Oméga

La Planète-prison

Nicolas Winter
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5 min readJun 8, 2022

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Nouvelle réédition pour l’américain Robert Sheckley après l’excellent recueil Le Temps des Retrouvailles aux éditions Argyll en février dernier. Cette fois, c’est un roman qui est remis à l’honneur par les éditions Goater avec Oméga, originellement publié en 1960 et jamais réédité en France depuis 1977. Un roman relativement court, 240 pages, et qui profite du ton absurde et caustique de Sheckley pour un sujet toujours d’actualité.
Bienvenue sur Oméga, le bagne spatial.

« Le Mal est cette force démoniaque qui inspire aux hommes des actions de force et d’endurance […] L’adoration du Mal est en essence l’adoration de soi-même, et par conséquent le seul culte véritable. Le soi que l’on adore est l’idéal de l’individu social : un homme satisfait de sa place dans la société, mais prêt à saisir la première occasion de s’élever ; un homme digne face à la mort, et qui tue sans écouter la voix vicieuse de la pitié. Le Mal est cruel, car il est le reflet véridique d’un univers indifférent et insensible. »

Requiem pour un bagnard

402 débarque sur une planète qu’il ne connaît pas. Il faut dire que 402 ne connaît de toute façon plus grand chose car il semble souffrir d’une forme d’amnésie particulièrement sévère. Cette mystérieuse planète possède pourtant un nom : Oméga. Rapidement, 402 apprend qu’il a lui aussi un nom : Will Barrent. Malheureusement pour Will Barrent, il apprend dans le même temps qu’il est un criminel envoyé sur Oméga pour y passer le reste de son existence. Rien que ça.
Cette planète sert en effet depuis quelques temps maintenant à la « déportation » des criminels de tout poil d’une Terre qui n’en veut simplement plus à sa surface. Mais au lieu de construire des prisons et autres centres pénitentiaires hors de prix, le gouvernement Terrien a eu l’idée géniale de laisser les prisonniers s’autogérer en les empêchant simplement de s’enfuir d’Oméga par les airs. Après l’effacement de leur mémoire, les condamnés intègrent une société entièrement nouvelle où les valeurs morales semblent complètement inversées !
Ainsi, pour survivre sur Oméga, il faut certes respecter des lois…mais aussi les enfreindre pour espérer monter en grade. Will Barrent comprend vite que lui et ses compagnons d’infortune sont, de facto, des péons, et qu’ils n’ont pas grand chose à réclamer. Heureusement pour lui, Oméga est régit par tout un tas de lois extravagantes (et pour le moins surprenantes) qui vont lui permettre une ascension sociale rapide. En voulant rejoindre la seule et unique ville d’Oméga, Tétrahyde, Will est pris à parti par plusieurs individus qui veulent, ni plus ni moins, que le liquider. Car il est bien connu que tout péon qui s’aventure hors de baraquements de la place A-2 pourra être mis à mort par qui veut avant que le Soleil ne se lève. En rusant, notre ami Will parvient à se procurer une arme et à descendre l’un de ses agresseurs…récupérant ainsi le statut et les biens de celui-ci. Autant dire qu’à Oméga, le crime paie. Enfin surtout si vous avez les moyens d’échapper aux conséquences de vos actes derrière. Robert Sheckley s’amuse comme un fou à imaginer une société étrange où nos valeurs morales sont mises à rudes épreuves et où son sens de l’absurde fait des merveilles pour faire avancer l’histoire à toute allure. Il faut savoir, par exemple, qu’il est obligatoire d’avoir une religion sur Oméga et que la religion la plus en vue est une sorte de secte sataniste qui vénère le Mal et se rassemble régulièrement pour des Messes Noires. Parfois même, une vierge y est sacrifiée. Du moins quand une vierge est disponible. Will va vite se retrouver à tenir un magasin d’antidotes, puisque l’empoisonnement reste un procédé assez couru sur Oméga, et va finalement se mettre à la recherche de ses propres « origines ».
Quel est donc son crime et pourquoi se retrouve-t-il sur Oméga ?

« Sur Oméga, la loi est suprême. Cachée ou révélée, sacrée ou profane, elle gouverne les actions de tous les citoyens sans exception, du bas vers le sommet de l’échelle sociale. Sans la loi, il n’y aurait pas de privilèges pour ceux qui font la loi ; celle-ci est donc une nécessité absolue. Sans la loi et son application rigoureuse, Oméga serait un inimaginable chaos où les droits d’un homme cesseraient dès qu’il ne pourrait plus les faire respecter. Cette anarchie serait la fin de toute société — et, surtout, elle serait la fin des anciens de la classe gouvernante, parvenus aux plus hauts honneurs, mais dont l’habileté dans le maniement des armes a depuis longtemps décliné.
La loi est donc indispensable. »

L’alpha et l’oméga

Si Robert Sheckley excelle dans la description de cette société complètement maboule de prime abord, c’est comme toujours une belle façon pour l’américain de tourner le système en dérision. Même sur une planète où l’on vénère le Mal et où l’ensemble des habitants sont là pour avoir enfreint la Loi, il faut des règles pour parvenir à maintenir un semblant de société, il faut une religion pour que les hommes croient en quelque chose et il faut de la drogue pour s’échapper loin des tracas du quotidien. En poussant à l’extrême son raisonnement, Robert Sheckley constate surtout que la hiérarchisation des êtres semble inévitable et que l’ensemble des lois en place sert surtout à maintenant les puissants là où ils sont. Les multiples coups d’éclats de Will sont autant de tentatives de se jouer du système. Un système qui laisse tout en l’état et qui n’admet pas, finalement, qu’on bouleverse les lois établies.
Dans son dernier tiers, l’histoire porte son attention sur la Terre elle-même et ce qu’il est advenu de cette civilisation si avancée qu’elle est parvenue à épurer le crime de ses rues. Mais la question se pose : à quel prix ?
L’aventure de Will ainsi que ses découvertes de plus en plus folles prolongent le message politique d’Oméga et s’interroge sur les conséquences d’une Utopie où tout le monde reste bien à sa place et en sécurité. Est-ce seulement possible ? Est-ce seulement vivable ? Est-ce vraiment une Utopie ?
Rocambolesque et souvent très drôle, l’histoire de Will Barrent a pourtant quelque chose de profondément dérangeant pour le lecteur d’aujourd’hui (et de demain). En se questionnant sur le sens même de la Loi et sur ce que l’on nous inculque dès notre plus jeune âge pour construire la meilleure société possible, l’auteur américain remet en question l’utopie et ses relations étroites, pour ne pas dire incestueuse et malsaine, avec la dystopie.

Extravagant mais complètement addictif, Oméga est un roman qui questionne en divertissant. En chatouillant la sacro-sainte Loi et la société de classes, Robert Sheckley fait sourire et grincer des dents dans un même élan. Une bonne pioche, assurément, qui n’a pas pris une ride ou presque 60 ans plus tard…

Note : 7.5/10

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