis toutes ces années, Tank Man ou « L’Homme au Char », que personne n’a jamais retrouvé.
Chimerica s’attaque donc de front à plusieurs sujets historiques et politiques. D’abord, les événements de Tian’anmen et ses suites, en Occident comme en Chine où le gouvernement a purement et simplement oblitéré le souvenir de la répression meurtrière de juin 1989. De façon brillante, la série illustre tout d’abord l’opposition entre les points de vues. Celui des Occidentaux d’un côté qui voit dans le fameux cliché de Tank Man un symbole de liberté et de rébellion, et celui des Chinois qui y voient depuis une miséricorde de la part du conducteur de char qui n’a pas écrasé l’homme en face de lui ce jour-là. Tout événement possède plusieurs grilles de lectures et Chimerica l’illustre de façon magistrale.
Mais ce n’est pas tout, loin de là.

L’importance du journalisme-vérité

L’autre point extrêmement important abordé par la série, c’est le rôle joué par le journaliste dans une société moderne bouffée par les fake news. Ce n’est absolument pas un hasard d’ailleurs si l’enquête de Lee Berger se déroule durant les élections américaines qui ont vu Donald Trump arriver au pouvoir. La supercherie du reporter se retrouve nuancée d’une façon formidablement intelligente puisqu’elle entre en collision avec la désinformation éhontée du camp Trump. Même si Lee Berger dispose de solides arguments à faire valoir également : impossible en effet aujourd’hui d’éveiller les consciences occidentales sur les horreurs commises à l’autre bout du monde sans taper sur l’épaule du citoyen lambda au marteau-piqueur. Peut-on falsifier le réel pour prévenir ou mettre en garde contre la terreur et l’oppression ? En voilà une sacrée bonne question !
Chimerica va pourtant encore plus loin lorsqu’elle remue les sales petits secrets qui unissent l’histoire américaine à la politique chinoise, où lorsque Clinton était financé par les communistes de l’autre côté du globe.
Le journaliste finit toujours par choisir un camp et celui-ci doit toujours être celui de la vérité, quoique cela puisse coûter.
Impressionnante dans sa démonstration, la série glace le sang également par le sentiment laissé par la montée en puissance puis l’élection finale de Trump, sensation plus vraie que nature qu’un monstre vient de remporter la mise.

L’humain au milieu de l’Histoire

La vraie prouesse pourtant de cette histoire, c’est d’arriver à équilibrer parfaitement les versants historiques, géo-politiques et humains. Grâce à un casting impressionnant, Cherry Jones et Alessandro Nivola en tête, Chimerica donne voix aux oubliés, aux chinois qui ont vécu Tian’anmen et se souviennent, tragiquement, de sa conclusion.
L’histoire de Zhang Lin n’est d’ailleurs pas sans rappeler la force émotionnelle brute délivrée par le chef d’oeuvre de Denis Villeneuve, Incendies, et retrouve cette même humanité brisée qui surpasse toutes les interprétations pour ne laisser que ce sentiment de perte brute qui suit le drame humain.
Chimerica arrive à capter ça, cette histoire fauchée pour toute une génération qui rêvait de liberté et d’épanouissement. Une histoire oubliée qui n’a laissé qu’un cliché un peu menteur, un peu racoleur, davantage révélateur de la personnalité de l’observateur que de l’observé.
Au-delà de son aspect enquête un peu alambiqué, Chimerica trouve un prétexte formidable pour rendre hommage au silence des victimes et aux petits arrangements des Occidentaux avec leur conscience.
Et c’est magistral.

Intelligente, émouvante, nuancée, brillante, la mini-série Chimerica offre une vision particulièrement fine de notre époque. Une oeuvre indispensable qui nous questionne et nous interroge sur le rôle de l’Histoire.

Note : 9.5/10

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